Où Emma reçoit l'enveloppe

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L’estampille bordeaux et rouge sur le coin ne trompait pas, c’était bien un courrier officiel. L’épaisseur du pli orientait également sur sa provenance. L’étiquette dorée au dos indiquait : « Conseil des Familles » il n’y avait plus de doute c’était bien la missive tant attendue. Emma n’arrivait plus à détacher ses yeux du rectangle blanc, elle pouvait sentir à différents endroits de son corps son sang circuler à toute vitesse et venir se cogner contre les parois. Elle ferma les yeux et pris une grande inspiration en expirant lentement comme ses parents le lui avaient appris, afin de retrouver son calme. Elle prit le temps, dans un regard circulaire, de balayer la pièce dans laquelle elle était, en notant tous les détails anodins qui l’aiderait à se reconcentrer sur son déroulement de journée. Près de l’évier, la bouilloire attendait la bouche ouverte qu’elle lui remplisse le gosier. La minuscule led rouge du lave-vaisselle avertissait que le cycle était terminé et que les tasses propres se tenaient à disposition pour préparer le thé. La table n’attendait que d’être dressée et ainsi proposer un petit-déjeuner réconfortant. La valise de Sacha était bouclée en bas de l’escalier, prête à partir avec sa petite propriétaire au Centre, comme tous les lundis.

Avec une maitrise appliquée Emma saisie la lettre pour l’éloigner. Elle ne devait pas et de toute façon elle ne voulait pas l’ouvrir sans Ilhan. C’était leur projet, leur avenir et bien qu’entre ses mains la sensation soit légère, le poids de cette enveloppe pèserait lourd sur leur vie. Dans l’escalier Emma entendit le plancher craquer au-dessus de sa tête, Sacha était enfin réveillée, elle hâta le pas jusqu’à sa chambre y déposa la précieuse réponse et redescendit à la cuisine pour accueillir la benjamine.

Sa petite sœur, le pas sûr, la queue de cheval solidement attachée, planquant ses cheveux noirs, arriva et installa son air déterminé sur la chaise proche de la fenêtre, comme à l’accoutumée. Comme elle l’aimait cette petite. Elle l’avait vu grandir, s’étoffée et petit à petit prendre de l’ampleur. Elle avait assisté à son entrée dans le monde et l‘avait observée durant chacune des étapes, chaque conquête de sa courte vie. Ce fut un nouveau-né calme avec de grands yeux scrutateurs. Puis une petite fille intrépide qui collectionnait volontiers les écorchures pour agrandir son champ d’action. Sa curiosité connu son heure de gloire questionnant inlassablement chacun des membres de la famille à propos de chaque chose que sa perspicacité, son sens de l’observation et son esprit de déduction n’arrivaient pas à résoudre. Papa s’amusait à dire qu’elle écrivait probablement une encyclopédie en cachette. Dans un mois Sacha aura dix ans, Papa en aurait 60. La voix enjouée de la petite sœur d’Emma chassa le souffle de tristesse qui l’avait effleurée. L’enfant le sourire aux lèvres expliquait avec emphase qu’elle préparait une pièce de théâtre au Centre. Les grands yeux étaient toujours là de leur belle couleur noisette, protégés par des cils noirs épais. Le visage lui, s’était affiné et allongé. Le front haut et le menton volontaire validaient son caractère affirmé, mais en grandissant elle avait aussi gagné en finesse et son esprit affuté arrivait à convaincre sans brusquer, ni blesser.

Emma en couvrant la table de nourriture écoutait attentivement sa cadette décrire le rôle qu’elle jouait et le plaisir évident qu’elle prenait à le faire. Sacha marqua une pose, en profita pour avaler le morceau de sandwich au poulet qu’elle avait croqué et en levant un sourcil l’interrogea : « As-tu déjà joué dans une pièce toi au centre ? » et ne lui laissant pas le temps de répondre elle enchaina « as-tu un tee-shirt bleu à me prêter je ne trouve plus le mien ? »

