Chapitre 47: Des nouvelles de Réunion

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 Mgr Ascalaphe revenait de son église en compagnie de ses deux disciples. Ils avaient préparé ensemble la cérémonie de l’éclipse qui devait avoir lieu d’ici quelques heures. Si l’Évêque cachait son malaise sous une attitude sévère, il appréhendait la soirée. Depuis qu’il était arrivé en Cyanide, huit ans auparavant, il n’avait plus eu l’occasion de donner cette Cérémonie particulièrement importante aux yeux du Culte. D’ailleurs, pour dire la vérité, il ne s’était pas beaucoup adressé à ses ouailles. Il s’était contenté de célébrer quelques grandes fêtes et de laisser ses apprentis prendre les rênes des autres. L’homme aux allures de hibou n’était pas un brillant orateur. Par contre, il excellait dans l’administratif et la logistique.

 En huit longues années, il en avait vu, des choses. Il avait très vite dû trouver une solution aux révoltes des esclaves. Il avait négocié avec les Inquisiteurs pour se voir octroyer un budget qu’il jugeait nécessaire afin de mener à bien leur projet. Les tâches avaient été complexes. Néanmoins, lorsqu’il regardait sa ville, il éprouvait une immense fierté. Réunion était désormais digne d’une grande cité, s’étendant par-delà le cours d’eau à la manière d’Emor, lieu de naissance du Culte. Il y avait des quartiers entiers dédiés à chacun des cinq pays croyants. La population augmentait d’année en année car d'anciens bâtisseurs y faisaient venir leurs familles et s’installaient définitivement. On pouvait lui reprocher bien des choses, mais Mgr Ascalaphe avait malgré tout rempli l’objectif qu’on lui avait confié. Réunion était certainement la première grande ville de la Cyanide.

 Il avait délaissé sa fonction de cultiste pendant toutes ces années et se sentait un peu rouillé. Pourtant, le Majore restait optimiste. En tant que premier Évêque de ce pays, il en deviendrait très certainement le premier Inquisiteur. Le Culte aurait tôt fait de contaminer la culture de ces hérétiques et d’autres églises germeraient çà et là. De par son expérience sur le terrain, ce serait à lui qu’on confierait la lourde tâche de veiller au bon déroulement de leur conquête.

 Lorsqu’il arriva à son palais, il s’étonna de voir que les murs avaient été recouverts par de grands graffitis. Ceux-ci représentaient une sorte de fleur géométrique. Il y en avait déjà sur de nombreux autres bâtiments de la ville et l’Évêque connaissait le coupable. Estienne Boethe s’était présenté chez lui quelques jours auparavant en tant que peintre de Cobaltique. Il avait une lettre de son Inquisiteur. Son Excellence Khrouchtchev demandait à ce qu’on le laisse tracer ses « magnifiques œuvres » sur les murs des bâtiments de la ville, afin de l’égailler. Mgr Ascalaphe avait obtempéré à contrecœur. On ne refusait pas une proposition d’un homme aussi influent que son Excellence. Il se contenta de grommeler juste assez fort pour manifester son mécontentement à ses hommes et ouvrit les portes.

 Aussitôt, un disciple resté sur place accourut, l’air inquiet. Il s’arrêta face à eux et reprit son souffle après avoir dévalé les escaliers comme si sa vie en dépendait. L’Évêque releva un sourcil troublé avant de lui demander ce qui pouvait bien le mettre dans un état pareil.

 — Vous avez de la visite, Monseigneur. Elle vous attend dans votre bureau.

 — Tu as laissé entrer quelqu’un dans mon bureau sans ma permission ? s’indigna l’Évêque en lui passant devant. Je n’attends personne, tu devrais le savoir, non !?

 — Monseigneur, attendez ! s’écria le disciple. Il s’agit de sa Sainteté Mahakal !

 Ascalaphe, qui venait juste de poser un pied sur la première marche de l’escalier, se figea. Il déglutit et tourna la tête vers le disciple pour s’assurer qu’il ne plaisantait pas. Ce dernier n’ayant pas quitté son air paniqué, il comprit qu’il disait vrai. Il leva la tête vers l’étage, sentant une goutte de sueur perler entre ses rides. L’Inquisitrice de Majorique, sa supérieure directe, n’avait pas annoncé sa venue. Cela ne lui ressemblait pas.

 Il souffla un coup histoire de se donner courage et, d’un geste de tête, fit comprendre à ses disciples qu’ils devaient le suivre. Sentant comme une pierre sur l'estomac, il gravit l’escalier de marbre ouvragé. Devant la porte de son propre bureau, il hésita, puis frappa trois coups.

 — Entrez ! répondit une voix féminine.

 Il obéit. À peine avait-il fait quelques pas qu'il s’agenouilla en signe de respect, imité par les hommes derrière lui. Son dos craqua. Il n’avait plus vraiment l’âge de se permettre cela mais il lui était inconcevable de ne pas présenter ses hommages à cette femme. Sa Sainteté était une dame qui approchait bientôt de la cinquantaine. Elle n’en restait pas moins élégante, avec ses longs cheveux blonds et ses traits encore fins et délicats. Lorsqu’elle avait obtenu le poste, à l’âge de vingt-deux ans seulement, on lui avait attribué le surnom de Sirène. Sa toge noire et mauve brodée de fils dorés était la marque des cinq Inquisiteurs de la Terre des Murmures, celle-là même que Mgr Ascalaphe rêvait de porter. Un parfum délicat s'échappait d'une tasse de thé noir qu'elle tenait entre les mains.

