Chapitre 7: Une soirée à la baraque vingt-quatre
Les jours qui suivirent furent rudes pour Amset. Leur tâche était capitale à l’extension de Réunion par-delà le cours d’eau. Hypatie ne comptait pas construire un simple pont primaire. Elle avait dessiné elle-même les plans de ce qui serait capable de supporter le poids des passages les plus lourds et les plus réguliers sur plusieurs siècles, digne des plus robustes ponts actuels. Un tel édifice réclamait de bonnes structures de base. C’était ce à quoi les Assyriens devaient s’atteler en priorité.
Construire la première pile, c’est-à-dire le premier support, juste au bord du fleuve, avait demandé quelques journées de travail. Un dur labeur qui avait déjà été démarré à l’arrivée d’Amset. À peu près une semaine plus tard, ils débutèrent le second point d’appui du pont. C’était là que les choses allaient se corser. Effectivement, selon les calculs de la savante, ils allaient devoir l’installer à même l’eau. Hors de question de le démarrer là, cependant, car le courant effacerait leurs efforts avant que quelque chose d’assez solide n’apparaisse. Cela signifiait qu’ils allaient devoir le fabriquer en dehors de la rivière, puis le déplacer au bon endroit. Rien que d’y penser, le dos d’Amset se liquéfiait déjà.
Pourtant, l’ambiance était au beau fixe au sein de la baraque vingt-quatre. Les ouvriers avec qui il partageait son logement étaient de joyeux lurons quand il ne s’agissait pas de travailler. Leurs soirées étaient rythmées par des chansons ou des jeux venus des quatre coins de l’Assyr. Les cinq ouvriers venaient d’ailleurs tous d’une région différente. David et Amset étaient les deux plus jeunes de l’équipe tandis que le plus grand de la bande, Saul, était aussi le plus costaud et le plus robuste. Comme ces deux-là, il était encore célibataire. Les trois autres avaient laissé leurs épouses et leurs enfants au pays. C’est Nathan qui introduisit Amset au jeu du Paysan et de l’Empereur, une façon de jouer aux cartes déjà très appréciée dans le groupe. Jessé racontait mille anecdotes concernant sa vaste famille et la bande n’était jamais à court d’histoires drôles. Samuel, enfin, était peut-être moins causant mais n’en restait pas moins le meilleur cuistot du coin.
Hypatie avait beau être leur cheffe, elle les considérait d’égal à égal et non comme de simples sous-fifres. Elle n’hésitait pas à les taquiner ou même à leur jouer des plaisanteries, sans oublier de les ratatiner aux cartes sans la moindre pitié. La seule chose qui la différenciait des hommes était qu’elle restait très discrète sur sa vie personnelle et ne racontait rien de bien palpitant, alors que sa réputation traversait déjà les océans.
Même si Amset ne s’ennuyait pas, passant de bons moments avec eux, les jours commençaient à lui devenir pesants. On avait beau lui répéter que leur pont allait devenir très important, il n’en voyait pas tant l’intérêt. Il avait du mal à se figurer les objectifs de Réunion. Ne lui avait-on pas parlé d’échanges entre les peuples ? Pourtant, ils restaient cloitrés avec d’autres Assyriens, certes très sympathiques, mais sans jamais s’approcher de Cobaltes ou de Majores, tout aussi nombreux qu’eux, sinon plus. S’il y avait bien des ponts à construire, ceux-ci étaient peut-être plus symboliques que physiques.
Pour l’instant, songeait Amset, le seul but de Réunion était de grandir et de s’étendre. Il y avait déjà de nombreux bâtiments et les autres équipes en construisaient de nouveaux chaque semaine. Il n’avait encore vu aucun Cyanidien, alors qu’ils étaient sur leurs terres. Certes, il travaillait toute la journée, mais selon les témoignages de ses collègues, pareille rencontre n’avait pas encore eu lieu en ville. Le Père Menkera aurait été si déçu d’apprendre la triste vérité !
Il était bien loin de ses rêves… Lorsqu’il essayait de parler du Culte à ses compatriotes, ceux-ci ne paraissaient pas très emballés et ne l’écoutaient que par respect. Il avait l’impression de briser l’ambiance lorsqu’il s’y essayait, aussi abandonna-t-il vite l’idée de leur partager sa passion.
Ce soir-là, après un repas frugal, il s’assit sur une vieille chaise, exténué. Il déclina l’invitation de ses nouveaux amis de se joindre à leur partie de Paysan et Empereur. Il les observait distraitement, plongé dans ses pensées, quand Hypatie prit place sur le siège à côté. Comme lui, elle avait emprunté un drap pour se protéger du froid relatif des nuits en Cyanide, à l’instar des autres Assyriens. Elle s’y emmitoufla et fit mine de surveiller la partie à son tour. Quand elle fut assurée que leurs amis étaient trop accaparés par leur jeu, elle entama la conversation :
— Tu me parais de plus en plus mélancolique depuis quelques jours, Amset. Quelque chose ne va pas ?