Non, Emma n’avait jamais joué dans une pièce durant toutes ses années au centre. Elle avait parfois été tentée en voyant ses amis, tourbillonnant, s’affairant des mois durant autour de leur projet théâtral, galvanisés par les applaudissements du public. Elle n’avait jamais sauté le pas mais elle n’avait jamais loupé une représentation. Elle admirait le soin porté aux décors, aux costumes et aux éclairages offrant aux acteurs et aux actrices un espace parfait, pour exprimer tout leur talent et réjouir les spectateurs. Ces spectacles faisaient partis des quelques évènements du centre qui rassemblaient tout le monde, enfants, jeunes et adultes permettant à tous de se construire, de gagner en assurance et également de transmettre et partager ses expériences tout en rythmant l’année. Chacun en sortait grandi et fier du travail accompli. L’on entrait au centre aux alentours de 3 mois de vie et on le quittait entre 18 et 21 ans selon son orientation professionnelle. Certain ne le quittait jamais y devenant à leur tour accompagnateur de vie ou résidant, si leur condition ne leur permettait pas d’avoir une vie autonome. Durant toutes ces années on y apprenait à vivre ensemble, à prendre part à la société, on s’y instruisait et chacun pouvait y bâtir de solides amitiés qui traverseraient les années et bien souvent on y rencontrait la personne qui partagerait sa vie. C’est au centre qu’Emma avait rencontré Ilhan. Il était une des rares personnes à y être entrée tardivement, un néo comme on les appelait, sa mère était insulaire mais son père qui ne les avait pas suivis, était Britannique. Les unions mixtes, une minorité, étaient souvent difficiles à vivre. Ils avaient le même âge à son arrivée ; 8 ans. Elle se souvient très bien de ce petit garçon un peu chétif, de bonne composition mais un peu effrayé, les yeux et les cheveux du même noir pénétrant. Elle se souvient surtout de la première fois où elle a vu son sourire, ce fût en guise de remerciement pour son aide, c’était comme si tout à coup tout son visage s’éclairait, elle ressent aujourd’hui encore la même douceur. Ilhan s’était vite approprié les codes et les règles régissant la vie au centre et très vite ils étaient devenus amis. Il a rapidement montré un intérêt particulier pour la participation à l’organisation collective et Emma n’a pas du tout été étonnée quand il lui a annoncé qu’il proposait son nom au tirage au sort du conseil, l’effet de surprise a plutôt eu lieu lorsqu’il lui a appris qu’il avait été choisi à tout juste 27 ans, alors qu’ils avaient encore une année avant de terminer leur parcours de formation parentale. La lettre lui revint en tête et son cœur recommença à s’emballer.

« Alors Emma ? As-tu un tee-shirt bleu pour moi ? S’il te plait ? » Réitéra Sacha la bouche pleine. « Oui il me semble, je vais te le chercher, fini ton petit déjeuner et range ce que tu as sali, mais laisse-le reste pour maman elle ne va pas tarder » Elle monta les marches de l’escalier avec douceur afin de laisser sa mère profiter des derniers instants de son sommeil. Le lundi et le mardi étaient des jours de relâche où Maman pouvait prendre soin d’elle-même et gérer ses affaires personnelles, Emma connaitrait peut-être bientôt ce besoin de faire une pause. Cela avait toujours été le lundi soir même pour Emma, bien que pour elle ce ne fût pas le seul jour. Ces parents étaient soignants et les mercredis et jeudis étaient des grosses journées de veille. Cela ne l’avait jamais dérangée, elle aimait dormir au Centre avec ses amis, il y avait toujours pleins de propositions faites aux enfants qui dormaient sur place. Chaque fois qu’elle repensait à ses années aux centres, elle ne revivait que de bons souvenirs. Ilhan quant à lui, faisait un bilan plus mitigé. Ce n’est pas qu’il y ait été malheureux, mais il aurait souhaité passer plus de temps auprès de sa mère. Etre parent est une grande responsabilité et Emma comprend que cela ne soit pas pris à la légère. Ses yeux se posèrent sur le courrier posé sur la commode. Avec Ilhan ils avaient pris leur décision rapidement, mais il avait fallu ensuite attendre l’âge légal de 25 ans pour s’engager dans le parcours de formation parentale. Ces deux dernières années avaient étés riches, remplies de doutes, de questionnements, mais elles avaient aussi soudé leur couple autour de leur souhait et l’envie de fonder une famille. Assurément ils voulaient un enfant et ils le voulaient ensemble, reste à savoir si le conseil serait du même avis.

