Partie 3
– Tu veux jouer avec la mort, petit loup ? susurra-t-elle dans un ricanement bas.
Le tac haïssait les loups-garous. Ils n'étaient pas d'ici. Ils n'étaient que les pâles imitations des galoups d'antan ; des êtres puissants, des guerriers-nés, qui n'avaient besoin d'armure que pour cacher la fourrure épaisse qui couvrait leur corps énorme, et de heaume pour dissimuler leur museau et leurs oreilles velues. Mais avec le temps, les galoups s'était métissés, leur sang s'était dilué chez les hommes ; ils avaient cessé de se reproduire avec des louves pour fréquenter des humaines, qui leur donnaient des progénitures monstrueuses et geignardes. Les galoups s'étaient éteints, tous, jusqu'au dernier ; ils n'existaient plus que dans les légendes, la mémoire du tac et celle des gargouilles. Plus tard, lorsqu'une foule cosmopolite était venue travailler en France, d'autres les avaient remplacés, des simulacres venus d'ailleurs, des change-formes au visage d'homme et à l'esprit tordu, des êtres capables de passer d'une peau à l'autre lorsque la lune se montrait bienveillante. Ils étaient plus inutiles encore que les voirloups qui changeaient de corps à volonté, et qui comptaient également le chat et le renard dans le cercle de leurs totems. Les galoups avaient été nobles, pétris d'honneur, puissants et respectés ; les loups-garous n'étaient qu'un ramassis d'enflures mesquines, faibles et affamées de gibier. Ils vivaient comme les hommes, mouraient comme les hommes, mais se cachaient sous le crâne de la bête pour assouvir leurs envies.
– Moi qui croyais que tous les monstres comme toi étaient morts depuis longtemps, siffla le meneur en crachant sur le tac.
Celle-ci s'essuya sans mot dire, puis virevolta et se changea en une femme aux traits si parfaits que sa beauté devenait douloureuse sous le regard de l'autre. Deux ailes immenses, aussi blanches que neige, se déployaient dans son dos – de véritables ailes, celles d'un condor ou d'un albatros, pas ces copies détestables que les hommes collaient dans le dos de leurs anges en carton-pâte.
– Approche, petit loup, siffla-t-elle en caressant doucement sa joue halée par le soleil des Landes. Approche, viens venger ton petit père, qui a porté l'agneau si longtemps.
Il y eut un silence.
– Oh, mais à qui appartient ce mignon petit agneau ? Et ben mon p'tiot, tu pèses ton poids toi, hein ! mima-t-elle encore du bout de ses lèvres si belles.
Le garçon rugit – on entendait la voix du loup faire vibrer sa gorge – et se jeta sur elle.
Lorsqu'il se rendit compte qu'il étreignait désormais un cerf en pleine force de l'âge, il était trop tard. Il avait déjà la gorge percée par un andouiller énorme. La bête le laissa choir au sol, le regarda se vider de son sang avec une lueur froide dans ses yeux d'or.
– Quel dommage que tu ne sois qu'un garou, dit-il en prenant visage de femme.
Sa face spectrale, perchée sur le long cou souple du cerf, se pencha vers sa victime, soufflant son haleine morbide dans sa figure congestionnée et sillonnée de larmes.
– A ta place, un galoup m'aurait déjà tuée, Bigorne ou Chicheface seraient en train de se repaître de mes chairs, Carcolh m'aurait vidée de mon jus comme un presse une orange ; la grande vouivre ou une tarasque quelconque m'auraient écrabouillée, un autre tac aurait eu une chance, même un matagot ou un dart, même un chaton d'argent aurait pu se défendre, mais toi ! Mon pauvre petit !
Ses yeux s'agrandirent, s'arrondirent dans son visage de craie, devenant deux trous noirs prêts à engloutir le monde.
– Tu n'es même pas un monstre, tu n'es qu'un échec de la nature ; tu n'es qu'un pauvre humain qui cache une peau de loup dans un coffre quelconque. Prie donc la lune de gracier ton âme, puisque ta survie ne dépend que d'elle.
Le loup était mort. Reprenant figure de cerf, le tac se redressa et jaugea les quatre autres du haut de toute sa taille.
– D'autres volontaires pour cracher sur le tac ? feula-t-il.
Des larmes traçaient des sillons salés sur les visages de deux d'entre eux ; sur ceux des autres, on ne lisait que la haine la plus pure.
– Crève, enflure, jeta l'un d'eux, le plus malingre mais le plus empli de courage. On te fera la peau un de ces jours. Remets le nez dans ce village et t'en sortiras plus jamais.
Le cerf haussa un sourcil, ce qui était physiquement impossible et totalement inhumain.
– J'ai une vieille amie à aller rassurer, mais je vous promets qu'à la prochaine pleine lune, je serai là. Et nous verrons qui, des garous ou des tacs, ont leur place dans les Landes.
Il tourna les sabots et prit son essor vers le ciel ; des ailes titanesques scintillèrent dans son dos, une aura d'argent éclata dans la nuit, et soudain un aigle s'éleva vers la voie lactée.
– Et n'oubliez pas de ramener vos amis vampires ! hurla-t-il, heureux de cette dernière insulte, avant de filer dans le vent et de disparaître à l'horizon.
– Tu ne penses pas réellement y aller, dit la gargouille qui, assise en tailleur tout au bord du toit, exhibait sa totale absence d'organes de reproduction.
– Tu ne penses pas réellement que je vais laisser passer ça, glapit le tac qui s'était changé en chat noir aux courbes élégantes.
– Tu as tué son père, c'est normal que la meute te soit tombée dessus.
– Normal ?! Tu sais que ces créatures n'ont rien à faire sur notre territoire !
– Ce n'est plus notre territoire depuis bien longtemps, ronchonna la gargouille.
Elle se cura le nez avec une grimace stupide ; le chat la poussa, hésitant visiblement entre sourire ou laisser éclater ce qu'il restait de sa colère.
– Ne décrédibilise pas mon discours !
– Tu te décrédibilises tout seul, crétin.
Elle attendait, un petit sourire sur son bec de granit, que son ami réplique, mais seul le silence répondit à son insulte et elle finit par relever les yeux sur lui, pleine d'interrogation. Le chat était assis tout au bord du toit, en équilibre assez précaire pour que le cœur de la gargouille batte plus vite – mais pas plus, elle avait eu son lot de frayeur avec lui et avait fini par s'habituer à ses transformations incessantes.
– Tu es fait pour écrabouiller des gens, dit-elle enfin. Pas pour aller latter la tronche de quelques loups-garous en mal de bagarre.
– Tu crois ? répondit-il avec amertume. A l'origine nous ne devons pas les écraser. Seulement nous laisser porter, de plus en plus lourds jusqu'à ce qu'ils meurent d'épuisement. D'épuisement ! Mais aujourd'hui, je suis obligé de hâter les choses. Avant, on pouvait les faire marcher dans la campagne pendant des jours, il n'y avait personne pour venir les aider. Aujourd'hui, tout va si vite, et il y a tant de monde partout, que si leur port dure plus d'une ou deux heures, quelqu'un va arriver et nous décharger de leurs épaules. Tu sais que c'est le seul moyen de briser le sort.
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