 Elle observa longuement Ascalaphe avant de lui adresser un sourire bienveillant et lui demander de se relever. L’Évêque ne se fit pas prier, retenant son souffle sans rien oser demander. La Sirène, elle, s’était détournée pour s’approcher de sa fenêtre.

 — Quel incroyable travail tu as réalisé là, Ascalaphe, lui lança-t-elle d’un ton flatteur. Réunion est encore plus vaste et magnifique que lors de notre dernière entrevue, il y a deux ans.

 Elle était venue en compagnie de ses collègues de Cobaltique et d’Assyr à l'occasion d'une visite officielle. C’était lors de cette semaine qu’ils avaient fait comprendre à l’Évêque qu’ils comptaient le récompenser à la hauteur de ses efforts. Depuis, celui d’Assyr avait rendu l’âme et il n’avait plus eu de nouvelles à ce sujet. L’homme hibou déglutit, sentant l’excitation le gagner. Se pouvait-il que sa promotion tant attendue soit la raison de sa présence ?

 — Aux yeux du monde, Réunion est une cité d’avenir, poursuivit-elle. Une utopie devenue réalité. Même la Safranie et le Denimope ont fait venir des hommes jusqu'ici. Toutes les nations cultiques sont rassemblées dans cette belle ville. Je ne regrette pas de t’avoir choisi personnellement pour mener à bien ce projet.

 — Je n’ai fait que mon devoir, Votre Sainteté, lança-t-il avec une fausse modestie.

 — Oui, un splendide travail, approuva-t-elle. Les nations parlent déjà de l’avenir de la Cyanide. Aux yeux du monde, il ne fait aucun doute que les hérétiques de ce pays vont finir par se convertir à nos idéaux. D’ici quelques décennies, toute la Terre des Murmures sera croyante. J’ai d’ailleurs entendu dire que cela avait déjà commencé avec quelques villages alentours. Il y a celui-ci en particulier… Comment s’appelle-t-il déjà… Nochélys ?

 Ascalaphe sentit une veine palpiter sur son front. Discrètement, il serra les poings. Ce village, à cinq jours de marche, avait été bâti par un petit prêtre de pacotille qui avait osé le défier ici-même, six ans auparavant. Il s’était carrément uni avec une hérétique avant de revenir négocier la construction d’une route qui relierait son village à Réunion. L’Évêque avait refusé et avait même essayé de les emprisonner, mais Hypatie de Rakothis était intervenue en leur faveur. Plus tard, ce drôle de couple avait rencontré l’Empereur de l'Assyr. Ils étaient ensuite passés dans les grandes cités du monde pour parler de leur stupide bourgade. L’homme hibou avait vu des groupes entiers traverser sa ville sans s’y arrêter, trop pressés de rejoindre ce village où il faisait si bon vivre. S'il avait essayé de leur mettre des bâtons dans les roues, rien n’y faisait. Nochélys jouissait d’une réputation presque aussi grande que celle de Réunion malgré une superficie bien moindre.

 — C’était une formidable initiative d’envoyer un prêtre en missionnaire. Tu as surement accéléré les choses !

 Ascalaphe bafouilla quelques remerciements, sans oser avouer la vérité. Celle-ci étant bien connue de ses disciples, il sentit ces derniers derrière son dos cacher avec difficulté leur malaise. Il se jura d’envoyer en missionnaire celui qui vendrait la mèche.

 — C’est vraiment une belle cité, répéta l’Inquisitrice, le regard perdu dans le paysage. Quel dommage qu’il faille tout détruire…

 Mgr Ascalaphe écarquilla grand les yeux et ouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. Derrière lui, ses disciples s’étaient figés, une expression d’incompréhension sur le visage. L’Inquisitrice leur tournait toujours le dos, buvant une gorgée de thé. Elle fit ensuite volte-face. À les voir, elle éclata de rire.

 — Allons, Ascalaphe… Tu ne pensais quand même pas qu’une simple ville suffirait à conquérir un pays hérétique comme la Cyanide ?

 — J-J’ai peur de comprendre, Votre Sainteté..., bredouilla-t-il, devenu livide.

 — Tu n’as pas besoin de comprendre, mon pauvre ami…, soupira-t-elle en haussant les épaules. Tu as fait le travail que je t’avais demandé. Tu as rempli ton rôle à merveille. Cependant, je suis désolée de t’apprendre que… je n’aurai plus besoin de tes services.

 Soudain, Ascalaphe sentit une immense douleur lui transpercer le torse. Il baissa les yeux, apercevant une lame souillée de son sang qui lui traversait le ventre. Aux exclamations étouffées qu’il avait entendues, ses disciples venaient de subir un sort identique. Pourtant, il n’y avait aucun assaillant. Les armes du crime s'étaient mues sans quiconque pour les maintenir, comme douées de leur propre volonté. L’Évêque tomba à genoux. Ses mains sur son carrelage, il vit les pieds de l’Inquisitrice s’approcher tandis qu’il se vidait inexorablement de son sang.

 — Je te remercie encore pour tout ça, mon cher Ascalaphe, lui susurra-t-elle d’un ton doucereux tout en caressant ses cheveux. Tu as vraiment fait un excellent travail !

 Le lendemain, un groupe de nouveaux arrivants découvrit une ville détruite de toute part. Les édifices avaient été rasés et ne laissaient place qu'à des ruines où seul un silence angoissant régnait encore en maitre. La cité qui se vantait de devenir la future capitale du pays n'était plus que l'ombre de ce qu'elle était encore la veille. On n’y retrouva pas le moindre corps.

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