Chapitre 58: L'homme au monocle

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 Sans surprise, les jours et semaines qui suivirent furent de plus en plus sombres. La nouvelle de cette trahison avait fait le tour du pays. Amset savait qu’il ne parviendrait pas à calmer l’ardeur revancharde du Chef Dumnacus, d’autant que le responsable avait réussi à s’enfuir. Les missionnaires en poste dans d’autres bourgs furent capturés en représailles, voire lynchés sur place. Quant aux forces de la Croisade, elles rivalisaient d’horreur en s’en prenant aux villages qui les avaient accueillis, laissant toujours l’armée de Luctérios prendre de l’ampleur.

 Une fois de plus, Nochélys faisait figure d’exception. Les Inquisiteurs continuaient d’avoir confiance en eux, en apparence du moins. Amset soupçonnait Menkera de faire son possible pour convaincre le Chapelier et la Sirène de la bonne coopération du village. Ils avaient reçu des lettres de leurs anciens alliés, dans lesquelles ceux-ci se montraient sincèrement désolés d’ainsi aller à l’encontre de ce qui avait été décidé à l’Assemblée. Ils étaient conscients des risques de cette volte-face, mais ils ne pouvaient pas rester sans réagir. Ils déclaraient cependant qu’ils essayeraient d'éviter de s’en prendre à Nochélys directement.

 Orbia était de plus en plus affectée par les évènements. Elle savait que ses amis risquaient leur vie et que même le village n’était pas hors de danger. La Cyanidienne n’arborait plus ce large sourire qu’on lui connaissait que lorsqu’elle tenait Cassité dans ses bras. La petite fille était la seule capable de lui faire oublier, l’espace d’un instant, la cruelle réalité. Même Amset, avec tous les efforts qu’il prodiguait à tenter de calmer les différents acteurs de la Croisade, ne la rassurait plus.

 Les trois unités en poste à Nochélys aussi avaient vécu l’enfer, ces dernières semaines. L’équipe majore avait été complètement décimée lors d’une lourde bataille à Lutème. Ils l’avaient appris grâce aux Assyriens qui, eux, avaient battu en retraite suite à la mort de leur propre commandant. Ça n’avait pas plus été une victoire pour le village d’Andromeda. Selon les soldats, la place était en proie aux flammes lorsqu’ils l’avaient quittée, et les némélées avaient été tués. Ils n’avaient pas su dire si la cheffe, l’amie des Guides, avait connu le même sort.

 La troupe du Capitaine Sergius, de son côté, avait connu de légères pertes. Leur victoire, plus à l’ouest, avait été presque éclatante. Malgré tout, ils affichaient tous un regard morose à leur retour à Nochélys. D’après ce qu’en avait dit Manius Autier à Saa, le soir de leur retour, une troupe denienne avait fait exécuter tous les Cyanidiens qui s’étaient pourtant rendus, et de manière bien cruelle.

 Ainsi la Croisade plongeait chaque jour un peu plus dans les limbes de l’horreur et de la mort. Amset se serait presque attendu à voir Vausturn, l’incarnation des massacres, voler au-dessus d’eux. Malgré tout, Nochélys se tenait encore debout, sans encombre, et leurs amis étaient toujours là en soutien indéfectible.

 Orbia, Amset, Carmelo et Nathan étaient assis dans l’herbe, observant les safraniens qui s’entrainaient, plus par habitude que par nécessité. Leur Capitaine les y obligeait, afin qu’ils puissent se vider la tête des souvenirs qui les tourmentaient. Barabbas et Spartacus s’étaient portés volontaires et les affrontaient, tour à tour, en duel. Les deux hommes se débrouillaient d’ailleurs très bien, au point qu’un Safranien évita de justesse un entretien avec Sertorius. Seul Manius ne faisait ni pompe ni maniement d’arme, il s’amusait à faire des grimaces à une petite Cassité endormie. Il était père de deux petites filles, des jumelles d’à peine cinq ans, restées au pays et dont il parlait souvent à qui mieux-mieux. En temps normal, Orbia l’aurait sûrement asséné de questions sur son quotidien. Là, elle avait la mine basse et l’esprit ailleurs.

 C’est alors qu’une drôle de chansonnette parvint à leurs oreilles. C’était une voix qu’ils ne connaissaient pas et, puisqu'ils ne parvenaient pas à voir qui en était à l’origine, ils tournèrent la tête. Un homme au teint pâle, paré d’un costume brun très chic et d’un chapeau de feutre de la même couleur, typique de la noblesse cobalte, s’approchait d’eux. Il portait aussi des gants blancs, tel un magicien, et des bottines qu’on avait manifestement époussetées récemment pour se débarrasser de la salissure. Il avait un monocle à l’œil droit et portait un sac qui semblait déborder de parchemins. Comme il avait attiré l’attention de tout le monde, il s’arrêta de marcher et sortit de sa poche un mouchoir avec lequel il essuya son monocle.

 — Bonjour, lança-t-il, courtois. Je m’appelle Estienne Boethe, j’ai été envoyé ici afin de prendre en charge le commandement du dix-huitième bataillon assyrien. Je suis bien à Nochélys ?

 Orbia, la surprise passée, se recroquevilla, toujours boudeuse. Si elle avait fini par apprécier les Safraniens, elle avait toujours du mal avec les autres soldats. Amset, quant à lui, adressa un regard perplexe à ses amis qui, à voir leurs expressions, partageaient son étonnement. Il se leva tout de même et Nathan l’accompagna.

 — Vous dites que vous venez pour la troupe assyrienne ? demanda Amset en lui serrant la main. Vous êtes sûr ?

 — D’après ce que je sais, leur commandant a été tué il y a de ça deux semaines, confirma l’homme. Oh, suis-je bête, vous avez raison, je ne viens pas d’Assyr ! Cependant, avec les récents évènements, la logistique n’est pas aisée à organiser et son Excellence Khrouchtchev m’a mis à disposition de votre pays. J’ai tous les documents qui prouvent cela, Mr Zalacotl. C’est bien vous, n’est-ce pas ?

 — C’est cela. Bien, je vais vous guider mais… Vous êtes venu seul ?

 — C’est exact.

 — Et… vous n’avez pas plus de matériel ? s’étonna Nathan. Pas de tente, d’outils, de…

 — Quoi, il n’y a pas de caserne pour m’abriter la nuit ?

 — Si si, bien sûr, répondit Amset. Seulement, Nochélys n’est pas si proche du tunnel et…

 — Ah, le voyage n’aura pas été une partie de plaisir. Peu importe, puisque je suis là, désormais ! Nous y allons ?

 Il passa à côté d’eux d’une démarche assurée, les obligeant à se mettre en route à ses côtés pour le guider jusqu’aux hommes qui allaient être sous sa direction. Alors qu’il passait devant les autres villageois et le soldat safranien, il reprit son étrange berceuse, leur permettant de mieux comprendre les paroles de celle-ci.

 — Le pont d’Emor s’effondre, il s’effondre, il s’effondre. Le pont d’Emor s’effondre, Votre Sainteté…

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