Chapitre 62.5 : Vausturn
(Chapitre ajouté suite aux commentaires, voici donc un moment loin de Nochélys, en plein dans la tourmente de la Croisade)
— Ils arrivent.
Basile Lulle quitta son parchemin des yeux. Philippe de Vivian venait de le ramener à la réalité de manière brutale. En se concentrant, il dut bien reconnaitre que son Seigneur avait raison. On percevait des pas précipités, des pleurs et des lamentations qui se rapprochaient. Caché derrière un arbre au tronc imposant, le Faussaire attendait le signal.
Bientôt apparut tout un groupe de femmes et d’enfants aux habits typiquement cyanidiens. Il y avait bien quelques hommes parmi eux, essentiellement des vieillards, ainsi que quelques bêtes qui les aidaient à transporter du matériel. Ils suivaient le cours d’eau dans l’espoir d’échapper à l’assaut de leur village par des troupes majores et cobaltes. Ils n’avaient aucune idée du traquenard dans lequel ils s’engouffraient.
Du haut de son arbre, le Seigneur denien siffla. Dans un soupir, Basile quitta sa cachette en dressant devant lui le parchemin qu’il avait pris plusieurs jours à tracer. S’ils s’étonnèrent de sa présence, les fuyards ne prirent pas peur pour autant. Ce n’est que lorsque l’étranger commença à lire ses runes qu’ils se figèrent sur place.
L’incantation fut brève. Elle n’était pas encore achevée qu’un mur de terre s’élevait déjà entre Basile Lulle et les Cyanidiens. Massif, il arrêta sa croissance après avoir atteint la cime des arbres, empêchant toute progression.
Ils n’eurent pas le temps de contourner l’édifice cultique, ni même de s’étonner. Les Deniens cachés dans les fourrés en sortirent aussitôt en brandissant leurs baïonnettes. Derrière son mur, Basile entendit les cris horrifiés mêlés aux coups de feu. Le vacarme qui suivit lui indiqua qu’ils n’avaient pas eu assez de munitions et qu’ils avaient dû partir à l’assaut afin de terminer le travail. Puis, au moment où Philippe de Vivian descendait de son arbre, les bruits se turent. Mission accomplie.
— Ça va aller, Lulle ? demanda le Seigneur à son obligé.
— Oui… J’ai juste… Un peu de mal à m’y faire.
— Il faudra bien, pourtant. La guerre n’épargne personne, et surtout pas les survivants. De plus, vos remords ne les ramèneront pas.
Basile Lulle soupira. Son Seigneur avait raison. Mais il avait tout de même du mal à se résoudre à participer à ces massacres. Il savait qu’il en était de même pour son Seigneur, qu’il avait toujours connu joyeux, plein de vie, optimiste. Depuis qu’ils étaient arrivés en Cyanide à la demande de l’Ogresse, il était devenu l’ombre de lui-même, tel un reflet maussade et froid.
En tant que Faussaire de la maison de Vivian, Lulle avait dû l’accompagner ici, ainsi que la majorité de la cavalerie de la Laconie. S'il avait emporté beaucoup de parchemins médicaux, il n’avait quasiment pas eu d’occasions de s’en servir. On ne lui avait demandé que des sorts d’assaut, de quoi créer des brèches dans les positions ennemies ou, comme aujourd’hui, prendre au piège les autochtones. Si les Cyanidiens découvraient les armes à feu lors de cette Croisade, c’était bien la magie des quelques Faussaires à prendre part aux combats qui faisait le plus de dégâts.
Lorsqu’ils sortirent tous deux de derrière l’immense mur de terre, les hommes du Seigneur Philippe sifflèrent vers la jungle. Leurs chevaux hennirent en réponse et apparurent bientôt. Maintenant que les fuyards avaient été massacrés, ils devaient retourner au village et participer à la fin des hostilités. Lulle cherchait déjà son prochain parchemin dans sa sacoche, de quoi créer une lance de flamme. Un classique dans la profession, même si terriblement difficile à retracer. Seulement, Lulle était de ces chanceux à avoir une mémoire particulièrement fiable. Il était capable de retracer les runes d’un parchemin sans avoir de modèle sous les yeux. De toute sa vie, il n’avait rencontré qu’un seul Faussaire capable du même exploit, un Cobalte du nom d’Estienne Boethe. Un type glaçant qu’il espérait ne plus jamais revoir.
Ils allaient pénétrer dans le village transformé en champs de bataille quand une flèche vint se planter dans le bras d’un cavalier. La Faussaire, surpris, porta son regard sur le cours d’eau. Une grande créature était en train de traverser, montée par une femme qui se préparait à décocher une nouvelle flèche. La cavalerie se contenta de galoper plus vite. L’archère était trop loin de toute façon, impossible de l’arrêter.
Sur le point de charger, les Deniens de la Laconie dégainèrent leurs sabres. Ils étaient le renfort parfait pour donner un coup fatal à la résistance des hommes du pays qui luttaient vaillamment. C’était sans compter sur la présence de plusieurs Némélée, ces gigantesques fauves qui tenaient en respect bien des soldats.
Sur son cheval en retrait, Lulle dressa son parchemin. C’était dans le but d'éliminer ce genre de menace qu’il était là, après tout. Il allait démarrer son incantation quand une ombre voila ses runes. Il leva les yeux et lâcha son parchemin de surprise. L’oiseau qui les survolait était bien dix fois plus grand qu’un Roch. Il aurait pu rivaliser avec un Puphant géant ! Comment une créature aussi gigantesque pouvait-elle se mouvoir dans les cieux ?
Les cris autour de lui le ramenèrent à la réalité. Il était toujours sur un champ de bataille et il allait devoir se ressaisir s’il ne voulait pas y mourir. Seulement, tandis qu’il rattrapait péniblement son parchemin, il se sentit frissonner et une grosse bulle s’extirpa de son corps. Il la regarda, perplexe, avant d’inspecter les alentours.
Les combats s’étaient figés. Tous, Cyanidiens comme envahisseurs, bêtes comme humains, observaient avec stupeur une bulle qui venait de sortir de leurs corps. Les plus curieux tendirent le doigt pour les toucher. Au moment même où leur bulle éclatait, les hommes expiraient en crachant du sang. Alors le Faussaire comprit.
— Lulle, qu’est-ce que cette malédiction ? tonna Philippe de Vivian, horrifié.
— Ce n’est pas une malédiction, mon Seigneur… C’est… C’est Vausturn. Le Colosse de la Mort.
Au même moment, l’oiseau gigantesque se posa sur ce qui avait dû être la demeure du chef du village, prêt à assister à son spectacle favori. Celui d’une bataille où la vie est aussi fragile qu’une bulle de savon.
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