Axel agite sa main sur le siège du fond pour signifier à Sacha qu’il lui a gardé une place. Il y a beaucoup de bruits ce matin, les enfants sont agités et le chauffeur intervient à plusieurs reprises pour calmer les jeunes passagers. Les trois novices sont pourtant répartis dans le bus afin de gérer les débordements mais ils n’ont pour l’heure absolument pas l’intention de s’en soucier bien trop occupés à ne rien faire. Sacha arbore un large sourire afin de répondre à l’invitation de son ami, mais se frayer un passage dans l’allée du bus jonchée de sac demande une agilité digne d’une contorsionniste et pour corser le challenge quelques nids de poule transforment le bus en shaker géant. Sacha finit par atteindre son but et se laisse tomber mollement sur le fauteuil, un feu d’artifice poussiéreux explose à son contact. Son voisin de droite attaqué par la poussière se bat bruyamment avec une quinte de toux. Il retrouve peu à peu son souffle et, les yeux vitreux, aboie sur Sacha un florilège de mots illustrant très clairement son mécontentement. Sacha hausse les sourcils en écarquillant ses yeux. Elle le fixe ainsi quelques secondes puis lâche un « je suis vraiment désolée » d’une voix douce, le désarment instantanément. Les joues trahissant sont embarras le jeune homme se retourne, feignant un intérêt soudainement irrépressible pour quelques choses derrière les vitre, quelque part dans le ciel. Sacha ne se préoccupe déjà plus de lui, happée par le récit de ses deux amis Axel et Lily.

Axel est tout excité, un peu comme d’habitude. Comme il n’est pas bien épais il possède toute la place nécessaire sur son fauteuil pour gesticuler tout à son aise. Ses lunettes qui glissent continuellement sur son nez fin l’obligent à lever la tête pour mettre ses yeux dans l’axe. De temps en temps il les repousse dans un geste bref, lui donnant la possibilité de garder quelques secondes sa tête droite. Il a une bonne tête Axel comme dit la mère de Sacha. Avec ses cheveux dorés qui encadre son visage, sa frange toujours un peu longue et ses oreilles qui dépassent de chaque côté, peut-être un peu trop. Parfois Sacha pourrait jurer qu’elle les voit bouger chacune indépendamment ! Il avait attendu Lundi avec impatience pour raconter son week-end à ses amies : Sa mère a été tirée au sort et fera partie du conseil l’année prochaine ! Pour annoncer la nouvelle ses parents ont invité toute la famille. Cela faisait 20 ans qu’elle s’était inscrite sur la liste des volontaires. Axel est fier d’elle. Depuis ses arrières grands-parents personnes dans sa famille directe ne s’était proposé au conseil. Il sait bien sûr que pendant 5 ans sa maman sera un peu moins présente pour lui et sa famille mais cela en vaut largement le coup selon lui. Il mitraille Sacha de question. « Comment cela se passe-t-il pour Ilhan ? Est-il souvent absent ? Raconte-t-il un peu ce qu’il fait ? En a-t-il le droit ? » C’est à peine si il prend le temps de respirer. Sacha lui pose la main sur l’épaule avec son sourire amical et tranquillement répond à ses questions. Evidemment Ilhan est très occupé, mais Sacha le rassure, l’année la plus difficile est la première année de formation. En effet, bien que cette année-là il est était en second avec un titulaire sortant, il était absorbé par l’apprentissage de son rôle et le recrutement d’une nouvelle présidente du Conseil, de plus il gérait en même temps sa dernière année de formation parentale. Il n’était beaucoup à la maison. L’année dernière il a pris ses fonctions pleinement. Emma et lui avait pensé déménager pour habiter plus près de la chambre du conseil et ainsi éviter à son oncle d’être souvent loin de la maison, mais ils y ont renoncé pour ne pas laisser Sacha et maman toute seule. Pour le moment il rentre une fois tous les quinze jours. Il reste 2 ou 3 jours puis il repart. Il ne raconte pas beaucoup ce qu’il fait mais il parfois il leur demande conseil. Sacha aime beaucoup ce moment-là car ça lui donne le sentiment de contribuer à sa façon, à la gestion de l’Île. Son oncle est affecté au Conseil de l’éducation, et c’est lui qui est à l’origine du vote collectif, concernant les voyages d’étude à l’étranger. Ses deux amis l’écoutent attentivement. « Enfin, termina Sacha, tu as raison d’être fier de ta mère, nous avons besoin des volontaires pour gérer l’île. Et vous vous y songez ? » Lily secoue la tête. « Non, moi je n’aura pas du tout le courage, 5 ans c’est trop long ! Ou bien si, mais pour être Présidente ! » S’exclame-t-elle avec une moue très expressive accompagnant son sentiment. Axel le sourire en coin lui lance, « Ouai, mais pour ça va falloir que tu travailles dur ! » Lily du tac au tac lui répond en riant « bon ben on oublie alors ! »Axel et Sacha éclatent de rire. Lily, elle a ce don de transmettre la bonne humeur. Dans les situations les plus embarrassantes, compliquées voire triste, elle sait faire une pirouette permettant à chacun de relâcher la pression et de saisir l’opportunité qu’elle offre de retrouver le sourire. Lily elle n’aime pas du tout les disputes, les moments de tristesse ou de tension. De toute façon il lui suffit de sourire pour inspirer la bonne humeur. Son visage rond, ses taches de rousseurs et ses dents en bataille inspirent la joie de vivre, le tout enrobé par une dense chevelure flamboyante, complète le tableau amical.

