Chapitre 62: Vision d'horreur
Estienne Boethe s’était assis sur une souche d’arbre, en haut d’une petite colline, en bordure de jungle. Il avait vue sur une vaste plaine dans laquelle broutaient d’ordinaire des domrochs et velucéros. Comme le soleil se couchait, les animaux étaient rentrés au village. Le ciel se voilait d’une belle teinte orangée avant de faire place à l’obscurité. C’était un magnifique spectacle, le seul capable, peut-être, de faire oublier aux Cyanidiens l’horreur qu’ils vivaient chaque jour depuis que la Croisade avait démarré.
Un bruit derrière lui attira son attention, sans qu’il ne bouge pour autant. Un lilifuris sortit des fourrées et l’observa curieusement.
— Ainsi donc, je ne m’étais pas trompé quant à votre présence, lança Boethe. Notre altercation vous-a-t-elle plu, Sir Narcisse ?
— Allons, j’ai donc été percé à jour ? s’étonna le lézard bipède avec une petite voix aiguë. Qu’est-ce qui m’a trahi ?
— Votre faciès. Il est rare de voir quelqu’un s’esclaffer à la vue de la mort, à moins bien sûr, de ne pas la craindre.
Alors qu’il parlait, le corps écailleux du lilifuris avait été pris de spasmes incontrôlables. Ses membres s’étaient mis à enfler étrangement, mutant afin de lui donner l’aspect d’un effroyable nouveau-né. Quelques secondes plus tard, c’était un jeune homme qui se redressait en s’étirant et en grimaçant, tandis que son corps se couvrait d’une tunique qui semblait pousser à même sa peau pour donner l’illusion d’un vêtement. Boethe n’avait que rarement eu l’occasion d’assister à ce spectacle peu ragoûtant dont le résultat était toutefois saisissant. Il était toujours amusé de voir ces pouvoirs inhumains en action, se sentant un peu privilégié. Une fois sa métamorphose terminée, Narcisse adressa un sourire pernicieux au Faussaire.
— Tu n’y es pas allé de main morte, l’autre jour. J’ai été incapable de me retenir de rire, je le reconnais, mais à part toi, il n’y avait déjà plus aucun autre témoin.
— C’est vrai, reconnut Boethe en détournant son regard vers le soleil couchant. Les êtres humains sont un parfait combustible… J’ai eu l’occasion de le tester à maintes reprises depuis mon arrivée dans ce pays.
— Oui, j’ai pu voir les restes de tes passages. Tu fais sacrément progresser nos récoltes, ils sont contents de ton boulot ! Sinon, ça tombe bien que je te retrouve ici, justement. Tu as vu la jeune femme qui sert de Guide à ce village ?
— La femme de l’Assyrien ? C’est une fille naïve et complètement à côté des réalités de ce monde. Son empathie la dévore de l’intérieur et elle n’est pas du tout rationnelle. Pourquoi t’intéresses-tu à elle ?
— Je ne l’ai jamais vue, soupira Narcisse. Cet intérêt vient de plus haut.
Estienne Boethe acquiesça, pensif, comprenant immédiatement où le polymorphe voulait en venir. Il n’y avait qu’une seule raison pour qu’on ait envoyé Narcisse lui parler de la Guide de Nochélys. Il était un peu surpris d’apprendre que celle-ci était peut-être une Élue, mais peu importait. Après tout, il en savait déjà bien plus que n’importe quel autre être humain.
— Dans ce cas, je te préviens, ce ne sera pas tâche aisée de l’obliger à te suivre. Les sentiments qu’elle éprouve à l'égard de cet endroit et de sa famille sont forts, aussi stupides soient-ils. À moins d’avoir recours à la force, et encore, si elle est vraiment comme tu le sous-entends, ce n’est pas gagné.
— Je la convaincrai. On m’a déjà mis en garde contre son mari. Je pourrais m’en charger, bien sûr. Seulement, si je lui apparais juste après, elle risque de deviner que j’y suis pour quelque chose. Alors que si ça arrive pendant que je lui parle une première fois…
— Autant faire table rase, dans ce cas, soupira Boethe. Je vais juste avoir besoin d’un jour ou deux. C’est dommage, c’était un charmant petit village. J’ose à peine imaginer les réactions du peuple en apprenant que cette seconde « Réunion » aura connu le même sort.
Cet avenir probable et ses conséquences en tête, il eut un large sourire, imité par le jeune homme. Jusqu'à ce que ce dernier se transforme de nouveau en lézard et disparaisse dans la jungle.
*
* *
Le cœur d’Hypathie rata un battement et elle s’écarta soudain de la fenêtre. Elle avait lâché un objet, une petite sphère dorée et pourvue de plusieurs lentilles qui tomba dans un bruit métallique sur le carrelage de la pièce. La Savante avait les deux mains sur la bouche, horrifiée. Elle se laissa tomber, ne pouvant retenir un sanglot.
Après quelques secondes, elle reporta un regard apeuré sur l’objet qu’elle avait lâché. Non pas qu’elle craignait qu’il soit cassé, elle savait que ce n’était pas possible. Ce qu’elle avait vu était-il réellement arrivé ? S’était-elle à ce point fourvoyée… ?
Encore chamboulée, elle se releva et s’approcha de son bureau. Elle dégagea d’un geste les cartes du ciel qu’elle dessinait et attrapa une feuille de parchemin vierge. D’une main tremblante, elle écrivit son message puis se précipita dehors. Elle se trouvait dans une des salles les plus hautes de l’Université de Rakhotis, sa ville natale. Elle dégringola les escaliers plus vite que jamais, poussa sans ménagement quiconque se trouvait sur son chemin et débarqua, toujours affolée, à la poste privée de l’établissement. Sans attendre qu’on lui ouvre, elle se saisit du passe-partout que son père lui avait confié et entra. Elle se dirigea vers les colombes et reconnut celle qu’elle avait déjà utilisée quelques fois pour ce même destinataire. Elle lui attacha le parchemin roulé à la patte et le lança par la fenêtre. Elle crut un instant qu’il n’ouvrirait pas ses ailes mais, bien vite, l'oiseau prit de l'altitude et se dirigea vers les froides contrées de la Majorique.
— Puisses-tu arriver à temps, murmura-t-elle. Sans quoi, ce sera terminé...
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