Où Hannah se prépare au départ
Elle gardait les yeux fermés, bien qu’elle fût réveillée depuis un certain temps. Elle aimait ce moment où elle entendait tous les bruits de la maison mais n’en faisait pas encore partie. Elle restait enveloppée dans la chaleur de la nuit.
Lorsque le père de ses filles était encore ici, elle se retournait et se recroquevillait dans son giron, pour laisser le réveil faire son affaire. Il lui manquait toujours terriblement le matin, et c’était le seul moment où elle s’autorisait à se laisser aller à la nostalgie et à laisser la tristesse la pénétrer, elle lui tenait alors compagnie comblant le vide laissé par l’absence.
Elle entendit la porte d’entrée se refermer et l’odeur du petit déjeuner chatouillait le bout de son nez. Elle en conclu que Sacha venait de partir au centre. Deux ans que sa jeune enfant grandissait sans son père, sans sa protection, ses conseils avisés, sa bonne humeur. Elle lui ressemblait tant, levant son nez retroussé, pointant son doigt et son air déterminée, pour l’instant d’après, vous rallier sans concession à sa cause, s’appuyant sur son esprit affuté.
L’enveloppe lui revint en mémoire ; elle l’avait posée en évidence hier soir avant de se coucher, sur le plan de travail pour qu’Emma la trouve. Elle aurait bientôt un petit enfant elle en était persuadée, pour elle, cette réponse n’était qu’une formalité.
Ilhan et sa chère Emma, avaient tout pour être des parents responsables et permettre à un enfant de grandir harmonieusement. Ça, elle en était sûre et certaine, le conseil n’avait pu que s’en rendre compte.
Le réveil indiquait 7h05, elle allait devoir quitter sa torpeur matinale et se mettre en action. Elle était attendue à 8h30 à la salle du conseil de bourg pour s’inscrire sur la liste des départs. Elle ne s’était pas rendu à Akilen depuis longtemps. Elle ressentait à la fois de l’inquiétude et de l’excitation à l’idée d’entreprendre ce voyage et de quitter ses filles une dizaine de jours, peut-être un peu plus.
Elle prit une profonde inspiration, gonfla sa cage thoracique et en fermant les yeux expira très lentement. Ce rituel sonnait le glas de sa nuit. Au dernier souffle, elle souleva l’édredon, se redressa au bord de son lit et se glissa dans ses chaussons. Un furtif regard vers la place du lit vide et la voilà prête pour démarrer sa journée.
En enfilant sa robe-de-chambre, sa psyché lui fit détourner son regard. Elle ne se regardait plus souvent dans un miroir. Non pas que son image lui déplu ; elle était une femme de 56 ans tout à fait convenable. Posée et réfléchie, La silhouette un peu ronde, de taille moyenne, encadrée par les vagues d’une abondante chevelure brune parsemée de clin d’œil du temps, au milieu de laquelle un visage encore bien dessiné souriait la plupart du temps et posait un regard franc, soutenu par des yeux d’un noir profond. Non, Elle ne se regardait plus, car à chaque fois l’image qu’elle voyait était celle d’une veuve et cela la rendait profondément triste.
Elle poussa la porte de sa chambre qui donnait directement sous l’escalier en offrant la pièce de vie dans son ensemble. A gauche, le grand salon avec son large canapé confortable, sa cheminée, son magnifique secrétaire en bois offert par son beau-père pour leur mariage, et le coffre à jouet de Sacha, avec ses scènes enfantines délicatement peintes par son artiste de sœur. Deux lourds porte manteaux de bois ouvragés, de chaque côté de la porte d’entrée aidaient les visiteurs à se délester de leurs effets avant de profiter des lieux. Après l’angle, Le mur continuait avec ses quatre niches douillettes où Emma et Sacha aimaient à se lover pour y lire de longues heures durant. Devant elle et sur tout le côté droit, l’espace cuisine ou l’on prenait les repas, spacieux et fonctionnel, il avait été témoin de grandes tablées chaleureuses autant que de repas pris aux extrémités de la journée en solitaire.
