Chapitre 61: L'œil de verre
Lorsqu’Horus se réveilla, tout son corps était en proie à une lancinante souffrance. Il avait l’impression d’avoir plusieurs os brisés, mais il était en vie. Tremblant, il ouvrit les paupières. Il comprit immédiatement que quelque chose clochait. Sa vue, pourtant exceptionnelle, semblait voilée sur sa gauche. Il sentit l’angoisse le saisir et, au prix d’un effort gargantuesque, se redressa contre la plinthe du lit où on l’avait installé. La panique le faisait haleter lorsqu’il porta sa main sur l’œil qui ne voyait plus rien. Là où son globe oculaire aurait dû se trouver, il n’y avait plus qu’un espace vide.
— Vous voilà réveillé, Capitaine Sergius, lança alors une voix distraite.
Il tourna la tête vers ce qui serait, désormais, son angle mort. Estienne Boethe était assis sur une chaise et gribouillait sur des parchemins. C’était à peine s’il lui prêtait attention. Aussitôt, les derniers souvenirs d'Horus refirent surface. L’attaque des puphants, les soldats assyriens, le flash lumineux…
— Vous…, souffla-t-il. C’est vous qui…
— L’attaque cyanidienne a été repoussée. Hélas, il ne subsiste plus un seul de mes soldats, j’en ai peur. Vous-même avez subi de terribles pertes. Vous m’en voyez navré.
Il avait dit tout cela en rangeant ses liasses de parchemins dans un sac. Ses paroles étaient totalement dénuées d’émotion. Il n’aurait pas employé un autre ton en parlant du temps ou de son dernier petit-déjeuner. Une fois debout, il enfonça son chapeau sur sa tête, s’apprêtant à partir. Si le Capitaine avait eu son épée sous la main, et ses os en bon état, il lui aurait sûrement sauté à la gorge.
— Vous ne vous en tirerez pas comme ça, le menaça-t-il. J’ai tout vu, je ne suis pas né de la dernière pluie ! Ce n’est pas la prem…
— Vous croyez, capitaine ? l’interrompit l’homme en faisant volte-face avec un sourire malicieux. Dans ce cas, laissez-moi vous dire que j’ai reçu l’autorisation de pratiquer mes expériences par les plus hautes autorités du Culte. Si j’étais vous, Horus, je me ferais discret, d’autant que vous ne pourriez pas vous protéger dans cet état. Maintenant, si vous le voulez bien, je vais prendre congé en attendant mes prochaines attributions. Quant à vous, je suppose que vous n’allez pas tarder à rentrer chez vous.
Le Safranien serra ses poings endoloris, frustré. C’était vrai, dans cet état, il allait certainement être rapatrié dès qu’une charrette passerait par Nochélys. Le Culte en avait une trentaine qui parcouraient le pays et les lignes de combat pour ramasser les blessés capables de survivre à leur retour. Les deux Guides les avaient certainement déjà contactés. Seulement, laisser cet homme s’en tirer à si bon compte le mettait hors de lui.
— Votre ami Manius non plus ne voulait pas se laisser faire, glissa le Cobalte. Passez le bonjour de ma part à ses jumelles, voulez-vous ?
Ce sous-entendu fit écarquiller son dernier œil valide à Horus. Il sentit soudain toute force l’abandonner et il baissa les épaules. L’émotion le submergeait. Il peinait à y croire. Avant qu’il n’ait pu contester Boethe, celui-ci sortit, laissant entrer les deux Guides du village, ainsi que Sertorius et Carmelo. Ces derniers, à l’inverse de l’homme au monocle, paraissaient très inquiets au sujet du Capitaine. Le borgne ne le remarqua pas immédiatement, encore chamboulé par ce qu’il venait d’entendre. Le médecin, ou du moins ce qui s’en rapprochait le plus dans ce village, lui expliqua qu’il avait fait son possible pour bander ses blessures. Il avait été obligé de lui retirer l’œil dans lequel s’étaient logés des morceaux de métal afin d'éviter l'infection. Cependant, le militaire ne s’en souciait déjà plus. Il avait d'autres problèmes en tête.
— Mon Vice-Capitaine, lança-t-il d’une voix rauque. Où est-il… ?
