Chapitre 53: Son Excellence Menkera
Tous les détails de la collaboration cultiquo-cyanidienne furent discutés lors de cette Assemblée. Les villages négocièrent différentes assurances. La plupart, par exemple, refusaient de participer aux combats. Ce n’était pas un problème pour le Culte, qui disposait déjà d’assez d’hommes et de femmes prêts à se faire massacrer au noms des Dieux. En contrepartie, ils accueilleraient des troupes et devraient aménager des emplacements afin de permettre à celles-ci de se préparer à combattre. Les Cyanidiens devraient les guider à travers les jungles et fournir eau et nourriture aux participants de la Croisade. Ils acceptaient aussi d’accueillir des missionnaires qui établiraient des églises chez eux. On désigna d'ailleurs Amset responsable de ces derniers, de par son expérience dans le pays. Le Guide, loin d’être honoré, accepta à contrecœur. Si ses rêves de jeunesse étaient loin, il imaginait qu’il pourrait limiter la casse en reprenant à l’ordre un cultiste trop énergique. De plus, les chefs paraissaient rassurés de le voir aux commandes.
Nochélys n’échappa pas à la règle. Dans les semaines à venir, des groupes armés viendraient s’installer au village. Puisque le bourg avait été déserté d’une partie de ses habitants, ils pourraient facilement loger les premières troupes mais devraient fabriquer de nouveaux bâtiments à destination des suivantes. Il n’y avait plus qu’à prier pour que la cohabitation se passe sans encombre.
Le soleil commençait à se coucher quand ils eurent terminé toutes les négociations. Deux autres chefs avaient quitté l’Assemblée depuis le départ de Lucterios. Néanmoins, il restait une douzaine de bourgades encore représentées à la signature des documents officiels. Ceci fait, Orbia proposa à tout le monde de manger un morceau, histoire de célébrer cette alliance nouvelle. Il y avait quelque chose dans sa voix qui trahissait sa déception. Tout ne s’était pas passé comme elle l’avait espéré. On était pourtant loin du pire scénario imaginé par son mari.
Samuel avait fait cuire un porc balayette à la broche. Lui et Olaf remplissaient les assiettes de viandes et de légumes du pays et chaque convive alla se servir. Ce qui aurait pu être un joyeux banquet fut un morne repas. Les chefs s'assirent à l'écart et aucun cultiste ne tenta de s’approcher. Même parmi eux, il y avait de petits groupes qui s’étaient formés. Les deux Guides restèrent au milieu, rejoints par leurs amis du village. Ils avaient déjà pris connaissance du résultat des négociations. Ils avaient beau prétendre qu’ils ne s’en tiraient pas trop mal, Orbia restait passablement inquiète.
— Vous avez fait tout ce que vous pouviez, lui lança Barabbas. Affronter une Croisade, c’est du suicide pur et simple. Vous avez averti les autres chefs, ceux qui vous ont écoutés subsisteront.
— Je reste inquiète… Je me demande dans quel monde notre enfant va naitre.
À cette question, son protecteur ouvrit la bouche, les yeux écarquillés, presque effrayé. Il se ressaisit vite et tourna la tête vers les Inquisiteurs en maugréant dans sa barbe. Amset, qui devait être le seul à l’avoir remarqué, lui adressa une expression interrogative à laquelle il ne répondit pas. Il n'eut pas le temps d'insister que son épouse se pencha près de lui et glissa quelques mots à son oreille.
— Si ça ne te dérange pas, j’aimerais beaucoup parler aux âmes, ce soir.
Il prit un morceau de porc en bouche pour éviter de devoir répondre immédiatement. Ces séances pouvaient parfois être éprouvantes et il n’aimait pas l’idée qu’elle le fasse dans son état. D’un autre côté, ce n’était pas le physique qui était mis à l’épreuve. De plus, Orbia ressentait le besoin de s’expliquer auprès de ceux qui n’étaient plus de ce monde. Peut-être en serait-elle soulagée ? Par ailleurs, s'il refusait, elle était capable de partir en secret, à l’abri des regards, le sien compris. Il préférait l’accompagner. Aussi acquiesça-t-il en poursuivant de manger. Elle lui sourit puis fit semblant de rien auprès de leurs amis.