Elle fouilla son tiroir et trouva un tee-shirt d’un bleu un peu délavé mais en bon état qui ferait sûrement l’affaire. Il était 7h00 passé, si elles continuaient à traîner Sacha finirait par louper le bus. Elle descendit rapidement à la cuisine pour montrer sa trouvaille à la petite en espérant que cela lui convienne. L’enfant avait terminé son petit déjeuner et rangé exactement comme son ainée le lui avait demandé. Elle l’attendait prête près de la porte sa valise à la main.

« Et bien tu en a mis du temps ! Tu as trouvé quelque chose pour moi ? » Emma lui tendit le vêtement. Sacha s’en saisi en libérant un large sourire. Visiblement elle était satisfaite. Elle le fourra dans la poche de son sac à dos et pris sa sœur par la taille en la serrant chaleureusement. Elle la regarda ensuite en l’étudiant de ses grands yeux. « Tu as un peu la tête ailleurs ce matin, mais tu ne dois pas t’inquiéter, tu seras une super maman moi je le sais et le conseil l’a sûrement vu aussi. Embrasse maman pour moi et Ilhan si tu as des nouvelles. A demain ! » Emma entendit tout juste la fin de sa phrase, la petite avait déjà franchie la porte pour se diriger en courant vers le bus à l’arrêt. Une ou deux minutes de retard étaient tolérées au-delà cela donnait lieu à une pastille noire dans le compte rendu de vie collective, et Sacha n’était pas le genre d’enfant qui les collectionnait.

Emma se mit à table pour prendre son petit déjeuner. Il était bien garni ; des fruits, des pâtisseries, de la viande froide, pains et brioches, accompagnés par du thé, du lait ou du café. Emma avait grandi avec des petits déjeuner copieux et elle était persuadée que l’on ne pouvait guerre affronter une journée correctement si l’on n’avait pas le ventre plein. Voilà une chose qu’elle souhaitait transmettre à ses enfants. Elle se souvient de ses parents l’accueillant le matin avec un bon chocolat chaud et de ce sentiment de sécurité que cela faisait naitre en elle. Aujourd’hui encore quand elle se sentait meurtrie, épuisée où sans énergie, une table de petit déjeuner fournie contribuait à lui redonner des forces, à panser ses plaies. Elle se repassa comme un film le moment de l’entretien avec l’un des nombreux psychologues du parcours où elle expliquait cela. Elle avait été claire et pensait avoir réussie à communiquer l’importance que cela avait pour elle, même si elle s’en voulait un peu de ne pas avoir réussi à empêcher ses yeux de s’humidifier en évoquant son père. La psychologue au visage bienveillant lui avait pourtant dit que cela était naturel, elle l’avait même invitée à en discuter si elle le souhaitait, mais Emma avait décliné. Certes évoquer Papa restait encore un peu douloureux mais elle était surtout fière de l’avoir eu comme père et c’est l’image de cet homme qui avait si bien su lui donner confiance en elle, qui avait pris le temps d’être présent à ses côtés qu’elle garderait en mémoire et dont elle parlerait à son enfant. Elle ne pense pas que cela ait joué en sa défaveur. Elle en avait longuement discuté avec Ilhan, il disait la même chose et de son point de vue l’absence de sa mère à lui dans son éducation était bien plus préjudiciable que la figure bienveillante du père d’Emma encore trop présente. Emma n’était pas tout à fait d’accord avec Ilhan. Il a bien su démontré qu’il était un jeune homme équilibré. Il avait toujours agi pour le bien commun et bien que n’étant pas né sur l’île il avait toujours fait partie pleinement de la communauté qui l’avait adopté instantanément.

Elle secoua la tête. Cela ne servait à rien de ressasser. C’était fait, et le verdict était là-haut la toisant de ses couleurs pompeuses dans l’enveloppe.

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