Chapitre 71: L'Ange (Fin)
Amset se réveilla en entendant les cris de Cassité qui réclamait à manger. Il sortit de son lit, des cernes plein le visage, puis alla chercher dans sa pièce à vivre le seau de lait d’advouquetin dont il remplit un biberon. Il s’étonna de voir qu’il faisait jour. Cassité l’avait laissé dormir plus longtemps. Peut-être était-elle consciente que ces derniers temps avaient été très éprouvants ?
Il donna à boire à la petite fille et en profita pour sortir dans le village en la berçant en même temps. Il se laissa flâner au gré du hasard entre les maisonnettes qu’il avait autrefois contribué à restaurer. D’habitude, il y avait toujours quelqu’un dans les rues. Aujourd’hui, elles étaient vides, comme lors de sa première visite. À croire que le village était maudit.
Quand il passa devant la demeure de Barabbas, celui-ci en sortit. À l'instar du jeune père, il avait les traits fatigués et mauvais. Ils étaient revenus deux jours plus tôt de leur visite aux quatre coins du monde. Ils étaient passés par toutes les capitales et à de nombreuses places importantes pour distiller la peur et la protestation. Heureusement, le peuple avait été très réceptif, même si c’était sûrement dû aux menaces...
La Croisade était terminée. Pourtant, Amset était loin d’être heureux. C’était trop tard pour lui. Il avait déjà perdu tout ce qui importait à ses yeux. Il était de retour dans ce village, avec seulement sa fille et le Colosse comme compagnie. Tout était à refaire. Néanmoins, sans Orbia à ses côtés, Amset doutait d’en avoir la force.
— Ceci est arrivé ce matin, lança Barabbas en lui désignant un parchemin scellé du sceau officiel de l’Inquisition assyrienne. Ton Père Menkera.
— Tu peux me tenir Cassité ?
Ils firent l’échange et, avec une certaine appréhension, il fit sauter le cachet et déroula la missive. À sa lecture, il fut secoué d’un rire nerveux. Ce ne pouvait être qu’une plaisanterie. Une farce cruelle. Il soupira et balaya ensuite les alentours du regard avec un profond malaise.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le Colosse.
— Une convocation à l’élection du prochain Inquisiteur. Manifestement, en tant que responsable des missionnaires, j’étais l’équivalent d’un Évêque sous l’autorité assyrienne. Je suis l’un des trois noms désignés par Menkera, qui est mort dans le procès de Boethe.
Il se tut. Tout cela lui semblait trop gros pour être vrai. L’ironie de la situation était trop forte. Comment pouvait-il prétendre au titre de leader du Culte alors qu’il avait fait tout son possible afin d'en empêcher les desseins ? Scoléra, par contre, affichait une mine grave, comme s’il s’y attendait.
— Tout le monde doit t’associer à moi, désormais. Même si je suis un de ces Colosses qui inspire la peur, je n’en reste pas moins une figure du Culte. Ta renommée n’est plus à faire.
— Je me fiche de ma renommée.
Il se détourna, fâché, et se mordit la lèvre inférieure, histoire de s’assurer qu’il ne faisait pas un mauvais rêve. Sa vision de Nochélys abandonnée et sans le moindre mouvement lui fit plus de mal qu’un cauchemar. Le doute commença à le tourmenter. Après quelques secondes, il fit volte-face vers Barabbas qui le surveillait.
— Penses-tu que les Cyanidiens vont nous pardonner ? Nochélys a toujours été du côté du Culte, malgré nos opinions divergentes…
— Ce ne serait pas surprenant qu’ils essayent de s’en prendre à nous, en effet, confirma sombrement Barabbas.
Amset baissa la tête, observant Cassité qui grimaçait dans les bras du Colosse. Ils n’étaient plus en sécurité ici. Mais le seraient-ils vraiment autre part ? Il lui fallait prendre une décision. Pour elle.
*
* *
Quelques jours plus tard, la cérémonie qui devait choisir le nouvel Inquisiteur eut lieu. Trois Évêques étaient désignés du vivant de l’Inquisiteur précédent dans le but de lui succéder. Tout était remis entre les mains du hasard, c’est-à-dire la volonté des Dieux selon les croyances du Culte. Un simple jet de dés, sacrés, vint sceller le destin d’Amset. C’était ainsi lui qui prendrait la place laissée vacante par son Excellence Menkera.
Alors qu’on le couvrait de la toge noire et violette relative à son nouveau rang, le regard d’Amset se perdit par la fenêtre du palais qu’il occuperait le reste de sa vie. Une vaste étendue de sable s’étendait à l’horizon. Il était de retour à son pays et ne verrait peut-être plus jamais la luxuriante végétation des jungles cyanidiennes.
