Chapitre 48: Après six années de bonheur
Lorsqu’il se réveilla ce matin-là, Amset se retourna dans son lit, observant son épouse qui souriait paisiblement dans son sommeil. Ils dormaient sur un matelas cobalte qu’ils avaient ramené de leur dernier voyage, sous une belle couverture tissée par des artisans cyanidiens. Il se glissa silencieusement hors de leur couche et s’approcha d’une bassine d’eau dans le coin de la pièce afin de se débarbouiller. Tandis qu'il s’habillait, il entendit la Guide du village s'agiter un peu et s’enfoncer encore plus dans les couvertures qu’elle n'avait plus à partager. Il réprima un petit rire puis mit son turban sur son crâne. Ce dernier n’était plus aussi dégarni qu’il l’avait été six ans auparavant, sans que ses quelques poils sur le caillou ne dépassent les deux centimètres pour autant. Il passa ses jambes dans des braies du pays, enfila un manteau et sortit de la pièce. Arrivé à la cuisine, il prépara leur petit-déjeuner.
Il s’en était passé, des choses, depuis leur mariage. Avec l’aide des anciens esclaves, ils avaient poursuivi les travaux de restauration avant de commencer à dialoguer avec des villages cyanidiens. Les deux Guides avaient tissé de relations diplomatiques, voire amicales, avec leurs voisins les plus proches. Petit à petit, de nouveaux habitants étaient arrivés d’un peu partout. Leurs amis assyriens avaient parlé de leur village à Réunion et quelques autres groupes s’étaient ajoutés, dont des Cobaltes et même un ou deux Majores. Si le dialogue avec Mgr Ascalaphe n’avait guère été aisé, les villageois avaient tout de même fini par aménager, sans son consentement, un sentier reliant la grande ville à Nochélys.
N’ayant pas oublié son second rêve, Amset avait promis à son épouse de l’emmener explorer le monde. Ils s’y prendraient à plusieurs reprises, par petits morceaux. Après tout, ils avaient toute la vie devant eux pour visiter la Terre des Murmures et ses richesses. Si le village avait besoin d’eux, Barabbas ou Spartacus pouvaient très bien prendre le relais quelques mois lors de leurs voyages en amoureux. Ils propageaient par la même occasion l’existence de Nochélys dans le monde, ce qui ne tardait jamais à faire arriver de nouveaux villageois les mois suivants.
Ils avaient fait un premier voyage en couple, direction l'Assyr. Là-bas, Amset avait présenté son épouse à Poncho. Il avait découvert avec tristesse que Mgr Dakarai était décédé, remplacé par l’ancien Père du Prieuré. Ce dernier n’avait pu les recevoir. Ils s’étaient ensuite rendus à Rakothis où ils avaient retrouvé Hypatie. Grâce à ses relations, ils avaient même pu rencontrer l’Empereur d’Assyr, qui se montra très intéressé par un fruit qu’ils avaient apporté en présent.
La paraguina, la gousse orangée aux relents peu alléchants, était un agrume typiquement cyanidien. Si sa chair n’était pas très bonne, son jus, au contraire, était un enchantement pour les papilles. L’Empereur s’en était délecté et leur avait demandé de conclure un contrat commercial afin de lui en procurer. Orbia et Amset avaient ainsi popularisé leur village en Assyr. Le seul regret de la jeune femme était de ne pas avoir vu un seul volcan dans ce vaste désert.
Deux ans plus tard, ç'avait été le tour des grandes villes et campagnes cobaltes. Là-bas, elle avait été vue comme un véritable phénomène de foire. Peu de Cyanidiens avaient posé le pied dans ce pays par le passé, et sa manière de se comporter et de s’habiller allait totalement à l’encontre des traditions distinguées des Cobaltes. Ils avaient fait sensation, de nouveau, et étaient revenus avec des charrettes remplies de trésors offerts par des responsables du pays, qui voyaient en eux des ambassadeurs de ce territoire trop méconnu.
