Chapitre 52: Luctérios
Orbia prit ensuite la parole. Elle remercia chacun de sa présence et fit de brèves présentations de chaque membre de l’Assemblée. Si les Cyanidiens se connaissaient déjà, au moins de réputation, les cultistes ne savaient rien d’eux. L’inverse était tout aussi vrai et on écouta respectueusement la jeune Guide. Quand elle eut terminé, elle invita un Inquisiteur à expliquer ce qui les avait amenés jusqu’ici. Ce fut Son Excellence Khrouchtchev qui s’en chargea. Il expliqua avec enthousiasme leur projet initial, Réunion, ainsi que tous les espoirs qu’ils avaient mis dans cette ville. Mais quand il vint à parler de son anéantissement complet, son ton devint froid, voire lugubre. Il balaya les Cyanidiens du regard, s’attardant sur certains. Les réactions furent variées. Beaucoup se sentirent mal à l’aise. D’autres, comme Dumnacus, firent des grimaces, signes qu’ils n’appréciaient pas les sous-entendus de l’homme. Luctérios, par contre, fut le seul à bailler et à lever les yeux au ciel.
— Nous exigeons réparation, conclut son Excellence. Nos ouailles crient vengeance et réclament que les coupables soient jugés pour leurs crimes ! Nos Dieux ne sauraient tolérer l’affront qui nous a été fait !
Amset, à l’écoute de ces mots, déglutit en silence. Lors de leur rencontre avec l’Inquisiteur, ce dernier ne lui avait pas paru aussi ferme qu’il ne le montrait aujourd’hui. Pourtant, son discours sur le moment était sans équivoque. Une fois qu’il eut terminé, il retourna à sa place et Emilia demanda la parole.
— Sauf votre respect, j’aimerais savoir ce qui vous fait penser qu’une peuplade de notre pays est responsable de la destruction de votre ville ? énonça-t-elle, guettant avec appréhension une réaction des cultistes. Nous avons toujours été pacifistes, du moins la plupart d’entre nous, et…
— Pacifistes ? l’interrompit l’Évêque et représentant safranien en se levant de son siège. Des gens pacifistes n’ont pas…
— Veuillez-vous rasseoir, Moulin !
Sa Sainteté Mahakal avait à peine haussé le ton. Par contre, la Sirène fusillait l'Évêque du regard avec une telle sévérité qu'il ne se fit pas prier plus longtemps. Tête baissée, tel un enfant pris en faute, il se fit tout petit sur son siège. Satisfaite, l'Inquisitrice poussa un soupir avant de reprendre d'un ton plus aimable.
— Pardonnez son impolitesse, mademoiselle. Puis-je répondre à votre question ?
Si le teint de la barde était devenu livide suite à l'intervention de l’Évêque, celle de la Sirène n’avait pas arrangé les choses. Elle acquiesça timidement tandis que la dame se levait, pénétrant au milieu du cercle, une tasse de thé encore fumante dans une main.
— Vous devez savoir que, durant notre trajet, nous sommes passés par les ruines de Réunion. J’ai bien dit les ruines, car ce n’est plus que de cela qu’il s’agit. Pas une âme n’a survécu à ce qu’il s’est passé ce jour-là. Nous avons vu de nos propres yeux le désastre. Nos enquêteurs ont été incapables d’expliquer clairement ce qu’il s’était passé mais nous soupçonnons l’utilisation d’armes de siège, ou même… d’animaux de siège.
Elle tourna la tête afin de surveiller quelque chose derrière elle. Les deux Guides n’avaient pas besoin de se retourner pour comprendre qu’elle observait quelques-unes des montures qu’avaient empruntées les chefs de villages. Le puphant géant de Luctérios dépassait de derrière les bâtiments. Certains se mirent à déglutir, trahissant une compréhension des soupçons. La jungle regorgeait de bêtes capables de provoquer de terribles carnages et personne mieux que les Cyanidiens ne pouvaient les dompter.
