Chapitre 70: La Croisade perdue

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 Narcisse se posa sur le rebord du balcon du Palais de l’Inquisitrice de la Majorique. Dans une sorte de tourbillons, ses dernières plumes s’envolèrent avant de disparaitre sans laisser de trace. L’apprenti colosse avait repris sa forme préférée, celle qu’il trouvait la plus séduisante et charmeuse et avec laquelle il abordait ceux qu’il voulait manipuler. Son assurance naturelle avait fait place à un certain malaise, de la honte même. Il s’avança dans la chambre de sa Sainteté en baissant la tête, prêt à recevoir un châtiment.

 L’Inquisitrice lui tournait le dos, assise et accoudée à son bureau. Son éternelle tasse de thé gisait au sol, brisée en morceaux, et son contenu avait laissé une flaque noire telles les ténèbres. Puisqu'elle ne réagissait pas à sa présence, Narcisse releva la tête et fut surpris de constater qu’elle était secouée, comme prise de chagrin. Jamais il n’avait vu une telle émotion subjuguer sa protectrice.

 — Maitresse ! s’exclama-t-il, inquiet, en s’avançant de quelques pas. Que vous arrive-t-il ?

 L’Inquisitrice sursauta et Narcisse se sentit immédiatement saisi au cou par une poigne invisible qui le repoussa jusqu’au bout de la pièce, si fort qu’il entendit le mur de pierre craqueler dans son dos. Il étouffait et était incapable de se débattre. Le pouvoir de sa Sainteté dépassait largement celui dont s’était servi la Cyanidienne quelques jours auparavant.

 Soudain, la pression disparut et il retomba au sol, haletant. Avant de relever la tête, il cracha du sang noir qui s’évapora aussitôt. La Colosse Psyendé, sous les traits d’une femme d’une cinquantaine d’année, lui faisait face avec une expression haineuse. Sa main, habituellement occupée à tenir sa tasse, conservait un parchemin qu’elle avait roulé en boule et froissé. Narcisse se sentit envahi par la peur, mais ce sentiment se dissipa lorsque, après un grand soupir, sa protectrice lui adressa un sourire charmeur.

 — Si tu viens m’annoncer ton échec, je suis déjà au courant, dit-elle. Ce diable d’Assyrien est passé à Jarl ce matin en compagnie de Scoléra. Il plaidait la fin de la Croisade sans oublier d'en raconter quelques détails compromettants. Le Conseil des Chefs de Majorique m’a conviée à une réunion d’urgence. Je suppose qu'ils vont exiger le retrait des troupes.

 — Quoi ? s’exclama Narcisse, effaré. Il faut empêcher ça, nous avons à peine commencé, il reste une multitude de village à exterminer et…

 — Je vais aller dans leur sens, l’interrompit Mahakal. Ils ont tous la trouille que Scoléra dévore le soleil et le témoignage de ce Zalacotl a sidéré la populace. Plus personne ne voudra s’y rendre et, sur place, il y aura des révoltes. Nous n’avons plus les conditions nécessaires pour rendre cette guerre rentable.

 — Mais… Mais maitresse, nous l’attendions depuis si longtemps !

 — Et Scoléra a encore réussi à nous retarder. Ce n’est pas grave. Ce n’est qu’une question d’années avant que nous n’ayons regagné l’attrait des gens et leur volonté de s’étriper.

 Elle se détourna du polymorphe et jeta dans une corbeille le parchemin abimé qu’elle avait reçu. Dedans se trouvait déjà la colombe grise qui le lui avait apporté, victime de la rage de sa cliente à la lecture de la lettre. Hypathie l’y suppliait de laisser ses amis tranquilles, sinon quoi elle refuserait à jamais de lui adresser à nouveau la parole. Si seulement ce volatile était arrivé plus tôt. Qui aurait cru qu’une rupture puisse faire autant de mal à une créature aussi âgée qu’elle ?

 — Que souhaitez-vous que nous fassions à ce type ? demanda Narcisse, l’air mauvais. Il mérite un châtiment !

 — Il n’aura pas besoin de nous pour en recevoir un, répliqua l’Inquisitrice, acerbe. Son propre plan va se refermer sur lui comme un piège à loup. Il est déjà condamné au malheur, et c'est bien pire qu'une mort subite. Après tout, nous ne sommes pas pressés. Nous avons... l'éternité devant nous.

*

* *

 Plus de deux semaines plus tard, la Croisade en Cyanide était officiellement terminée. Les dernières troupes cobaltes quittaient les champs de bataille, laissant l’alliance de Luctérios en liesse. Inconscients de ce qui était arrivé dans les autres pays, ils étaient persuadés qu’ils avaient prouvé à leurs ennemis qu’ils étaient plus forts qu’eux. Ce fut la fête dans moult villages, ceux qui n’avaient pas encore subi de perte tout du moins. Car, dans de nombreux bourgs, il n’y avait plus personne pour fêter quoi que ce soit.

 Les soldats de retour contribuèrent à l’exécrable réputation des derniers mois. On eut tôt fait de surnommer cela « La Croisade Perdue », une guerre sans sens et inhumaine à laquelle il suffisait d’avoir participé pour s’attirer les regards compatissants de la plèbe. Le Culte en fut fort secoué et de nombreuses têtes furent raillées. Mahakal et Menkera, ayant immédiatement apporté leur soutien au cessez-le-feu, n’eurent rien de plus que quelques rumeurs à leur sujet. Khrouchtchev, par contre, avait eu la mauvaise idée de s’opposer directement au jeune prophète. Les témoins disaient qu’il avait invoqué le nom de Vausturn afin de maudire le jeune homme. Si le Colosse de la Mort n'avait pas daigné se montrer, Scoléra, lui, était descendu en ville et l'avait emmené dans les airs un moment. Le Chapelier était revenu vivant mais si déboussolé qu’il n’était plus sorti de son Palais depuis. Nombre de Cobaltes étaient persuadés qu’il s’y était suicidé.

 Si les gros bonnets s’en étaient plutôt bien tirés, ce n’était pas le cas de tous. Mgr Moulin, en Safranie, s’était vu retiré momentanément tout pouvoir par l’Inquisiteur Arnoldson. L’Ogresse, elle, avait exigé des sacrifices de bétail dans le but de soulager Scoléra. Nul ne doutait qu’elle s’en était approprié leur viande. Plusieurs commandants et prêtres se virent prêtés des responsabilités et furent jugés à leur retour. Cependant, le procès que tout le monde attendait n’était nul autre que celui d’Estienne Boethe.

 Il était le seul homme à avoir été directement incriminé par le discours du Guide de Nochélys. Aussi sa tête avait-elle été mise à prix. Il avait été rapidement arrêté par le groupe de Deniens qu’il était censé superviser, ces derniers l’appréhendant dans son sommeil après avoir reçu l’information et l’ordre de retrait. Il avait ainsi été dépouillé de tous ses parchemins et artifices couverts de runes, puis conduit en Assyr sous haute surveillance. L’Inquisiteur Menkera lui-même avait décidé de servir de juge dans cette affaire.

 Pourtant, lorsqu’il vint à comparaitre, malgré les liens qui l’empêchaient de bouger, Boethe fit preuve d’un dernier tour de passe-passe. Nul ne sait comment, mais les vêtements de plusieurs membres du jury avaient été marqués par des runes que lui seul avait repérées. Une explosion emporta tous les témoins, l’Inquisiteur compris. Pour le public, c’est là que s’arrête toute trace d’Estienne Boethe.

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