Par la suite, ils eurent la grande joie d’accueillir les bâtisseurs assyriens. Ces derniers en avaient terminé à Réunion et n’avaient pas oublié leur promesse. Jessé et sa grande famille furent les premiers à débarquer, suivis de Samuel et de Nathan. La promise de David, cependant, avait refusé de quitter son pays. Lui et Saul s’étaient donc proposés pour surveiller le commerce de paraguinas en Assyr.
Leur troisième voyage aurait dû les mener jusqu’au Denimope. Celui-ci promettait d’être plus long car le pays se trouvait au-delà de l’Assyr. Seulement, ils s’étaient vus contraints de reporter leur départ suite à un évènement imprévu qui, pourtant, les avait remplis de joie.
La porte grinça et Amset tourna la tête vers Orbia, encore à moitié endormie. Sous sa robe ample, on pouvait voir comme son ventre s’était arrondi depuis quelques semaines. Chaque fois que le cultiste posait son regard dessus, il sentait un bonheur immense le parcourir de partout. Il se saisit d’un plateau rempli de pains et de jus de fruits et apporta le tout à leur table. Il servit sa tendre moitié qui le remercia et ils déjeunèrent en discutant du programme de leur journée.
Quotidiennement, ils se faisaient un devoir de parcourir tout le village. Ils prenaient leur rôle de Guide très au sérieux et se devaient d’être à la disposition des habitants. Selon les jours, ils devaient parfois régler un conflit de voisinage ou trouver une solution à un problème quelconque. Ils les saluaient en passant et demandaient des nouvelles, sans plus. Après cela, ils devraient s’informer de la cueillette des paraguinas. Le fruit connaissait un tel succès que de nombreux marchands leur en réclamaient. Heureusement, l’agrume pouvait se conserver très longtemps et supportait les longs trajets. Enfin, ils terminaient souvent leur journée en rendant visite à l’un ou l’autre villageois et ami des premiers jours. Cette fois-ci, ce serait chez Saa et Marthe qui s’étaient eux aussi unis ad vitam æternam .
D’habitude, lorsque le soleil se couchait, ils s’éloignaient ensemble vers leur colline. Là-bas, Orbia enfilait son collier de Khême pour rendre hommage aux âmes perdues de Nochélys. Si la tâche avait été émotionnellement difficile, elle ne l’était plus depuis qu’Amset la soutenait dans ces moments. Ils partageaient à deux le poids des regrets des disparus. Cependant, ils avaient décidé de mettre ces séances entre parenthèses afin que la grossesse de la Cyanidienne se déroule sans encombre.
Quand ils eurent fini leur petit-déjeuner, Quetzu passa par leur fenêtre. Le reptile partait souvent aux aurores chasser quelques rongeurs. Il s’installa sur les épaules de l’Assyrien, de manière à ne pas encombrer Orbia plus qu’elle ne l’était déjà. Le couple sortit ensuite, main dans la main. Amset tenait à soutenir son épouse, mais celle-ci, pleine d’entrain, le tirait presque en avant. Remplir son estomac la requinquait toujours et elle débordait d’énergie. Tout le monde les salua et ils s’arrêtèrent à de nombreuses reprises dans le but de discuter avec l’un ou l’autre de leurs voisins. Carmelo, qui avait une formation de verrier, leur montra un splendide vitrail qu’il destinait à la petite église d’Amset. Ses motifs haut en couleurs mélangeaient Esprits de la Cyanide et Colosses du Culte. Ils croisèrent Barabbas et Spartacus qui revenaient de la chasse, maintenant deux porcs balayette aux pattes ligotées. Les bêtes couinaient fort, elles seraient simplement entreposées avec les autres, dans un enclos un peu plus loin. Samuel les engraisserait jusqu’au jour où on aurait besoin d’eux.
Ils eurent une très longue conversation avec des Safraniens arrivés quelques semaines auparavant. Il s’agissait certainement de la nationalité la moins représentée dans le village, de par la distance qui séparait leur pays de la Cyanide. Après avoir été rassurés à leur sujet, les deux Guides se pressèrent pour se rendre chez leurs amis qui, vu l’avancée du soleil, devaient déjà les attendre depuis longtemps.
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