Chapitre 59: Au détour d'une tasse de thé

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 Si Estienne Boethe avait été désigné responsable militaire du petit régiment assyrien, il ne ressemblait à aucun autre soldat. Imitant son confrère safranien, il exigea de ses hommes qu'ils s’entrainent en prévision des combats à venir. Mais au lieu de participer, à la manière du Capitaine Sergius, il se contenta de les regarder, assis à une petite table qu’il avait dressée dehors et recouverte d’une nappe immaculée. Il surprit tout le monde en sortant de son sac un service à thé complet, ainsi qu’une réserve de biscuits. C’était à se demander comment il avait rejoint le village avec pareil équipement.

 Le Cobalte était rapidement devenu un sujet de discussion, attirant tous les curieux. Jessé avait envoyé ses deux fils lui demander s’il avait besoin de quelque chose. L’homme leur avait juste réclamé quelques feuilles de thé et de l’encre. Ils étaient revenus en affirmant qu’il se contentait de dessiner d’étranges fresques sur le parchemin qu’il avait aussi emporté en grande quantité. S’il n’avait pas affirmé être ici en tant que militaire, on aurait pu le confondre avec un simple visiteur en vacances.

 Quelques jours après son arrivée, il héla Amset et Orbia. Les deux Guides revenaient de la cueillette des paraguinas, à laquelle ils participaient parfois suite au départ de la majorité des villageois. Le fruit continuait d’être demandé et, d’après David qui les tenait au courant, le prix de l’agrume atteignait des sommets. La Cyanidienne gardait Cassité dans son dos pour continuer à travailler et la surveiller en même temps. La petite était endormie, emmitouflée dans des draps. S'ils se rapprochèrent avec méfiance, l’homme se contenta de leur présenter d’un geste de main deux chaises afin de les inviter à sa table. Trop polis pour refuser, ils acceptèrent et déposèrent leurs paniers par terre avant de prendre Cassité qui se réveillait justement. Boethe entama la discussion en versant le contenu de sa théière dans trois tasses en porcelaine.

 — Quel délicieuse atmosphère nous avons là. C’est vivifiant ! Loin de l’air pollué qui règne depuis quelques années dans Emor… Sucre ?

  — Non merci, refusa Amset.

 Le Guide prit sa tasse et déposa celle de son épouse devant elle. Celle-ci avait les mains occupées car elle donnait le sein à leur bébé sans la moindre gêne. Poli, le Cobalte se contenta de relever un sourcil sans le moindre commentaire.

 — C’est amusant comme certaines habitudes peuvent nous en dire plus sur nos origines, enchaina-t-il. Voyez, vous, par exemple, Mr Zalacotl. À voir votre teinte de peau, on devine que vous avez un mélange de sang assyrien. Votre nom apporte un indice, il est typique de l’ouest de la Cobaltique. Par contre, ça ne nous dit pas dans lequel de ces deux pays vous avez grandi. Oh, votre histoire est connue, un peu. Votre manière de tenir votre tasse, par contre, confirme ce qu’on en dit. Vous viviez dans les déserts avant de finir ici.

 — C’est vrai, confirma Amset, suspicieux. Mais je ne vois le rapport entre…

 — Votre petit doigt, désigna l’homme en montrant le sien, qui était le seul doigt à ne pas toucher sa tasse. Dans mon pays, nous avons cette drôle d’habitude, appelons ça un tic, qui nous empêche de coller tous les doigts sur notre tasse. C’est un détail, certes, mais il permet de reconnaitre un Cobalte de manière presque assurée.

 Amset fronça les sourcils, dubitatif, et adressa un regard perplexe à Orbia. Celle-ci, par contre, se mordait les lèvres, tête baissée. Elle réfléchissait à quelque chose.

 — Vous savez, quand j’ai entendu votre histoire, Mr Zalacolt, j’ai d’abord peiné à y croire. Je ne comprenais pas ce que vous pouviez trouver à ces terres sauvages et à cette civilisation désuète. Cependant, force est de constater qu’il fait bon vivre chez vous.

 — Il ferait bien mieux vivre si nous n’étions pas en pleine guerre, fit remarquer Orbia d’un ton cinglant.

 — N’allez pas croire que cette histoire a commencé ici, madame, lui répondit Boethe après une gorgée de thé. La vocation du Culte à soumettre la Terre des Murmures remonte à des temps que nous n’avons pas connus. Tout ce que nous faisons aujourd’hui découle de cette vantardise, cette intense croyance de détenir l’unique vérité.

 — Si cela remonte à si longtemps, je ne comprends pas que vous vous acharniez encore, répliqua Orbia, acerbe.