Sa fille Emma, était assise, à la table dressée généreusement pour le petit déjeuner. Ses mains fines entourant son bol de café chaud. Ses boucles blondes s’échappaient de façon désordonnées de sa coiffure tirée en arrière par une tresse. Ses grands yeux bleus perdu dans le vague accentuaient son air absent. Hannah sourit de tendresse. Sa fille ainée était une femme aujourd’hui, mais elle voyait toujours derrière ce visage fin, cette petite fille calme, discrète et observatrice, si différente de sa jeune sœur. Elle était née paisiblement et avait grandi de la même façon. Sans heurts, sans colère, sans crise. Mais elle n’était pas effacée, elle savait faire entendre sa voix et avec patience et tact finir par faire fléchir la plus inflexible des personnes.
Elle s’était mise au service de la communauté en participant au recensement et la redistribution des biens. C’était un travail méticuleux qui lui demandait à la fois d’être rigoureuse et aussi de faire preuve d’empathie et de compréhension. Il en fallait beaucoup pour demander à un homme ou une femme veuve de quitter le lieu où elle avait grandi et élevée ses enfants pour qu’une nouvelle famille puissent s’y épanouir, et cela était rendu moins douloureux si le nouvel habitat était accueillant et répondait aux besoins de sa nouvelle résidente.
Emma savait faire cela. Elle connaissait sur le bout des doigts tous les biens du comté de Kilssan, aussi bien le matériel agricole, que les véhicules, les habitations et leur mobilier ; bien qu’elle se soit spécialisée depuis quelques temps dans les redistributions de foyers. Elle aimait essayer de trouver le lieu idéal pour une famille, ou le lieu le plus réconfortant pour une personne en relogement. Hannah songea qu’elle devrait peut-être-elle-même en faire autant si Emma et Sacha venaient à quitter cette maison.
Emma leva les yeux et vit sa mère qui l’observait, elle lui offrit un large sourire et son regard bleu l’accueillit à la copieuse table du petit déjeuner. Hannah se servit un bol de thé noir et se prépara une belle tartine de brioche beurrée. Elles se dirent bonjour avec douceur et engagèrent la conversation.
- Sacha était en forme ce matin ?
- Oui, elle était toute excitée par sa pièce de théâtre. Quelle énergie, je l’admire toujours pour ça. Et toi es-tu prête ?
- Pratiquement oui. Je dois être à la salle du conseil du bourg à 8h30 pour m’inscrire pour le déplacement. J’ai finalement décider de m’arrêter quelques jours dans le comté de Diklan pour voir ma sœur. Je me dis que du coup je serai surement partie plus de 10 jours. Ça ira pour toi ?
- Oui ne t’inquiète pas. Sacha ira surement quelques jours au centre, si tu es d’accord. Je voudrai prendre un peu de temps avec Ilhan à son retour. Merci pour l’enveloppe.
- De rien. Pas de soucis pour Sacha, elle adore être au centre. Quand Ilhan revient-il ?
- Je ne sais pas encore, j’espère avoir des nouvelles aujourd’hui.,
Emma bu une gorgée de café portant avec élégance son bol à sa bouche. Hannah se garda de l’interroger sur l’enveloppe, c’était une étape importante dont elle se souvenait comme si c’était hier.
Elle avait reçu a première enveloppe un mardi, mais elle aussi avait dû attendre que son compagnon rentre pour découvrir le verdict avec lui. Il n’était revenu de sa tournée que le jeudi. Ces deux jours furent très longs et angoissants, même si au fond d’elle, comme pour sa fille aujourd’hui elle n’avait pas de doute sur la décision du conseil. Ils vivaient tous les deux dans le comté de Diklan à cette époque dans la maison familiale d’Hannah. Elle se rappelle très clairement de cette joie chaude qui l’a envahie lorsqu’à l’ouverture de l’enveloppe à l’étiquette dorée du conseil des familles, ils lurent ces quelques mots :
Mme Hannah Kesman et Monsieur Markus Sukmen
(…) Nous avons le plaisir de vous informer que le conseil émet un avis très favorable pour votre prochain statut de parents. (…)
L’avis très favorable permettait de cesser les contraceptions sans attendre la visite médicale.
Avec Markus, ils avaient dans la foulée répondu positivement à un besoin de soignants mobiles dans le comté de Kilssan. A peine six mois après cette magnifique nouvelle, ils étaient installés dans cette maison, où Emma vit le jour, 5 mois plus tard, c’était il y 27 ans. Cette maison où, si Emma et Ilhan le voulait bien, naitrait son petit fils ou sa petite fille également.
