Chapitre 92

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92

Jessica

Avec un soupir, Jess laisse tomber son sac de cours au pied du lit puis s’assied lourdement sur une chaise en plastique. Elle connaît la pièce par cœur, à présent. Les taches sur le sol et le plafond, les photos qui ont été accrochées aux murs pour rendre la chambre moins vide, la disposition des machines, la couleur des draps…

Avec des gestes peu assurés, Jessica ramasse son sac et en sort un dessin enroulé à l’aide d’un élastique. C’est un paysage des sommets des Rocheuses, gratté au fusain. L’adolescente sait que Zach adore lorsqu’elle dessine avec ces crayons. À l’aide de deux punaises, elle le fixe au mur, à côté d’une dizaine d’autres esquisses. Elle a eu le temps d’en faire, des dessins, en l’espace de deux mois et demi. Certains représentent des paysages, d’autres leur groupe d’amis et, seulement un ou deux, les montrent, elle et lui, tendrement enlacés.


– C’était la rentrée, aujourd’hui, lâche Jessica une fois qu’elle a accroché son esquisse. Rien d’incroyable à signaler. Ah si ! on a un nouveau, Aran. Il vient du Maine. (Avec un sourire narquois, Jess lève les yeux vers les fenêtres pour observer les bâtiments voisins.) Je crois que Lily Rose a complètement craqué sur lui. Quant à Dante… ça va. Je crois. Il est toujours en couple avec Theo. Tu vas lui manquer en cours, comme vous étiez souvent ensemble.

La jeune fille cale ses pieds contre les montants du lit en lissant les plis de son t-shirt.

– Et tu me manques. Mais tu le sais déjà. Je te le dis à chaque fois. Tout le monde doit te le dire, hein ? Tu en as marre, qu’on te dise que tu nous manques ? Est-ce que tu nous entends ? Les médecins nous disent de te parler, mais je trouve ça débile. Tu imagines si tu n’es pas vraiment là, si tu nous entends pas ? S’il y a quelqu’un, là-haut, il doit bien rigoler à me regarder parler toute seule.

À moitié dépitée, elle se tait puis retire ses pieds pour se pencher vers son ami.

– J’aimerais avoir une discussion avec toi, Zach. Pas faire un monologue. J’aimerais que tu me serres dans tes bras, pas que je sois obligée de caler ta main dans la mienne. J’aimerais que tu me rendes mes baisers, que je n’aie plus à embrasser tes lèvres froides.

Morose, Jess baisse les yeux, le cœur lourd.

– On dirait que je t’en veux. Oui, je t’en veux un peu. De me laisser seule alors que ça commençait à devenir intéressant entre nous. De disparaître alors que je tombais amoureuse de toi. C’est trop tard, maintenant. Ouais, trop tard. Je t’aime et t’es pas là.

Avec un rire étranglé par les larmes qui ont grimpé jusqu’à ses yeux, lui broyant la gorge au passage, Jessica sort un mouchoir de son sac. Des traces noires de maquillage apparaissent sur le papier blanc.

– C’est tellement dur, comme situation. Ce coma. Car tu nous as donné l’espoir qu’on te reverrait. Si tu étais mort… ça aurait été bien plus dur à encaisser. Mais on aurait pu faire notre deuil, laisser le temps nous guérir, penser à tourner la page, partir sur de nouvelles bases… Mais ça ? Tu es ici sans être là, Zach. On sait, qu’à chaque instant, tu peux te réveiller. Tu es en vie, on a encore la chance de pouvoir profiter de ta présence. Et pourtant… on est cantonnés à te regarder dormir, à te pleurer, à te toucher sans être étreint en retour.

De nouveau victime d’une vague de larmes, l’adolescent se laisse sangloter sur la chaise. Elle préfère ne pas lutter contre les montées de tristesse. Elle les laisse l’envahir, l’étouffer, la vider. Même si elle en ressort épuisée, elle a toujours le cœur plus léger.

– Je ne sais pas ce que tu ferais à ma place. Tu ferais comme moi : tu persisterais ? En sachant que ça ne fait que te détruire à petit feu ? Ou tu passerais à autre chose ? Tu irais à la rencontre de nouvelles personnes, pour combler ce vide en toi ? Tu te donnerais la chance de découvrir de nouvelles perspectives, de t’offrir des opportunités ?

