Chapitre 9: Sous les yeux du hibou

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 Lorsqu’il entendit quelqu’un s’agiter à l’intérieur, Amset déglutit. Mais celui qui apparut dans l’encadrement de la porte portait une tenue de disciple, ainsi qu’une barbe mal entretenue qui le vieillissait sans que le prêtre soit capable de lui donner un âge précis. Il ne put s’empêcher de déglutir de nouveau, car tous ces poils laissaient présager que Mgr Ascalaphe et sa suite venaient sûrement, eux aussi, des terres enneigées de la Majorique.

 — C’est pour quoi ? aboya le disciple sans que l’Assyrien ne puisse voir ses lèvres bouger sous la masse de poils.

 — Je suis Amset Zalacotl, prêtre de Poncho, en Assyr, répondit-il précipitamment. J’aurais souhaité m’entretenir un instant avec votre maître.

 — Prêtre, hein ? répéta l’homme en le jaugeant du regard.

 — J’ai travaillé toute la journée dans la baraque vingt-quatre, je n’ai pas eu le temps de me changer.

 — Restez là. Je vais voir s’il accepte de vous rencontrer.

 Il referma la porte derrière lui. Amset poussa immédiatement un soupir. Rien n’était encore gagné. Au moins, cet homme-ci ne s’était pas montré aussi peu coopératif que les travailleurs qu’il venait de croiser. Pourtant, l’homme aurait très bien pu se contenter de l’ignorer ou de l’envoyer sur les roses s’il l’avait voulu. Dans la hiérarchie du Culte, les disciples avaient une autorité égale à celle du grade en-dessous de celui de leur maître. Celui de l’Évêque avait donc autant de pouvoir qu’Amset. On considérait même souvent qu’ils en avaient plus en présence de leur responsable. Il ne s’était pas laissé abattre, il s’était défendu avant même qu’on le lui réclame. C’était peut-être ça, la solution pour se faire entendre de Mgr Ascalaphe ?

 Alors qu'Amset commençait à douter de l’honnêteté du barbu, ce dernier revint lui ouvrir. Il l’invita à entrer sans un mot, d’un simple geste de la main. Le jeune homme ne put s’empêcher de souffler de soulagement avant de s’engouffrer dans l’habitation. Contrairement à la baraque vingt-quatre, celle-ci était richement décorée de divers objets cultiques, rangés et mis en valeur dans des présentoirs. Des bibliothèques regorgeaient de livres et de parchemins. Il y avait même des tapisseries qui ornaient les murs. Le disciple le guida à travers le couloir avant de s'arrêter devant une porte entrouverte qu’il désigna d’un regard avant de disparaître derrière celle qui lui faisait face. Amset inspira un grand coup puis pénétra dans la pièce.

 De toute évidence, cette dernière était le bureau de l’Evêque. L’homme en toge noire était occupé à écrire avec concentration. Mgr Ascalaphe avait des cheveux grisonnants et un petit nez retroussé. Lorsqu’il releva les yeux pour observer son visiteur, Amset eut l’impression d’être traversé de part en part, comme s’il pouvait voir à travers son âme. Il avait aussi une barbe, plus soignée et plus courte que son sous-fifre, ainsi que des rouflaquettes. Le tout donnait à Amset l’impression de faire face à un vieux hibou de taille humaine.

 — Vous vouliez me rencontrer ? demanda-t-il d’un ton poli, sans plus.

 — Mgr Ascalaphe, c’est un honneur. Je m’appelle Amset Zalacotl, je suis prêtre de Poncho, en Assyr, sous la juridiction de Mgr Dakarai de Percim.

 — Voyez-vous ça ? s’étonna l’homme en abandonnant son stylet pour s’adosser à son siège. Que nous vaut la visite d’un prêtre à Réunion ? Vous avez un message de l’Assyr à me communiquer, peut-être ?

 — Du tout. Je suis arrivé il y a une bonne semaine, maintenant, et je voulais vous parler de ce qui m’a amené ici…

 — Eh bien faites, mon garçon.

 — Quand on m’a parlé du projet de Réunion, on m’a vanté la diversité culturelle et le partage des valeurs du Culte à la Cyanide, entama-t-il. Cependant, en arrivant, on m’a immédiatement assigné à des travaux physiques…

 — Bien sûr, l’interrompit Mgr Ascalaphe. Que croyiez-vous, qu’Emor s’était faite en un jour ?

 — Evidemment, je comprends, admit-il. Néanmoins, je pensais qu’on me demanderait d’effectuer un travail différent, plus utile…

 — Mais vous êtes utile, répliqua sèchement l’homme-hibou. Nous devons d’abord bâtir une cité forte et imposante si nous voulons pouvoir accueillir toutes les nations ici, et plus encore si nous voulons convertir les autochtones. C’est en renforçant Réunion que nous atteindrons nos objectifs.