Hannah finit sa brioche et bu son thé. Sa fille était bonne cuisinière, elle tenait cette qualité de son père, qui avait toujours aimé s’affairer au fourneaux pour lui et pour les autres. Elle balaya la table du regard et reconnu la touche paternelle. Se faire du bien dedans pour affronter le dehors, disait-il. Markus s’était toujours levé tôt pour prendre le temps de préparer une belle table, bien garnie et accueillante. Il avait transmis cela à ses filles, mais c’est Emma, qui avait eu la chance de devenir adulte sous son regard bienveillant, qui c’était saisie de cet héritage, pour continuer à le faire vivre. Hannah attrapa un sandwich à la viande qu’elle partagea en deux et proposa une moitié à sa fille. La jeune femme l’accepta et croqua dedans goulument.
- Veux-tu que je me charge de réserver quelques nuits au centre à Sacha avant de partir ?
Elle laissait sa benjamine pour la première fois depuis la disparition de son père. Elle savait que la petite était entièrement d’accord et bien trop occupée à sa vie d’enfant pour être peinée, mais elle avait malgré tout un pincement au cœur.
- Non merci Hannah, je le ferai lorsque j’aurai un peu plus d’info sur le retour d’Ilhan, et puis je veux aussi voir avec Sacha ce qu’elle en pense. Sais-tu quand aura lieu ton départ exactement ?
- Pas vraiment, c’est comme toujours, en fonction des besoins. Mais je sais que Milouën de la maison haute doit aussi se rendre à Diklan avec son compagnon et leurs fils.
Sa fille la regardait à présent intensément, on pouvait lire l’angoisse sur son visage. Hannah lui prit les mains et de sa voix la plus assurée elle entreprit de lui donner des clés pour s’apaiser.
- Tu sais que lorsque le parcours de formation a été suivi avec sérieux et implication par les deux aspirants parents, sans prolongation il n’y a aucune raison d’avoir un refus. Vous êtes, Ilhan et toi, actif dans la communauté, vous êtes équilibrés et vous accordez beaucoup d’importance à la relation avec un enfant. Pourquoi es-tu si inquiète ?
Emma soutint le regard maternel et elle prit une profonde inspiration. Sa mère en fit autant et souffla à l’unisson avec sa fille.
- Tu as raison. Allez zou !
Elle fit un geste de la main pour chasser des mouches imaginaires, avala un grand verre de jus de pomme et se leva de table. Elle déposa un baiser sur le front de sa mère, et se dirigea vers les escaliers. Elle se retourna et lança : « je te laisse finir de déjeuner je vais me préparer pour aller téléphoner à Ilhan » elle marqua un silence puis rajouta d’une voix calme : « merci Hannah »
Hannah, sourit. Elle finit son sandwich à la viande, se resservit un peu de thé. Elle fit mentalement la liste de ce qui lui restait à faire avant son départ. Elle espérait partir le lendemain ou le surlendemain au plus tard. Son voyage n’avait pas de caractère urgent et ne nécessitait donc pas un transport individuel, elle était par conséquent tributaire des personnes qui voyageraient avec elle.
Elle aimait bien Milouën et sa famille. Elle s’était occupé d’eux à la naissance de leur plus jeune fils. La délivrance ne s’était pas déroulée normalement et l’enfant et la mère avaient soufferts. Avec Markus et deux autres soignants ils s’étaient relayés nuits et jours à leurs côtés. Durant une dizaine de jours, ils les avaient soutenus, elle, son compagnon pour que la convalescence se passe au mieux, que l’intégration du nouveau-né dans la famille soit une réussite. Les deux jeunes parents n’avaient pas souhaité que l’ainé aille au centre durant cette période, pour qu’il ne se sente pas mis de côté. Le conseil de Bourg avait validé cette décision et c’est en partie la raison pour laquelle, l’équipe des soignants dont elle faisait partie, était intervenue. Si elle comptait bien le plus jeune devrait avoir 8 ans et l’ainé 13 ou 14 ans.
En évoquant ce souvenir, elle se revit, sillonnant les routes au chevet des malades. C’était ces plus belles années. Le centre de soin avait été un lieu important pour son apprentissage, mais c’est son action de soignante mobile qui a été la plus forte et riche en instants de vie. Elle avait toujours remercié Merkus, pour les avoir poussés à accepter, même si se souvint elle, quitter le comté de Diklan avait été la décision la plus dure qu’elle ait eu à prendre dans sa vie.
