Chapitre 67: Je veux que tu vives
Amset était horrifié. Lui et Orbia, comprenant que quelque chose clochait, s'avancèrent vers l’homme qu’ils venaient de chasser. Seulement, après seulement quelques pas, une sorte de mur invisible empêcha toute progression. Alors que les secondes s’écoulaient, la lumière provoquée par la réaction des runes aux paroles d’Estienne Boethe s’étendit jusqu'à recouvrir Nochélys dans son entièreté.
Le jeune prêtre se sentait trembler de tout son corps. Il avait cru que Boethe n’avait pas eu le temps de tracer toutes ses runes. Il s’était donc senti conforté et en sécurité en le voyant prendre la fuite. En vérité, le Cobalte les avait bel et bien finies. Il avait juste attendu d’être en dehors de leur périmètre d’action pour les activer.
Orbia était tombée à genoux, la tête dans les mains. Le souvenir de cette nuit effroyable lui revenait à l’esprit. Son pire cauchemar était en train de prendre forme, de nouveau, sous ses yeux. Car, elle en était persuadée, c’était exactement ainsi que cela s’était passé la dernière fois, seize ans auparavant.
Le Faussaire termina son dernier murmure avec soulagement. Ce n’était désormais plus qu’une question de temps avant que tout le monde disparaisse. Il avait dû trahir sa collaboration avec Narcisse, mais c’était la seule solution qu’il avait eue sur le moment : provoquer la Cyanidienne pour qu’elle le repousse en dehors du village. C'est alors que le serpent à plumes se précipita sur lui, en colère, prêt à lui planter ses crochets dans le cou. Il esquiva l’attaque de justesse et dut sacrifier son second gant afin de l’éloigner et prendre la poudre d’escampette. Il n’avait plus rien à faire ici et ne désirait pas trainer. Quetzu hésita à se lancer à sa poursuite et essaya finalement de rejoindre les humains. Seulement, la barrière lumineuse interdisait toute entrée dans le village.
Les habitants derrière eux n’avaient pas encore tout à fait conscience de la situation. Spartacus, Carmelo ou Caius frappaient, en vain, sur ce qui les empêchait de quitter le bourg. C’est quand un enfant de Jessé commença à rayonner à son tour que la panique s’éleva. Son père voulut l’attraper. Soudain, le bras que sa progéniture tendait vers lui tomba en poussière.
Immédiatement, on entendit des gens hurler de peur et courir dans tous les sens. Seul Jessé resta près de lui, essayant de le serrer contre son corps une dernière fois. Tout son amour ne put empêcher la désintégration lente de son fils, et lui-même se mit ensuite à rayonner.
Dans le village, tout le monde cherchait une sortie ou priait les dieux et les esprits. Rien à faire, dès l’instant où quelqu’un était affecté par cette diabolique lumière, il s'effaçait, petit à petit. Quels que soient leurs efforts, il n’y avait pas d’échappatoire. Nochélys vivait de nouveau ce drame, ponctué par les lamentations. Même les animaux s’agitaient dans leurs enclos avant de partir en miettes.
Dépité, Amset sentait une immense tristesse s’emparer de lui. Tout ce qu’ils avaient construit était sur le point d'être anéanti. Un cri sembla l’appeler et, en tournant la tête, il vit Paco qui volait vers lui. Avant qu’il ne puisse l'atteindre, le corps de l’araquet se mit à briller. Il ne parvint jamais jusqu’à l’Assyrien. Voir l’oiseau mourir ainsi lui fit prendre conscience de ce terrible fait. Ils allaient tous mourir, sa femme et lui compris.
Subitement, Orbia se releva. Elle l'implorait du regard, en proie à une crise de panique.
— Où est Cassité ? demanda-t-elle avec précipitation. Où est notre fille ?
— Elle est avec Barabbas, en dehors du village, la rassura-t-il. Elle ne craint rien.
Cette affirmation apaisa la Cyanidienne qui poussa un profond soupir. Elle faillit adresser un triste sourire à son mari quand ce dernier, soudain, s'illumina.
Amset déglutit. C'était son tour. Il ne ressentait aucune douleur, juste une profonde mélancolie. Il savait qu’il n’en avait plus pour longtemps et décida de passer ses derniers instants les yeux plongés dans le reflet de ciel bleu de ceux d’Orbia. Celle-ci le fixait, horrifiée, bras baissés. Des larmes coulaient sur ses joues et un sanglot la secoua. Résigné, Amset profita d’être encore entier pour la serrer contre lui, une dernière fois.
— Tu m’as rendu heureux, susurra-t-il. Je ne regrette aucun moment passé à tes côtés.
— Amset…, balbutia-t-elle. Non… Non !
À sa grande surprise, elle le repoussa et fouilla dans son sac. Elle en sortit le collier de Khême, celui-là même qui l’avait amené ici, six ans plus tôt. Déboussolé, Amset l'observa avec appréhension lui passer l’objet autour du cou. Sa peau ressentit une vive et intense chaleur. Il tenta de retirer le bijou mais se rendit compte qu’il avait cessé de rayonner. Abasourdi, il croisa le regard triste d'Orbia qui s’était reculée. Elle s’était souvenue que, ce jour-là, sa mère lui avait enfilé cet objet avant de mourir. Le bijou pouvait protéger quelqu’un contre les effets de ce rituel.
Puis la Cyanidienne, désormais sans défense, se mit à briller à son tour. Son mari écarquilla les yeux et voulut retirer le collier qui lui brûlait les chairs pour le rendre à sa propriétaire. Ses gestes furent brusquement interrompus, comme si un être invisible s’était saisi de lui. Il adressa une grimace angoissée à sa femme.
— Orbia… Orbia, non ! s’écria-t-il tandis que la lumière qui enveloppait son épouse devenait de plus en plus intense.
— Toi aussi, tu m’as rendue heureuse, lui répondit-elle avec tendresse en le serrant de nouveau contre elle. J’aimerais que nous soyons toujours ensemble, dans une autre vie… Mais pour aujourd’hui, je veux que tu vives, Amset.
— Orbia, je t’en prie…, sanglotait-il alors qu’il voyait les jambes de sa femme disparaitre lentement. Tu… Tu ne peux pas…
— Tu dois arrêter cette guerre, ajouta-t-elle en continuant de se consumer, tel un parchemin dans la cheminée. Je sais que tu en es capable… Prends soin de notre fille…
Il ne restait plus que son visage et Amset ne parvenait toujours pas à se libérer de son pouvoir. La dernière chose qu’il vit fut son tendre sourire et ses yeux larmoyants à l’idée de devoir le quitter. Cela aussi, les runes l’effacèrent et, doucement, l’Assyrien fut de nouveau libre de ses mouvements.
— Je t’aime, crut-il entendre dans un coup de vent, comme si elle lui adressait ses dernières paroles dans la mort.
— ORBIA !!!
Il tomba à genoux après avoir hurlé le nom de celle qu’il avait aimée et, lentement, les lumières des runes s’effacèrent. La barrière cessa d’exister, laissant Quetzu pénétrer à l’intérieur du village. Il n’y avait aucun corps et pourtant, tout le monde avait disparu. Tout le monde, excepté Amset.
Annotations