 — Cela ne dépend pas de moi, ni de personne dans ce village, reprit l’homme au monocle en observant le contenu de sa tasse. En fait, cela ne dépend de personne dans ce pays. Ces soldats qui s’entretuent ne font qu’assurer le spectacle d’une pièce dont le scénario est déjà écrit depuis bien longtemps.

 Estienne Boethe évoquait là un des principes fondamentaux du Culte, celui de destin tout tracé par les dieux. La Cyanidienne n’avait jamais aimé cette vision des choses et, à force d’en discuter avec elle, son mari en était venu à avoir un avis plus partagé. Ce dernier commençait à regretter cette pause, craignant que l’homme prenne la mouche sur une parole d’Orbia. Heureusement, si elle n’avait pas la langue dans sa poche, leur interlocuteur semblait d'un calme à toute épreuve. Comme il ne voulait pas rallonger cet échange trop longtemps, il but une grande gorgée de thé, s’étouffant presque en sentant la chaleur du liquide lui brûler l’œsophage. Comment diable cet homme pouvait-il boire pareille lave ? C’était peut-être culturel, ça aussi… Il décida de changer de stratégie, et surtout de sujet.

 — Vous ne ressemblez pas beaucoup aux autres soldats, fit remarquer Amset. Vous ne vous entrainez pas… ?

 — Je ne compte ni user de mes poings ni d’une arme quelconque pour affronter les hérétiques, lui répondit Boethe. Je suis un Faussaire¹, expert en runes du Culte. J'ai appris à tracer des glyphes et à les associer. Je peux les lire et les déclencher, bien sûr, sans même les avoir sous les yeux. Mon arme, c’est ma tête et mes connaissances. Je suis loin d’être un militaire.

 — Dans ce cas, que faites-vous ici ? demanda Orbia tandis qu'elle se rhabillait.

 — La seule raison qui me pousse à être ici est ma curiosité. Je veux assister aux évènements de cette guerre si particulière. Je ne demande qu’à être surpris par celle-ci.

 — Je trouve ça horrible, lui répondit la Cyanidienne. Des hommes, des femmes et des enfants meurent chaque jour depuis que cette fichue Croisade a démarré !

 — Et c’était aussi le cas avant. La Terre des Murmures est loin d’être un paradis et le bonheur n’a jamais été qu’une illusion momentanée.

 — C’est faux, intervint Amset. Nous avons connu plusieurs années de bonheur, Orbia et moi, avec le reste de ce village. Il ne s’agissait pas d’une illusion.

 — J’ignore s’il s’agit d’optimisme ou de naïveté. C’est pourtant un fait. L’être humain est autodestructeur et s’encombre de lui-même dans des tragédies et des drames. Ce n’est pas étonnant, après tout, car c’est en ressentant la souffrance que nous nous sentons vraiment exister.

 — C’est affreux de penser ça…, grommela Orbia en se relevant.

 — Je suis simplement sincère. Peut-être qu’un jour, lorsque vous aurez appris plus de choses sur ce monde, vous comprendrez ma façon de penser, madame. Après tout, vous-même, vous êtes restée ici, à affronter cette Croisade de plein fouet, alors que vous auriez pu vous éloigner et revenir, plus tard.

 Ils ne répondirent pas. Amset aida sa femme à remettre Cassité sur son dos puis ils s’éloignèrent sous le regard visiblement amusé de l’homme au monocle. La Guide paraissait troublée par ses paroles et son mari, une fois qu’ils furent assez éloignés, ouvrit la bouche dans le but de la rassurer.

 C’est à ce moment-là que le sol se mit à trembler. Tous deux se figèrent et les habitants qui n’avaient pas encore fui le village sortirent des bâtiments dans un même mouvement. L'attention de tous pointait dans une même direction. Quelques araquets volaient vers eux, paniqués. Amset y reconnut Paco et déglutit. Il l’avait envoyé faire des tours en sentinelle pour veiller sur le village. Son retour en trombe ne pouvait signifier qu’une seule chose.

1: Faussaire est le nom donné aux personnes capables de réécrire un parchemin cultique. L'apprentissage demande plusieurs années et est réputé difficile et dangereux. Effectivement, les runes sont si complexes que la moindre erreur sur un parchemin peut provoquer des effets indésirés, comme une explosion. Généralement, les Faussaires travaillent directement sur base de parchemins authentiques pour en fabriquer de nouveau. Rares sont ceux capables d'en faire de mémoire...

Si les runes sont généralement écrites sur parchemin, c'est uniquement parce que c'est plus pratique.

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