— Nous pensons donc que, si vous aviez voulu vous en prendre à nous, vous auriez eu les moyens nécessaires, expliqua l’Inquisitrice avec une expression grave. Néanmoins, comme nos deux Guides ici présents nous l’ont fait remarquer dans leurs missives, ce serait une erreur de mettre tous vos peuples dans le même sac. Aussi en avons-nous un peu parlé sur le trajet. Votre Excellence Menkera ?
Tout en acquiesçant, le vieil Assyrien fit mine de se lever. L’un de ses Disciples s'empressa de lui venir lui servir d’appui. L’Inquisiteur ne fit pas l’effort d’aller au milieu et resta derrière sa table. Il jeta un coup d'œil aux deux Guides avant d’expliquer ce qu'ils avaient décidé.
— Dans sa grande mansuétude, le Culte est prêt à fermer les yeux sur l’implication des villages de Cyanide qui souhaiteraient jurer fidélité à Lithé et Meroclet, l’Architecte et le Bâtisseur. À ceux-ci, nous demanderons toute l’aide et la collaboration nécessaires à… à purger l’hérésie présente dans leur pays.
— Purger l’hérésie ? répéta une cheffe de village après quelques instants de silence.
À côté de lui, Amset sentait Orbia s'agiter. Elle se retenait à grande peine d’intervenir. La jeune femme était très attachée à ses traditions et des questions lui brûlaient les lèvres. Il était encore trop tôt pour les poser, car un sujet bien plus important venait d’être abordé, celui-là même qui risquait de sceller le destin de bien des Cyanidiens.
— Il va sans dire que tous les villages qui ne collaboreraient pas avec nous seraient jugés ennemis des Dieux, répondit Khrouchtchev. Or, nous ne pouvons supporter un tel affront.
— Donc Amset ne plaisantait pas dans sa lettre, s’exclama Ambiorix en fronçant les sourcils. Vous souhaitez vraiment nous déclarer la guerre ?
— Une Croisade, rectifia Mahakal. Le but est bien plus noble qu’une vulgaire guerre.
Les chefs échangèrent des regards surpris et inquiets. La plupart d’entre eux n’avaient pas pris au sérieux les inquiétudes des Guides de Nochélys. Seulement, ces intrigants personnages semblaient si sûrs d’eux qu’un effroyable doute les prenait désormais aux tripes. Tous à l’exception de Luctérios, qui éclata de rire.
— C’est absurde ! s’exclama-t-il. Mes frères, mes sœurs, ne voyez-vous donc pas que ces étrangers se jouent de nous ?
Les Cyanidiens l’observèrent, sur leur garde. Les responsables du Culte, eux, n’avaient pas bronché, si ce n’était l’un ou l’autre disciple et l’Evêque safranien qui paraissaient outrés. Amset et Orbia, par contre, avaient l’impression que leurs cœurs s’étaient arrêtés de battre. Luctérios était en train de jouer avec le feu.
— Si vraiment ils veulent nous attaquer, alors qu’ils viennent ! Nous les accueillerons avec les honneurs qu’ils méritent ! Quoi qu'ils en disent, ils n'ont pas idée des vraies forces de la Cyanide.
— Tu devrais mesurer tes paroles, intervint Amset. Luctérios, tu ne sais rien des forces du Culte…
— S’ils étaient vraiment aussi puissants qu’ils l’affirment, ils seraient déjà venus imposer leurs Lois depuis longtemps dans ce pays, argumenta la chef de village.
— Ce n’est pas faute d’avoir essayé, lança Mahakal. L’un de nos propres Colosses nous refusait le passage. Cependant, avec le Tunnel de notre bienheureuse Sainte-Barbe, la situation a changé.
— Scoléra n’est plus un obstacle, poursuivit Khrouchtchev. Nos forces sont, en ce moment même, en train de se rassembler sous les bannières du Culte. Ils déferleront sur votre pays sans rien laisser des villages hérétiques.