 — Peut-être serait-il bon d’envisager de premiers contacts avec l’extérieur ? Nous pourrions envoyer des volontaires dans les villages alentours pour établir des échanges, partager aux Cyanidiens nos valeurs…

 — Vous voulez envoyez des missionnaires ? se moqua ouvertement l’Évêque. Mon pauvre ami, savez-vous seulement où nous sommes ? La Cyanide est une gigantesque jungle, parsemée de villages. Ces hérétiques sont de redoutables peuples de sauvages. Sans oublier qu’on y trouve des animaux dangereux comme nulle part ailleurs. Deux Croisades ont déjà échoué à convertir ces peuplades. Vous croyez vraiment qu’une poignée d’explorateurs pourrait faire quoi que ce soit ? Nous ne sommes plus au temps des Colosses, mon garçon !

 — Vous n’avez donc eu aucun contact avec des Cyanidiens ? s’étonna Amset. Ils ne savent pas que nous nous sommes installés sur leurs terres ?

 — Oh, les villages les plus proches nous ont approchés, histoire de vérifier qu’on ne leur chercherait pas des noises, soupira l’Évêque en cherchant dans une pile un parchemin qu’il déplia. Tenez, une estimation en carte des environs. Ici, c’est Réunion, et là, les autres bourgades. Quatre à cinq jours de marche, minimum.

 — Je vois…, souffla Amset à la vue de la carte grossièrement dessinée à la main. Effectivement, on est au milieu de nulle part. Il y a bien celui-ci qui est un peu plus proche…

 — Nochélys ? ricana l’Évêque. Je ne suis même pas sûr que ce village existe, on l’a mis à cause des témoignages des rares visiteurs, mais ce sont bien les seuls qu’on n'a jamais rencontrés.

 — Je pourrais aller vérifier, se proposa Amset, saisissant l’occasion. Si vous me fournissez de quoi affronter la jungle, je…

 — C’est hors de question. C’est une perte de temps et de moyens. Ça n’aurait aucun intérêt.

 — Je suis venu ici dans le but partager les valeurs du Culte ! Je veux propager l’histoire de nos Dieux, n’est-ce pas là notre travail en tant que Cultistes ?

 — Si vous souhaitez vraiment vous montrer utile, retournez dans votre baraque assignée et poursuivez votre travail ! C’est en faisant de Réunion une cité imposante que nous ferons le premier pas dans notre conquête de la Cyanide !

 — Notre conquête ? répéta Amset, indigné cette fois. Nous sommes des envoyés des Dieux, leurs porte-paroles ! Nous ne sommes pas là pour soumettre des peuples, mais pour leur apporter nos connaissances !

 — Il suffit, jeune homme, s'insurgea Mgr Ascalaphe en se relevant, menaçant. Vous vous adressez au premier Évêque de ce pays. Je vous rappelle que j’y suis donc l’autorité cultique la plus importante jusqu'à nouvel ordre !

 — Dans ce cas, faites votre travail ! s’emporta-t-il sans mesurer ses paroles. Votre église est vide de tout attribut, alors que votre demeure regorge d’objets qui devraient s’y trouver ! On m’a dit que vous ne donniez quasiment pas d’office, et de fait, depuis que je suis là, je n’en ai toujours pas vu un seul !

 — Comment osez-vous ! beugla l’homme-hibou en frappant son bureau du poing. Si vous continuez ainsi, je vous retire de nos listes ! Vous ne pourrez plus rester à Réunion !

 — C’est parfait ! Je voulais justement quitter la ville afin de rencontrer les Cyanidiens et faire mon travail de prêtre !

 — Eh bien soit. Vous êtes viré.

 — Très bien !

 Ce n’est qu’à ce moment-là que le visage d’Amset se décomposa. Il devint livide, se rendant compte petit à petit de l’énorme bêtise qu’il venait de commettre. À force de vouloir garder son assurance, il avait peut-être été trop sincère. Voilà qu’il s’était mis dans de beaux draps. Mgr Ascalaphe semblait toujours furieux et l’Assyrien se sentait comme une souris qui s’apprêtait à se faire dévorer d’une bequetée par le rapace.

 — Hum…, grommela-t-il, soudain très gêné. Je … Je crois que je dois m’excu…

 — Sortez ! ordonna l’Évêque d’un ton sec. Si vous ne vous plaisez pas à Réunion, vous n’avez qu’à partir dans cette jungle hostile ! Vous vous débrouillerez seul !

 — M-mais…

 — Déguerpissez ! Que je ne vous revoie plus dans cette ville !

 L’Assyrien déglutit puis tourna les talons, fixant le plancher pour se guider, honteux. Il n’osa pas relever la tête dans le couloir, même en apercevant les pieds du disciple barbu qui devait être venu voir ce qui provoquait tout ce boucan. Il accéléra le pas et se dépêcha de sortir sans demander son reste. Une fois dehors, il releva la tête vers le ciel et se permit de lancer un juron.

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