Secouant légèrement la tête, Jessica pince les lèvres en observant le garçon qu’elle aime.

– Je ne veux pas prétendre connaître intimement ton cœur – nous n’avons pas eu le temps pour ça – mais je crois que tu aurais fait comme moi, comme nous. Tu aurais persisté. Oui, idiot obstiné comme tu es, tu aurais sûrement fait ça. Sans sourire, en pleurant à l’intérieur, comme tu sais si bien faire.

Abattue par les semaines d’attente et d’espoir qui se sont écoulées, Jessica relâche un long soupir qui lui bloquait le souffle et se penche. Elle tend le bras, frôle les longs doigts fins de Zach, retrace le réseau de ses veines saillantes, remonte son bras puis caresse sa mâchoire. Finalement, avec un demi-sourire, elle glisse une boucle de cheveux noirs derrière son oreille, s’attendant presque à le voir frissonner.

– Heureusement que Mark s’occupe de toi, murmure Jessica en observant le visage de son ami. Tu aurais une sacrée dégaine, autrement.

Le père adoptif de Zach, qui passe tous les soirs s’il le peut, prend soin de couper les cheveux de son fils et de raser sa barbe juvénile. Et, sur les conseils du corps médical, il fait régulièrement bouger les membres de l’adolescent pour limiter l’atrophie des muscles. Ça l’aidera beaucoup lorsqu’il se réveillera.

S’il se réveille.

Jessica s’en veut d’avoir des pensées noires, de penser qu’il ne reviendra pas. Pourtant, comment pourrait-elle faire autrement ? Le mois de septembre vient de débuter, l’été s’est écoulé et Zachary ne s’est pas réveillé. Voilà une constatation simple et percutante.


– Ce serait peut-être plus facile si on savait qui t’a fait ça, murmure l’adolescente après une minute de silence. On serait… soulagés. J’ai hâte de voir les enfoirés qui t’ont agressé en prison.

Avec un grognement, Jessica croise ses jambes et les bras sur sa poitrine.

– On pense que c’est Anthony. Vu qu’ils étaient plusieurs, peut-être Nick aussi. Mais on a rien pour les accuser, aucun témoignage, et ces enfoirés sont protégés par le manque de preuves. (Machinalement, Jess enroule une mèche de cheveux rouges autour de son doigt taché d’encre.) Il y a bien Elliot, qui a l’air de savoir des choses. Mais qui ne dit rien. C’est insupportable de les croiser au lycée. Tout le monde a été atterré d’apprendre que tu avais reçu trois coups de couteau ; même les personnes qui te regardaient de travers à cause de ce que tu as fait. Mais ces salauds nous dévisagent avec condescendance dans les couloirs, comme s’ils nous prenaient en pitié après ce qui t’est arrivé. Qu’ils aillent crever !

Les joues rendues chaudes par la colère, Jess s’en veut aussitôt de s’être laissé emporter. Mais elle ne peut pas contenir toute la hargne et l’injustice qui brûlent dans ses entrailles depuis des semaines. Ils n’avaient pas le droit de faire subir ça à Zach. Pas alors que tout s’arrangeait dans sa vie, qu’il avait approfondi sa relation avec Mark, découvert sa famille paternelle, développé une amitié avec Dante. Pas alors que Jess et lui avaient commencé à sortir ensemble.

– Je suis dégoûtée, marmonne Jessica d’une voix tremblante. Dégoûtée de ce qu’ils t’ont fait. Si je pouvais… je sais que je devrais pas dire ça, mais j’adorerais les faire souffrir, à mon tour. Comme ils nous font souffrir, Lily Rose, Dante, Mark, ton père, ta tante et moi.

Dépassée par la vague d’émotions noires qui monte dans sa poitrine, Jessica attrape les doigts de Zach et les presse contre sa joue. Sa peau est froide, ses tendons saillants. Elle adore ses mains, grandes et fines comme celles d’un pianiste. Elle serait capable de les serrer entre les siennes pendant toute une journée. Comme elle pourrait observer pendant des heures son visage, ses pommettes marquées qui creusent ses joues, ses lèvres fines qui sourient timidement, ses yeux pâles qui réfléchissent sans arrêt.

– Zach, reviens, gémit-elle en pleurant dans la paume douce de l’adolescent. Je t’en supplie. J’ai besoin de toi. Me laisse pas toute seule. Reviens, Zach.

Mais il ne revient pas.

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