La lumière clignote et le signal retentit. Deux des trois novices engagent les passagers à ranger leurs affaires et à se préparer à descendre. L’une annone ses consignes, débitées à chaque voyage : « Vérifier vos sièges, aidez ceux qui sont près de vous qui ne peuvent le faire seul, on ne se lève qu’à l’arrêt complet du bus, ceux proches de l’allée sortent en premier, les portes de derrières sont réservez aux personnes appareillées » L’autre fait de même dans une langue des sourds, mole et visiblement dénuée d’intérêt pour le message passé. Le chauffeur, d’une manœuvre habile, aligne son bus derrière la dizaine d’autres déjà présents. Deux accompagnateurs de vie attendent à l’arrière du bus pour aider, si nécessaire, les personnes appareillées à descendre. Les trois amis attendent patiemment leur tour en écoutant Lily décrire l’adorable chiot dont elle est devenue la propriétaire ce week-end, après six mois d’argumentaire construit, tenace et convainquant auprès de ses parents.

Axel regarde sa montre, elle affiche 7 :15, le trio emboite le pas aux centaines d’autres enfants et jeunes qui se dirigent vers l’arche d’entrée, encadré par les novices en chargent de discipliner gentiment tout ce petit monde. Une dizaine de triporteur récupèrent les bébés et les moins de cinq ans, ainsi que les plus âgés avec de grandes difficultés de déplacement, et passent par le côté, pour aller vers les bâtiments réservés aux plus jeunes. Une vingtaine d’accompagnateurs de vie, escortés par deux ou trois enfants ou adolescents nécessitant une aide pour s’orienter, rejoignent l’allée centrale qui succède à l’arche, en passant par un plus petit portillon, afin de ne pas être bousculés. Ce ballet parfaitement bien réglé termine sa représentation un quart d’heure plus tard, laissant le vide autour de lui. Seul résident quelques parents répartis en duo, trio ou quatuor de façon éparse, qui échangent rapidement quelques mots avant de quitter la scène à leur tour. Il est 7h30, le centre bourdonne et grouille dans les moindres recoins.

Sacha et Lily rejoignent le bâtiment nord réservé aux filles, nommé: « MALALA » C’est une bâtisse carrée de quatre étages pleine de fenêtres, son toit en pente et ses murs en pierre lui donne l’allure d’un petit manoir. La porte principale en bois, est haute, à deux battant ouvragés, munis chacun d’un magnifique heurtoir, l’un en forme d’étoile, l’autre semblable à un croissant de lune. Pour l’heure elles sont grandes ouvertes, invitant ainsi les inscrites à entrer pour s’installer. Elles traversent le salon, quelques résidantes y sont installées nonchalamment, certaines discutent en attendant l’heure du rassemblement. Au fond dans la cuisine les retardataires finissent leur petit déjeuner. Sacha et Lily gravissent les quatre étages qui les séparent de leur chambre, y déposent rapidement leur valise et se hâtent de rejoindre la rotonde situé sur le côté droit de MALALA.