En redressant la tête elle croisa l’horloge qui indiquait 8h00, elle accéléra alors son rythme, but son thé d’une traite, et débarrassa les restes du petit déjeuner en un tour de main.
Il lui restait encore à se vêtir et coiffer son épaisse chevelure, ce qui n’était jamais une mince affaire. Il lui fallait bien quinze minutes à bicyclette pour rejoindre la salle du conseil de Bourg.
Elle s’acquitta rapidement de ses tâches ménagères afin de rafraîchir la chambre et rendre son lit prêt à fournir une nouvelle nuit réparatrice à sa propriétaire.
Elle choisit des vêtements amples et confortables. Une tunique rouge et brodée de fil plus clair, sans prétention, sur un pantalon ajusté, beige, en coton. Dans un tissu en toile, elle déposa, ses documents officiels, le formulaire d’inscription, un peigne, un gilet soigneusement plié, et un livre. Elle noua rapidement entre eux les coins opposés, puis les deux autres par-dessus afin de former un petit baluchon, qu’elle pourrait déposer dans le panier à l’avant de sa bicyclette. Elle se tricota hâtivement une grosse natte qui descendait en couronne depuis le haut de sa tête jusqu’à sa nuque, puis de façon libre jusqu’en dessous de ses épaules, c’était une coiffure adéquate pour ne pas arriver l’air trop échevelé au conseil de Bourg.
Lorsqu’elle referma la porte de sa chambre, elle vit Emma dans le salon, elle aussi prête à partir. Hannah était ravie de passer ce moment en compagnie de sa fille et vue les circonstances ça ne pourrait que leur faire du bien à toutes les deux.
L’air du matin était doux, la belle saison était en train de s’installer, c’était un temps idéal pour se déplacer en vélo. Pour ne pas perdre trop de temps elles prirent pas le chemin de terre à droite de la maison qui traversait le champ de Mills Pratchett. Le vieux fermier aidé de sa fille et de son fils cultivait de généreux légumes et produisait une viande tendre et gouteuse. Sa compagne Kali Hurst, travaillait au Centre dans son jeune temps, elle était accompagnatrice d’apprentissage dans le domaine de la politique et de la couture. Elle continuait à donner quelques heures par semaine, Sacha aimait beaucoup participer à son atelier et avait offert avec fierté un foulard à sa mère fait par ses soins.
Elles arrivèrent à 8h25 devant le conseil de Bourg. C’était une immense et vieille bâtisse très bien entretenue. Elle était ronde en brique rouge et toit de chaume, avec quatre porches différents, chacun aux quatre points cardinaux. Chaque entrée donnait dans un hall où était réparti plusieurs bureaux. Emma entra par le porche sud pour aller téléphoner à Ilhan, Hannah prit le porche Est. Dans le grand hall il y avait beaucoup de monde qui attendaient tranquillement. Elle se dirigea vers le bureau 14 où elle était attendu pour 8h30. Très rapidement la porte s’ouvrit et un jeune homme élancé, habillé simplement mais à l’allure soignée, l’air affable, l’invita à entrer.
Elle déposa son petit baluchon sur le bureau et l’ouvrit. Elle en sorti le formulaire d’inscription et ses document officiels.
Le jeune homme lu à voix haute : Demande de départ pour le comté de Delklan, en transport collectif pour une personne ? Hannah acquiesça.
Il regarda sa tablette et précisa : « J’ai 12 personnes en tout pour Delkan le départ se fera donc demain. »
Il s’affaira quelques minutes à son bureau sans parler, puis il lui tendit un carton rectangulaire sur lequel était écrit.
Départ pour le comté de Delklan
Le 15 mai à 8h00 devant la salle du conseil de Bourg de Kilssan
Arrivée entre 12h00 et 13h00 devant la salle du conseil de bourg de Delklan
Hannah le remercia en rangeant ses effets personnels puis sortit. Elle rejoignit Emma dans l’entrée sud. Emma raccrocha le téléphone au même moment et rejoignit sa mère dans le hall.
Elle avait un beau sourire. Ilhan sera là dans 3 jours.
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