Chapitre 19: La nuit où tout le monde a disparu
Lorsqu’il se réveilla le lendemain, la pluie avait cessé de tomber. Cependant, le ciel était toujours légèrement ombragé par les nuages et le sol était humide. Amset profita de la matinée pour explorer les environs, à la recherche d’une source de nourriture, sous le regard curieux de l’oiseau rouge. C’est bien content qu’il finit par dénicher des bananiers aux grappes garnies et mûres. Il eut un peu de mal à escalader l’arbre, mais parvint néanmoins à rapporter chez lui une bonne douzaine de fruits frais, qu’il entama en chemin tant il était affamé.
Amset se décida ensuite à explorer les ruines du village. Il y dénicha pas moins de deux puits, dans lesquels il put remplir sa gourde. Malgré l’absence d’hommes, l’eau était restée potable, ce qui lui offrait une ressource importante en plus. Il se balada au milieu des petites maisons. Aucune n’avait été épargnée par le temps. De ce qu’il voyait, celle qui l’avait abrité la nuit dernière devait être la moins délabrée de toutes.
Il profita du reste de la matinée pour dégager au maximum la cheminée de la maisonnette où il avait élu domicile. N’ayant nulle part où aller, il avait pris la décision de rester ici pour une durée encore indéterminée. Si cela devait se prolonger, autant profiter d’un petit confort. Le feu lui serait nécessaire. S’il ne voulait pas s’enfumer à chaque fois qu’il allumait son foyer, il devait veiller à avoir une cheminée en bon état.
Il était ainsi couvert de suies, de poussières et de végétaux décomposés lorsqu'une voix l’appela soudain. La surprise faillit le faire tomber du toit quand il fit volte-face, le bout des pieds dans le vide. Une fois passé la peur de la chute, il sourit à la nouvelle arrivée. Orbia, au sol, lui affichait une moue gênée, Quetzu sur les épaules.
— Salut ! lança-t-il en s’asseyant pour descendre. C’est toi qui m’as envoyé l’oiseau pour me guider, je suppose ?
— Tout juste ! J'ai appelé Paco dès que Barabbas a eu le dos tourné. Je n’avais pas d’autre idée qu’ici…
— C’est tout ce dont j’avais besoin, assura Amset après avoir atterri, son turban menaçant de glisser. Un toit, de l’eau et des fruits !
— Ça ne te dérange pas si on s’éloigne un peu ? Je ne me sens pas très à l’aise dans le coin…
Amset lui adressa un regard surpris et acquiesça. Aussitôt, elle tourna les talons et se mit à marcher très vite pour sortir du village. Le jeune prêtre fit un rapide détour au puits le plus proche afin de se débarbouiller puis courut la rejoindre. Il la suivit une dizaine de minutes pour finalement s’arrêter en haut d’une petite colline. Orbia s’assit sur une grosse souche, au pied d’un arbre. Amset s’approcha en poussant un soupir de fatigue, observant le ciel qui s’éclaircissait peu à peu. Ils se trouvaient à la frontière entre la plaine et la jungle qui démarrait juste derrière eux.
— L’homme d’hier, Barabbas, il ne t’a pas fait de mal, j’espère ? demanda Amset, soucieux, en s'asseyant à côté d'elle.
— Non, il m’a juste fait la tronche pendant un petit moment. Il n’est pas méchant, tu sais, juste très borné.
— Et par rapport à toi, qui est-ce exactement ?
— Au niveau familial tu veux dire ? supposa la jeune fille. Absolument personne. Mais je pense qu’on peut dire qu’il a fait figure de repère paternel ces dernières années.
Elle poussa à son tour un soupir, le regard perdu dans le ciel. Amset avait mille questions à lui poser, plus encore que le jour précédent. Cependant, il ne voulait pas non plus la brusquer. Au moins était-il rassuré d’apprendre que cet homme ne l’avait pas battue.
— Hier, tu m’as dit que Nochélys n’existait plus. C’est ce village où j’ai trouvé refuge, pas vrai ?
En posant sa question, Amset guettait une réaction. Il était conscient que le sujet avait rapidement assombri son humeur la veille. De fait, Orbia se recroquevilla, ses genoux proches de son visage soudainement si abattu que le prêtre regretta d’avoir posé la question. Elle acquiesça lentement tandis que Quetzu descendait de ses épaules, s’enfonçant dans les hautes herbes comme s’il désirait, lui aussi, fuir le sujet.
— Tu n’es pas obligée de me répondre mais… qu’est-ce qu’il s’est passé, exactement ?
— Je l’ignore encore, répondit-elle après quelques secondes de silence. Tout s’est passé si vite…
Elle s’interrompit de nouveau. Elle semblait si triste en cet instant qu’Amset décida de ne plus la questionner. Il hésita même à changer de sujet. Sans lui en laisser le temps, elle poussa un grand soupir et se tourna vers lui avec un sourire empli de nostalgie.