En entrant dans la grande salle circulaire elles cherchent Axel du regard. Les 3 rangées de chaises, disposées en quinconce, forme un arc de cercle accueillant, interrompu à intervalles réguliers par des allées permettant de circuler, les rangées extérieures sont réservées aux personnes en fauteuil ou appareillées. Les places vides sont petit à petit comblées. Les filles repèrent Axel au centre, occupé à discuter avec un jeune garçon, Cali, avec qui il partage sa chambre le mardi et plusieurs ateliers. Cali est résidant, il vit au Bâtiment BERTHIER toute l’année. Axel et sa famille l’accueille de temps en temps durant quelques jours. C’est un garçon sympathique, parfois un peu prétentieux, mais personne n’est parfait. Leur ami a pris soin de réserver deux places assises à côté de lui. Les filles se frayent un chemin dans l’allée et s’installent à côté d’eux. Leur discussion porte sur le championnat inter-centre d’Ultimate, Axel n’a pas été sélectionné et il ne comprend pas pourquoi. Cali qui est un des meilleurs dans sa catégorie essaie de lui donner des conseils. Il lui propose de s’entrainer avec lui, et le rassure en disant qu’il pourra de toute façon toujours jouer dans la catégorie loisirs. Sacha prend part à la discussion et comme elle ne supporte pas de voir son ami si déçu, elle propose son aide. Lily qui a quelques difficultés en langue des sourds préfère attendre que leur conversation soit terminée et que Sacha lui fasse un résumé.

Ils sont interrompus par le signal sonore et lumineux. Le collège de responsables des lieux de vie entre et s’installe face à l’assemblée réunie. Le brouhaha qui régnait dans la rotonde s’éteint petit à petit et l’un des responsables commence son message de bienvenue. Ce rituel du lundi matin, permet à chacun de se sentir accueilli, de bien commencer sa semaine mais également de prendre connaissance d’informations diverses nécessaire au bon fonctionnement. Il a lieu simultanément dans quatre lieux différents du centre, tous configuré de la même façon. Dans chaque rotonde, une centaine enfants ou d’adolescents sont rassemblés, entourés par les novices et les accompagnateurs de vie répartis dans la salle. Les responsables des différents groupe présents ont en charge d’animer ce moment. Le collège des responsables est composé de chaque représentant adulte et enfant d’un lieu de vie. Dans la rotonde de Sacha, il y MALALA et GOUGE où logent les filles et BERTHIER ET ROUSSEAU lieu de vie des garçons. Les enfants présents ont à quelques exceptions près, entre 8 et 11 ans.

En plus du message hebdomadaire, le collège rappelle qu’il reste des places dans le groupe théâtre, pour 2 costumiers, 1 éclairagiste et le rôle de Bottom le tisserand n’est toujours pas pourvu. Il rappelle qu’il reste également 3 places de volontaires pour œuvrer dans le pavillon des bébés, et 2 places dans les cuisines. Lily lève la main. Le responsable lui fait signe d’approcher. Il regarde sur sa tablette si Lily a assez de points pour faire du volontariat. Après quelques secondes il relève la tête et acquiesce en la regardant. Lily satisfaite regagne sa place. Axel et Sacha la regarde les yeux ronds. Lily n’a jamais mentionné auprès d’eux qu’elle désirait faire du volontariat. Lily est plutôt du genre à adorer avoir du temps libre, comme elle répète souvent : ne rien faire c’est déjà beaucoup ! Lily se rassoit en ignorant totalement ses deux amis qui attendent qu’elle fournisse une explication. Mais leurs espoirs sont anéantis par les signaux qui annoncent la fin de l’accueil. Dans un seul élan tout le monde se lève et le brouhaha reprend du service. Lily le sourire en coin leur fait signe de la main et s’éclipse. Axel et Sacha décontenancés haussent les épaules et quittent à leur tour la rotonde précédés par Cali.

Les ateliers commencent à 8h00, Cali et Axel donnent rendez-vous à Sacha pour le repas et partent en courant vers les salles de sciences. Sacha jette un œil sur son emploi du temps pour la journée. Son lundi est plutôt léger. Menuiserie ce matin jusqu’à dix heures puis théâtre jusqu’à midi, après le repas, Politique en suivant Langue des Sourds et sa journée finit sur son volontariat auprès des enfants Extraordinaires. Elle est en soutien de Queenie. Elle aime être avec Queenie, avec elle tout est simple. Si elle aime elle sourit, si elle n’aime pas elle crie, si elle t’aime elle te fait des câlins si elle ne t’aime pas elle te tape. Queenie a simplifié les rapports humains jusqu’à leur plus pure authenticité, et ça fait du bien de ne pas avoir à décrypter, à enrober, simplement à ressentir. Ce soir elle dort ici. Vraiment, ce devrait être une bonne journée.

Elle cherche du regard si elle voit Lily, mais son amie à l’air de s’être volatilisée, elles ont l’atelier Politique en commun, elle aura sûrement une explication à ce moment-là. Elle accélère son allure, la menuiserie est loin et elle déteste être en retard.