— Ce n’est pas avec ce charabia dénué du moindre sens que vous me convaincrez de quoi que ce soit, clama Luctérios avec agacement en quittant sa chaise. J’en ai assez entendu. Je m’en vais.
Il s'éloigna d’un pas décidé puis fit volte-face avant de disparaitre derrière un bâtiment. Toute l'attention était portée sur lui. Il laissait ses confrères et consœurs pris au dépourvu. Les Inquisiteurs, cependant, paraissaient étrangement satisfaits. Leurs deux hôtes étaient comme anéantis. Orbia faisait mal à la main d’Amset tant elle la serrait fort entre ses doigts pour se retenir de le supplier de revenir. Au lieu de changer d’avis, il adressa un geste de tête à quelques connaissances qui, sans rien dire, se levèrent à leur tour. Ils l’imitèrent et l’Assemblée se vida de près d’un quart de ses participants.
— Monsieur Khrouchtchev ! s’exclama alors Orbia. Je vous en prie, ils ont besoin d’une assurance de votre part !
— S’il s’agit de celle de rester en vie, cela ne tient qu’à vous de…
— Si nous nous plions à votre Culte, nous laisserez-vous honorer les Esprits de nos ancêtres et de nos terres ? l’interrompit-elle, oubliant toute forme de politesse.
— Nous nous y engageons, intervint soudainement l’ex-Père Menkera en provoquant les expressions surprises et outrées de ses collègues.
— Que…, s’exclama le Cobalte, pris de court. Il n’en est pas question !
— Ils nous ont invités sur leurs terres dans le but d'éviter un bain de sang général, touchant autant les vies des nôtres que les leurs, souligna le vieil Assyrien avec une grimace. Nous ne pouvons pas imposer des règles ainsi et réclamer une collaboration totale sans rester ouverts… Le Culte finira par s'imposer chez eux de toute façon, c'est évident. Cela prendra juste le temps qu’il faudra.
Khrouchtchev s’apprêtait à répliquer quand la main de l’Inquisitrice Mahakal se posa sur son bras. Surpris, il se contenta de bougonner, boudeur. La Sirène observait Menkera avec un mélange de désapprobation et d’amusement. Lui-même évitait de croiser son regard. Le silence se poursuivit et elle soupira avant de s'exprimer.
— Puisque son Excellence Menkera a parlé, peut-être par la volonté des dieux, nous nous y plierons. Tant que nous avons l’assurance de votre entière collaboration et de votre ouverture aux pratiques du Culte, nous vous laisserons croire en vos idoles.
Un murmure d’approbation secoua l’assemblée du côté des Cyanidiens. La plupart des Cultistes affichaient une expression mitigée. Orbia étreignit Amset en soufflant un coup. Ils n’avaient peut-être pas su limiter la casse, mais ils avaient tout de même des garanties parmi les plus importantes aux yeux des habitants du pays. Le jeune prêtre ne pouvait s’empêcher d'observer son Inquisiteur qu’il avait connu Père du Prieuré. Ce dernier aussi les épiait, mal à l’aise, sans se soucier de ses confrères.
— Si vous le voulez bien, s’exclama alors le Disciple mandaté par l’Ogresse du Denimope. Nous avons beaucoup de détails et de documents à régler afin que cette collaboration se déroule sans accroc. Pouvons-nous considérer que les villages encore présents acceptent de coopérer avec le Culte ?
Il fallut quelques instants de silence avant qu’Andromeda se décide à l’affirmer, rapidement imitée par les autres. Si cela ne plaisait à personne de devoir accueillir des factions du Culte sur leur fief, ils signaient avant tout un pacte censé conserver la vie de leurs camarades. Les deux Guides étaient soulagés et, pourtant, ils ne pouvaient s’empêcher d’avoir peur de ce que leur réservait encore l’avenir.
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