— Oh, ce n’est rien…, soupira la jeune prêtre. Simplement, j’ai du mal à me sentir à ma place ici. Non pas que je ne suis pas bien avec vous autres, au contraire ! C’est juste que j’ai l’impression que je serais plus utile… autre part…
— Tu es utile ici aussi, tu sais. Les travaux avancent d’autant plus vite qu’il y a de mains pour bosser !
— Oui, mais n’importe quelles mains pourraient me remplacer. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi Réunion ne fait pas venir des esclaves du pays.
— Oh, ils l’ont fait, au tout début. Cependant, l’occasion était trop belle.
— Comment ça ?
— Ils se sont échappés, bien sûr ! La Cyanide est le pays parfait pour les esclaves en fuite, il n’y a personne pour les capturer et les autochtones se fichent complètement de leur statut. Certains rôdent encore, et se sont même organisés en bandes armées. Il y a eu des soucis avec eux, il y a quelques mois… Très franchement, ils auraient été bien bêtes de ne pas s’y essayer ! La liberté ou les coups de fouet, le choix était vite fait !
Une nouvelle fois, Hypatie épatait Amset de par ses propos. L’esclavagisme était monnaie courante dans tous les autres pays et personne ne s’y opposait. Les esclaves étaient des objets sans libre arbitre. Il était généralement intolérable que l’un d’eux essaye de rompre ses chaînes. Entendre la savante confirmer qu’ils avaient bien fait de s’enfuir le laissait perplexe, même si, à bien réfléchir, ce n’était pas entièrement faux. Lui-même n’était pas un grand amateur de la pratique, mais il ne lui était jamais venu à l’idée de critiquer le système pour autant.
— Je comprends mieux, maugréa-t-il. Au prix des esclaves, ce n’était pas rentable, alors ils ont pris des bonnes poires volontaires…
— Esclavage moderne, à temps partiel, plaisanta la savante. Quoi qu’il en soit, je comprends ton ressenti. Tu n’étais pas venu ici dans le but de fabriquer des maisons ou des ponts.
Au terme de sa première soirée parmi eux, Amset leur avait expliqué plus en détail les raisons de son arrivée et son statut de prêtre de Poncho. On s’était gentiment moqué de son coup du sort ainsi que de son ignorance avant d’oublier tout ça au détour d’un verre.
— Tu sais, poursuivit-elle après quelques instants de silence. Tu peux peut-être encore t’essayer à devenir missionnaire. Tu n’as pas besoin que ce soit encadré officiellement.
— Peut-être…, souffla Amset, qui avait déjà songé à cette solution. J’ai tout de même besoin d’informations, ou même d’un but. Je ne peux pas partir comme ça, au hasard. Ce serait du suicide.
— Effectivement, ce serait de la folie, confirma Hypatie à contrecœur. Mais ce n’est pas moi qui vais t’apprendre les principes du Culte, non ?
— Comment ça ?
— Si tu es ici en ce moment, c’est la volonté de l’Architecte et du Bâtisseur qui est en cause. Ils ont peut-être une idée derrière la tête pour la suite ?
Amset baissa la tête, en pleine réflexion. Selon le Culte dont il était un représentant, tous les actes et tous les évènements étaient issus de la volonté divine de deux dieux, Lithé et Meroclet. Le premier était l’Architecte, ou le Grand Chuchoteur. C’était lui qui apportait les idées qui façonnaient le destin des hommes de la Terre des Murmures. Meroclet, le Bâtisseur, suivait les plans de Lithé et donnait vie à ceux-ci, mais pouvait très bien se permettre de prendre des libertés ou de partir dans une direction opposée à celle du premier. L’objectif d’Amset était de répandre leur histoire et leurs principes aux habitants de la Cyanide. Peut-être n’en était-il qu’à la première étape d’une organisation qui le dépassait ?
— Dis-toi que ça n’urge pas, ajouta Hypatie en le tirant de ses réflexions. Tu as encore toute la vie devant toi pour réaliser tes objectifs, non ?
— Tu dois avoir raison. On est encore jeunes, après tout…
Puis, il tourna la tête et, après un instant d’hésitation, lui demanda :
— Et toi, qu’est-ce qui t’as amenée à Réunion ? Tu es toujours discrète à ton sujet alors que tu nous sors les vers du nez avec une simplicité déconcertante !
— C’est une amie qui m’a proposé de venir, répondit Hypatie à voix basse, le regard perdu au sol. Histoire de m’essayer à quelques travaux d’architecture.
— Une amie ? Elle vit ici ?
— Elle passe, de temps en temps, mais nous restons en contact régulier, expliqua l’Assyrienne en rougissant.
— Vous vous envoyez des lettres ?
— C’est ça, répondit-elle dans un souffle en pivotant la tête de droite à gauche avec un faible sourire. Des lettres…
Elle paraissait bien nostalgique, soudainement, si bien qu’Amset commença à en devenir soupçonneux. Mais peu importait ce que leur cachait Hypatie. La savante avait au moins eu le mérite de le requinquer. Son coup de cafard était déjà terminé, pour le moment du moins. Aussi la laissa-t-il à ses propres pensées et rejoignit leurs camarades dans une énième partie de Paysan et Empereur.
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