Chapitre 65: Aux origines du Khême
Orbia observa l’inconnu qui avait soudain remplacé l’araquet sur la tête d’Othniel, abasourdie. Elle ne comprenait pas comment il était arrivé là sans qu’elle l'ait vu. Prise d’un mauvais pressentiment, elle plongea sa main dans son sac, touchant le collier de Khême du bout des doigts. Il était brûlant, mais moins que lors des rares fois où il s’était déjà manifesté. Elle déglutit, inquiète, et dévisagea le jeune homme, tandis que Quetzu, sur ses épaules, se dressait d’un air menaçant, exposant sa belle collerette.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle sèchement. Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Je m’appelle Narcisse ! se présenta-t-il avec une brève inclinaison. Je voulais rencontrer ma petite sœur !
— Ta peti… quoi ? s’étonna Orbia, confuse.
— Oh, nous n’avons pas de liens de sang. Par contre, nous sommes tous les deux des êtres si particuliers et en si petit nombre que, pour moi, c’est un peu pareil ! Tu fais partie de notre belle famille !
La Cyanidienne ne répondit pas de suite, réfléchissant en dévisageant toujours ce dénommé Narcisse. Sa main était plongée dans son sac, en contact avec son collier. Sa chaleur lui fit comprendre, en partie, à qui elle avait affaire.
— C’est l’Inquinitrice qui t’envoie, c’est ça ?
— L’Inquisitrice, corrigea-t-il. Touché. Elle place en toi de grands espoirs, tu sais.
— Je pensais avoir été assez claire, ça ne m’intéresse pas. Il est hors de question que je quitte mon village et ma famille.
— Allons, tout ça, c’est bien beau, mais c’est éphémère. Un jour où l’autre, ils disparaitront et tu te retrouveras toute seule. Le bonheur, une famille, c’est fragile. C’est d’autant plus vrai dans ce contexte de guerre.
— Même si c’est fragile, comme tu le dis, c’est le cas de tout le monde, lui fit-elle remarquer.
— Pas pour nous. J’aurai bientôt deux-cents ans, et je ne te parle pas des autres.
Orbia ne put s’empêcher de pouffer de rire. Deux siècles, vraiment, comment pouvait-il garder son sérieux avec de telles énormités ? Il la dévisagea, l’air courroucé cette fois-ci, puis soupira.
— Le temps n’a pas d’emprise sur moi. Et ce sera aussi ton cas, à condition que tu acceptes d’éveiller tout ton potentiel et de nourrir celui-ci. Si tu continues sur ton rythme de vie sans aucune ambition, tu n’atteindras jamais ta véritable nature.
— Ma vraie nature ? répéta Orbia, outrée. Je suis l’épouse d’Amset, la maman de Cassité et l’une des deux Guides de Nochélys. C’est ça, ma vraie nature.
— C’est d’un ennui ! Tu pourrais devenir un être presque divin, ma pauvre, ouvre les yeux !
— Et je peux savoir ce qui te fait dire ça ?
— Ton Khême.
À ce mot, Orbia écarquilla les yeux et déglutit. Elle jeta un bref regard vers son sac dans lequel elle avait toujours la main, sur le collier de sa mère. Narcisse, lui, semblait plutôt satisfait de l’effet de ses paroles sur la Cyanidienne et souriait avec sournoiserie.
— Tu … tu veux parler de mon collier… ? demanda-t-elle, hésitante.
— Mais non, pauvre cruche, s'exclama-t-il en levant les yeux vers le ciel. Je parle du Khême que tu as à l’intérieur de toi.
Orbia baissa la tête en posant une main contre sa poitrine, soufflant un coup. Si elle n’était pas bien sûre de comprendre où il voulait en venir, elle appréhendait d’en apprendre plus.
— Ton village a subi un rituel cultique quand tu étais gamine, je crois ? C’est à ce moment-là que tu as absorbé du Khême, à cause du collier, justement. Ça t’a épargné de subir le même sort et ça t’a permis d’exploiter plus facilement tout le potentiel qui était en toi.
— Attends, l’interrompit Orbia, angoissée. Tu veux dire que le… que le Khême, c’est…
— C’est la vie, dans tous les sens du terme.
Elle réprima un cri d’horreur en se couvrant la bouche de sa main. Son corps tremblait, pris d’un frisson effroyable. Elle sentait soudain un profond sentiment de culpabilité s’emparer d’elle. Sa réaction dut surprendre Narcisse qui soupira avant d’essayer de lui taper amicalement dans le dos. Quetzu l’en empêcha, plongeant dans sa main ses crochets sans le moindre avertissement. Il réprima un cri courroucé et retira son bras en le secouant. Aussitôt, la plaie se referma.
— Faut pas le prendre ainsi, assura-t-il. Plus tu as de Khême et plus tu seras capable de réaliser l’impossible ! C’est un peu différent pour chaque individu, je ne vais pas te mentir, mais on a tous de grands pouvoirs et une vie presqu’illimitée afin d'en profiter pleinement. À condition de s’abreuver de Khême si ça devient nécessaire.
— S’abreuver de Khême ?! répéta Orbia, le visage déformé par la colère. Comment peut-on envisager de prendre la vie de quelqu’un consciemment dans son propre intérêt ?
— Allons, je t’en prie, pourquoi crois-tu que nous sommes en pleine Croisade ?
Cette fois-ci, c’en était trop. Orbia se leva et Narcisse sentit une force invisible le saisir au cou et le soulever. Il ne s’était pas attendu à de l’agressivité de la part de la jeune Cyanidienne et se secoua dans tous les sens dans une vaine tentative de se dépêtrer de son pouvoir. Il avait commencé à se métamorphoser quand il fut rejeté plus loin et qu'il tomba sur plusieurs mètres dans la jungle.
La chute fut violente et lui brisa de nombreux os. Il fallut un bon moment avant que la douleur disparaisse. Quand il se releva, ce fut sous forme d’un être mi-homme mi-araquet. Il n’avait pas eu le temps de terminer sa transformation. Qu’à cela ne tienne, ce n’était pas ça qui allait le tuer. Il jeta un regard vers le colligus qui s’éloignait de lui à rythme lent. La jeune fille n’était plus sur sa tête. Il poussa un juron. Rien ne s'était passé comme il l'avait prévu. Néanmoins, dans peu de temps, elle reviendrait vers lui en rampant. Elle n’aurait pas d’autre choix que de le suivre.
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