Il ne pouvait pas non plus rester avec Cassité. De peur des représailles, il avait demandé à Barabbas de prendre soin de sa fille et de lui trouver un précepteur. Afin qu’on ne les retrouve pas, ils avaient eux aussi quitté Nochélys pour un petit village cobalte. Personne n’aurait eu l’idée de chercher l’imposant Scoléra et la fille cachée de l’Inquisiteur là-bas. Ils étaient en sécurité et l’ancien Guide comptait bien leur rendre visite dès que possible. Hélas, s'ils ne voulaient pas s'attirer d'ennuis, ces visites devraient rester rares...
Accepter la tâche d’Inquisiteur relevait d’un véritable sacrifice pour Amset. Le jeune homme se fichait des honneurs. Il était forcé d’abandonner les dernières personnes qui comptaient dans sa vie. Cependant, tant qu’il serait à ce poste, il consacrerait tous ses efforts à ce que les horreurs de la Croisade perdue ne se réitèrent pas. C’était le seul but derrière sa démarche.
Il soupira en faisant volte-face tandis que Quetzu grimpait sur ses épaules. Le serpent à plumes ne le quittait plus, maintenant qu’Orbia n’était plus parmi eux. Un ancien proche de Menkera se prosternait devant lui, un parchemin doré à la main, attendant que le nouvel Inquisiteur le signe. À partir du moment où son nom serait inscrit dessus, il prendrait pleinement ses fonctions et ce jusqu’à la mort. Il attrapa la plume qu’un prêtre de la capitale lui tendait et apposa son nom.
— Je vous remercie, Votre Excellence…, dit le cultiste en se relevant difficilement.
— Ne m’appelez pas comme ça, grommela le nouvel Inquisiteur en se détournant déjà.
— Hum ? Si je puis me permettre, Votre Excellence, il doit y avoir une erreur… Vous… Vous avez signé…
— Par mon nom. Amor Zalacotl. C’est ainsi que je m’appelle. Je me fiche de vos titres à la noix, c’est compris ?
Puisque la tradition l'exigeait, il descendit dans la cour du palais où de nombreux croyants l’attendaient. Ils chantaient ses louanges et sa gloire comme s’il s’agissait d’un nouveau roi. Déjà, en vue de sa relation avec le Colosse et du semblant de paix qu'il avait apporté, on lui avait attribué un surnom. Il serait désormais appelé l’Ange assyrien. Voir tant d’hommes et de femmes le prier et l’acclamer faillit le rendre furieux. Comment pouvaient-ils encore croire aux valeurs d’un Culte responsable de tant d’horreurs ?
Il allait s’énerver, leur hurler dessus, quand il sentit une main se poser sur les siennes. Il se figea. Cette chaleur qui le pénétrait, il l’aurait reconnue entre toutes. Il ignorait si porter le collier de Khême en était la raison, mais Orbia était encore là pour le soutenir. Elle seule pouvait lui donner la force d’endosser ce rôle qu’il maudissait. Car, après tout, ils ne faisaient qu’une seule personne à eux deux.
Aussi, lorsqu’il observa toutes ses ouailles venues des quatre coins du désert, il leur adressa un sourire chaleureux, cachant les larmes qu’il retenait avec peine. Il ferait tout son possible pour qu’une ère de paix nouvelle enveloppe la Terre des Murmures. Et ce même s’il devait être malheureux jusqu’à la fin de ses jours, loin de sa fille. Dans l'espoir qu'elle connaisse un jour le bonheur.
*
* *
Bien plus loin, en Safranie, le Géant marchait parmi les débris et les cendres d’un grand bâtiment qu’il avait incendié après y avoir enfermé les habitants du petit hameau. L’odeur des cadavres calcinés était forte, si bien que la jeune Disciple qui l’accompagnait avait un morceau de tissu sur le nez. L’Inquisiteur, lui, ne s’en souciait pas. Il cherchait quelque chose.
Bientôt, il la trouva. Le prêtre du village, ou ce qu’il en restait, l’avait gardée contre son corps, comme pour la protéger des flammes dans ce désastre. Vu la disposition des cadavres, des villageois avaient tenté de la lui arracher, sans succès. Le vieux bonhomme avait tenu jusqu’à ce que la mort l’emporte. Pourtant, la Relique était intacte. Pas une seule égratignure, pas un seul coup, pas même une marque de roussi. La pierre de Khême qui y était sertie brillait de son éclat sombre telles les ténèbres.
Sans aucun scrupule, le Père Pontus Arnoldson l’arracha des mains du cadavre. Il en avait une de plus, mais il était encore loin d’en avoir récupéré assez. Lui-même ignorait que, lorsque ce serait le cas, il secouerait, de nouveau, l’ensemble de la Terre des Murmures.
Mais ça, Meroclet, ce sera pour une autre fois…
Fin
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