Chapitre 63: Mauvaise augure
Le Capitaine Sergius quitta Nochélys le lendemain, en fin de matinée, en compagnie de ses quelques officiers survivants. Il ne restait plus qu'Estienne Boethe pour assurer la sécurité du village mais le conducteur de la charrette leur informa que de nouvelles troupes étaient déjà en chemin afin de remplacer les disparus. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils arrivent, en priant le ciel qu’on ne les attaque pas de nouveau entre-temps.
La tension restait palpable. Pourtant, personne d’autre ne quitta le village, en dépit des recommandations du borgne. Tout le monde avait beau être à cran, tous ceux qui étaient encore là gardaient espoir. Malgré tout, la crainte de subir un nouvel assaut avait poussé Barabbas à réaménager son ancienne maison, celle où ils avaient trouvé refuge le temps de l'attaque des puphants. Ils s’y étaient vus serrés comme des sardines et l’homme comptait bien agrandir l’espace, dans le cas où ils devraient de nouveau s’y replier.
Puisqu'ils avaient subi quelques pertes matérielles, tout le monde se concentrait sur les travaux de réparation. Des habitations avaient été réduites en cendres par le feu des flèches cyanidiennes. Orbia et Amset surveillaient ces restaurations et y participaient du mieux qu’ils le pouvaient. Cependant, ils avaient demandé à Barabbas de s’occuper de Cassité. Ainsi leur progéniture serait déjà à l’abri en cas d’une nouvelle alerte et ne les gênerait pas dans leur besogne. Le couple avait une confiance aveugle en l’ancien protecteur d’Orbia. Il agissait à la manière d'un grand-père, ravi de pouvoir s’en occuper malgré ses propres travaux en cours.
S’il était censé s’occuper de leur sécurité, Estienne Boethe était certainement l’homme le plus insouciant de tout Nochélys. Imperturbable, il continuait de boire son thé à certaines heures bien précises de la journée, tel un rituel sacré. Plus étonnant encore, le reste du temps, il peignait sur les bâtiments d’étranges fresques à l’image d’animaux ou de plantes. Tout le monde le regardait faire, abasourdi, sans oser lui dire ce qu’on pensait de son attitude. Amset avait bien essayé de lui en parler mais Boethe l’avait mené par le bout du nez en changeant subitement de sujet sans lui laisser le temps de se plaindre.
Aussi, deux jours après le départ du Safranien, les pleurs de Cassité réveillèrent ses deux parents. Il était tôt, comme d’habitude. Ils avaient abandonné depuis longtemps l’idée d'une grasse matinée. Orbia se dégagea de ses draps et alla chercher la petite puce dans son berceau avant de lui offrir son sein à téter. Amset, par solidarité, se leva à son tour et se dirigea vers la cuisine pour y préparer le petit déjeuner. Il était en train de presser une paraguina quand un petit bruit attira son attention.
Un araquet frappait à sa fenêtre. Il avait un morceau de parchemin attaché à la patte. Ne reconnaissant pas l’animal, il fronça sombrement les sourcils, comprenant que le message venait d’un autre village. De quelles mauvaises nouvelles allait-on encore lui faire part ? Il abandonna l’agrume et ouvrit la fenêtre. L’oiseau n’entra pas. Il tendit simplement la patte et s’envola une fois sa mission accomplie. Qui que soit l’auteur, il n’attendait pas de réponse.
Il déplia la missive et reconnut avec surprise l’écriture d’Emilia. De ce qu’il avait appris, son village avait été rasé peu de temps après l’affaire des enfants tués par un missionnaire. Ainsi, elle était encore en vie. Sa lecture le fit pourtant frissonner d’effroi. D’après la jeune femme, son village était en pleine bataille avec des troupes majores et deniennes quand…
Orbia ouvrit la porte et Amset sursauta. Il cacha la lettre dans sa poche avant qu’elle n’ait le temps de remarquer ce qu’il avait en main. Trop occupée à dorloter leur fille, la Guide ne remarqua rien et prit place à table. Sans plus attendre, il termina son ouvrage et lui servit leur petit-déjeuner. Quetzu se manifesta à son tour par des sifflements en passant par la fenêtre ouverte.
— Oh, Othniel est de retour ? s’exclama Orbia à l’adresse du serpent.
— Vraiment ? s’étonna son mari. Ça faisait longtemps qu’il n’était plus passé dans le coin.
— Je devrais essayer de le convaincre de rester loin d’ici. Pour le moment, du moins, trainer dans le coin n’est pas très prudent.
— C’est un animal de plusieurs centaines de tonnes, que veux-tu qu’il lui arrive ?
— Tu as vu comme moi l’état des puphants. Je n’ai pas envie qu’on fasse de lui une arme de siège.
Amset soupira. Ils avaient d’importants souvenirs avec le colligus. Cette soirée où Orbia lui avait fait part de ses rêves, leur mariage, leur première traversée de la Cyanide… L’immense créature avait une grande place dans le cœur du couple et le prêtre partageait les craintes de son épouse.
Elle lui confia Cassité ainsi que la mission de l’amener à Barabbas. Ce dernier avait déjà tout le nécessaire pour prendre soin d’elle. Elle attendit que son mari soit sorti, attrapa son collier de Khême et le rangea dans un petit sac. Elle comptait le porter, juste quelques instants, histoire de parler aux âmes sans embêter Amset. Accompagnée de Quetzu, toujours posté sur ses épaules, elle s’aventura dans la jungle alors que le soleil pointait à peine le bout de son nez dans le ciel.
Trouver Othniel ne fut guère difficile. Guidée par le serpent à plumes, elle ne tarda pas à repérer des traces de son passage. Le géant n’était pas du genre discret, loin de là ! Elle le retrouva un peu plus loin, déjà en train de se faire un festin des tendres feuilles des arbres. D’une simple caresse, elle lui fit remarquer sa présence et l’animal baissa sa caboche, ce qui permit à Orbia de lui grimper dessus. Elle avait perdu en souplesse depuis la naissance de Cassité et elle lui en fut très reconnaissante, se promettant de lui présenter sa fille dès que cette Croisade aurait pris fin.
Tandis qu'il relevait la tête afin de reprendre son repas, elle observa le paysage en poussant un grand soupir. La vue était toujours aussi belle qu’autrefois. Les arbres et les végétaux s’étendaient à perte de vue et des nuées d’oiseaux voletaient çà et là. L’un d’eux vint même se poser près d’elle, sur le crâne d’Othniel. Seulement, ce n'était pas le reflet de la réalité. Elle savait que l’horreur des conflits s’étendait partout dans le pays, tel un mal à peine visible dans l’immensité de la jungle. Orbia craignait plus que tout de voir son monde s’écrouler et partir en fumée dans les affres de la guerre. Hélas, et comme à l’époque où elle avait rencontré Amset, elle restait trop fragile pour faire quoi que ce soit et arranger les choses.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, dis-donc ! s’écria une voix fluette.
Orbia acquiesça avant de froncer les sourcils, surprise. Lentement, elle tourna la tête sur le côté. Là où s’était posé un araquet quelques secondes auparavant, se trouvait désormais un jeune homme blond avec une étrange tunique aux couleurs de l’arc-en-ciel qui semblait pousser à même sa peau. Il lui offrait un sourire charmeur.
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