Une fois le repas terminé, les chefs et les cultistes se retirèrent dans les maisonnettes qu’on leur avait aménagées pour la nuit. Suite à quelques hommages et politesses, Orbia laissa son mari et alla récupérer son collier de Khême. C’est alors que l’Inquisiteur Menkera s’approcha de l’Assyrien.
— Puis-je vous parler seul à seul, Amset ? demanda-t-il en éloignant ses Disciples d’un geste de main.
— Bien sûr, Votre Excellence, lui répondit-il en s’inclinant.
— Pas de ça avec moi, voulez-vous.
Il inspecta les alentours, comme s’il avait peur d’être surpris dans sa conversation. L'Inquisiteur cobalte parlait à ses Disciples en les désignant sans discrétion, si bien qu'il demanda au jeune Guide de l’aider à se déplacer. Sans plus tarder, ils s'éloignèrent, à l’abri des oreilles indiscrètes.
— Je voulais vous remercier, en profita Amset après quelques pas. Votre intervention, tout à l’heure, a sauvé les négociations. Il va sans dire que, sans ça, jamais les Cyanidiens n’auraient accepté de collaborer.
— C’était le moins que je puisse faire. Vous n’avez pas à me remercier. Au contraire, c’est plutôt à moi de m’excuser.
— Vous excuser ?
— De ce qu’il s’est passé, il y a six ans. Je vous ai piégé.
Amset s’arrêta de marcher, soutenant toujours le vieil Assyrien qu’il observait avec surprise et consternation. Ce dernier le fuyait du regard, tel un enfant pris en faute et qui se savait coupable d’une grosse bêtise.
— J’étais jaloux de votre succès fulgurant, à Poncho. Je voulais vous éloigner de Percim, parce que je craignais… Je craignais que vous preniez la place d’Évêque que je convoitais. Je savais pertinemment que Réunion ne cherchait que des bâtisseurs.
L’estomac d’Amset était soudain plus lourd. Toujours immobile, son visage était devenu pâle, même si, dans l’obscurité grandissante de ce début de soirée, personne ne pouvait le remarquer. Il était sous le choc.
— Si vous saviez à quel point je m’en suis voulu… Je ne pense plus qu’à cela depuis que je suis devenu Inquisiteur. Je ne mérite pas votre sympathie à mon égard.
Le jeune cultiste détourna la tête, en proie à des sentiments contraires. Il était en présence d’un des hommes les plus importants de la Terre des Murmures. D'un autre côté, c’était aussi un vieillard impuissant et faible. S’il avait désiré se venger, il n’aurait eu qu’à le pousser par terre pour que ses os se brisent. Cependant, il ne ressentait aucune colère envers lui, même s’il était responsable des galères vécues six ans auparavant.
— Comment pourrais-je vous en vouloir, chuchota-t-il, les yeux au ciel qui se parsemait d'étoiles. Vous l’avez vue, ma femme, Orbia… Sans votre discours, ce jour-là, je ne serais pas arrivé jusqu’ici. Même si les raisons qui vous ont poussé à agir ne sont pas nobles, je vous dois cela. Aujourd’hui, qui plus est, vous avez sauvé les meubles. Franchement, je ne peux pas vous en vouloir.
L’Inquisiteur Menkera resta silencieux avant de pousser un grand soupir. Il ne semblait pas entièrement convaincu par ce que venait de lui confier Amset et affichait toujours un air triste et coupable. Il appela au loin un de ses Disciples et se dégagea de l’emprise du jeune homme.
— Je vais vous laisser. Puissiez-vous et votre famille vivre heureux encore longtemps, jeune Amset. Mais si je peux me permettre un conseil, méfiez-vous des autres Inquisiteurs. Les deux ici présents, en particulier, ont plus d’un tour dans leur sac.
Menkera laissa le Guide planté là, circonspect. Les paroles du vieillard l’avaient profondément troublé. Malgré ses propres dires, il ressentait une légère frustration d’avoir été manipulé dans sa jeunesse. Puis il se souvint qu’il attendait Orbia et, s’étonnant de ne pas la voir venir, partit à sa recherche.
Annotations