— Nous… nous ne l’avons pas retrouvé, soupira Amset. Ni lui ni aucun Assyrien. Beaucoup de vos soldats ont aussi été tués.
— Pas de corps…
— Nous ignorons ce qu’il s’est passé, annonça sombrement Orbia. Quand nous sommes revenus, nous avons trouvé vos corps meurtris. Au centre, il y avait les carcasses des trois puphants géants, avec d’immenses trous dans les chairs. Les Cyanidiens étaient en pièces. C’est comme s’ils s’étaient pris de plein fouet une explosion.
— Boethe a refusé, mais vous pouvez peut-être nous en dire plus ? se risqua Carmelo, le verrier.
Le Capitaine ouvrit la bouche, sans qu'aucun son ne franchisse ses lèvres. Ce que les habitants du village venaient de lui dire confirmaient ses craintes. Pire, il avait déjà vu des terres marquées par la mort de la même manière que ce qu’on venait de lui décrire, sans en comprendre à l’époque la portée. Seulement, Boethe l’avait mis en garde. S’il parlait, il mettrait tout le monde en danger, et il n’était pas en état d’aider qui que ce soit. Aussi, après quelques secondes, il soupira.
— Non… j’ai perdu connaissance avec l’explosion, j'ignore d’où elle venait.
Il baissa la tête. S’il s’avouait vaincu sur le moment, il n’était pas prêt à abandonner ainsi. De retour au pays, il prendrait les mesures nécessaires. Hélas, en ce moment, il était pieds et poings liés. Lorsqu'il remarqua une ombre s’avancer, il releva la tête. Timidement, Orbia tendait sa main vers lui. Une étrange sphère de verre s’y trouvait.
— Carmelo m’a montré comment faire. C’est ma quatrième tentative, mais… celui-ci est réussi ! En l’attente de vous en procurer un meilleur, bien sûr !
— Je l’ai quand même un peu aidée, rassura le verrier.
— Je vais vous l’installer, indiqua Sertorius. Ça risque de faire mal, j’espère qu’il est à la bonne taille.
L’homme se rapprocha en attrapant le globe et c’est alors qu’Horus comprit ce qu’était l’étrange objet. Un œil de verre. Il n’allait pas lui rendre la vue, certes, mais il pourrait au moins se présenter aux yeux du monde sans attirer les regards dégoûtés et curieux. Le glisser dans son orbite vide ne fut pas tâche aisée. Enfin, Sertorius s’écarta avec satisfaction. Le Safranien soupira et eut un léger sourire, le premier depuis son réveil.
— Comment je suis ?
— Comme si de rien n’était, assura Amset.
C’était faux. Orbia avait fait la prothèse un rien trop petite, et l’œil de verre glissait légèrement de lui-même à chaque battement de cil. Cela lui donnait l’air de loucher. Chez un homme réputé pour sa vue hors du commun, c’était assez ridicule. Puisque personne n’osa le lui avouer, il n’en sut rien sur le moment.
— Nous allons vous laisser vous reposer, maintenant, annonça Sertorius. Vous entamerez votre trajet du retour dès demain, on a déjà eu une réponse via les araquets.
— Vous devriez venir avec moi, lança le Capitaine. Vous n’êtes plus en sécurité à Nochélys.
— C’est gentil de vous inquiéter, répondit Orbia, sincère. Mais ce n’est pas possible.
Elle sortit en premier, suivie des deux anciens esclaves. Amset allait les imiter quand, soudain, n’y tenant plus, le Capitaine Sergius happa son bras sur le départ.
— Ce n’était pas la première fois qu’un tel massacre avait lieu. Méfiez-vous de Boethe. Et soyez discrets…
Le Guide le regarda dans les yeux, ou plutôt dans son seul œil organique. Une étincelle y était apparue. Ne sachant que répondre, il acquiesça et, lorsque le soldat le lâcha, il sortit de la pièce, assailli par mille questions. De son côté, Horus Sergius poussa un grand soupir. L’air abattu, il songea à son compagnon d’arme et meilleur ami qu’il avait perdu. Puis il enragea contre son corps qui ne lui permettrait pas de le venger de sitôt.
Annotations