— J’avais huit ans, à l’époque, poursuivit-elle. Ma mère était la Guide du village. C’était quelqu’un de très respecté à qui on demandait sans cesse des conseils. Malgré ses responsabilités, elle passait la majorité de son temps en ma compagnie. Je l’admirais beaucoup.
Elle baissa la tête. Si elle n’avait pas perdu le sourire, quelques larmes perlaient à ses yeux à l’évocation de ses souvenirs. Le jeune Cultiste tendit une main malhabile vers elle puis s’interrompit dans son geste, hésitant quant à la manière de la réconforter.
— On vivait une petite vie tranquille au village. On aimait faire la fête, honorer les esprits de la Cyanide... Tout le monde était gentil avec moi, je jouais avec les enfants de mon âge. Rien ne semblait pouvoir perturber notre quotidien. Un jour, ma mère et le druide ont voulu organiser une sorte de cérémonie spéciale. Ils ont rassemblé tout le monde au centre du village, à la tombée de la nuit. Et puis…
Elle déglutit, resta quelques secondes sans bouger, avant de tourner lentement la tête vers Amset. Cette fois, son visage était déformé par l’angoisse et la tristesse. Elle ne pouvait plus retenir ses larmes de couler. Sa respiration était saccadée. À la voir ainsi, Amset eut un pincement au cœur. Pris au dépourvu face à sa détresse, il ne parvint qu'à ouvrir la bouche sans qu’aucun son n’en sorte.
— Et puis tout le monde s’est mis à disparaitre, pleurnicha-t-elle. Comme ça, devant mes yeux, leurs corps se décomposaient et tombaient en poussière sans que personne ne puisse rien faire. Ceux chez qui cela n’avait pas commencé ont essayé de fuir, en vain. Personne ne parvenait à traverser une… sorte de barrière de lumière. On a essayé de s’en prendre à ma mère et au druide, on les insultait… Et eux aussi, ils se sont progressivement effacés. Ma mère… Ma mère me serrait dans ses bras quand ça lui est arrivé.
Cette fois-ci, c’en était trop. Orbia se laissa aller, éclatant en sanglots incontrôlables. Amset, pris au dépourvu, l’étreignit alors contre lui, pris de pitié pour cette jeune femme. Elle serra les épaules du cultiste dans ses mains, au point de lui faire mal, mais il ne broncha pas. Il ne parvenait pas à comprendre ce qui était arrivé, ce jour-là. Jamais il n’avait entendu parler de gens qui tombaient en poussière.
— Ils ont tous disparu, sanglota-t-elle. Les vieux, les parents, les enfants, tous… Même certains animaux se sont désintégrés. Tout le monde criait, tout le monde paniquait… Je pensais que j’allais disparaitre, moi aussi. Finalement, la lumière a cessé et… et j’étais la dernière.
Elle renifla bruyamment avant de relever la tête. Si Amset la libéra de son accolade, elle ne le lâcha que d’une main, le temps d’essuyer son visage humide avec son coude. Elle essayait tant bien que mal de se ressaisir et le jeune prêtre lui en laissa tout le temps nécessaire.
— Quetzu était en pleine mue, ce soir-là, reprit-elle après un frisson. Je l’ai rejoint dans ma maison et j’ai passé la nuit avec lui, à pleurer. Le lendemain, Barabbas est arrivé. Il avait vu la lumière de loin. Il paraissait furieux, il m’a demandé ce qu’il s’était passé. Ensuite, il a essayé de me consoler et nous sommes partis vivre deux ans dans les montagnes.
— Quoi, dans le Massif de Laya ?
— Oui. Il s’est bien occupé de moi, il m’a appris plein de choses. Plus tard, j’ai réussi à le convaincre de revenir au village. Seulement, quand je l’ai vu, abandonné de toute vie, sans aucun habitant, ça m’a fait un choc. On a décidé de vivre un peu plus loin, simplement, lui, Quetzu et moi.
— Je suis… Je suis désolé, Orbia, bredouilla l’Assyrien.
— Tu n’as pas à l’être. Tu n’y es pour rien… Je crois que… Que j’avais besoin d’en parler.
Cette affirmation ne suffit pas à empêcher Amset de se sentir mal à l’aise. Il aurait dû comprendre plus tôt que ce sujet était sensible. Pourtant, son regard se perdit dans les yeux de la Cyanidienne, bleus comme le ciel des beaux jours. Elle continuait, malgré ses tristes souvenirs, à lui adresser un sourire franc et même reconnaissant. Il se sentait gêné, mais aussi inexplicablement bien.
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