Où Emma doit regarder de l'autre côté
Emma resta un certain temps le regard dans le vague après le départ de Kaïtlyn et Martin. Elle reprit ensuite plusieurs fois les différents dossiers. Petit à petit elle se faisait à l’idée d’aller voir Enora, le temps était venu. Elle ne cessait d’essayer de tirer la jeune fille de sa torpeur par différents stratagèmes, depuis le décès de sa famille et elle avait l’impression qu’au lieu de l’aider cela ne faisait qu’empirer la situation. Plus elle retournait cette idée et plus cela lui semblait la chose à faire, Enora avait besoin d’un électrochoc. Certes elle essayait de se dire, que si elle-même avait perdu d’un seul coup ses parents et sa petite sœur elle serait probablement dans le même état qu’Enora et peut-être même encore plus profondément engluée, mais justement elle ne pourrait, dans de telles circonstances, que compter sur la force de l’extérieur pour l’extirper du marasme.
Elle se leva d’un bond presque sans y réfléchir, pris le dossier d’Enora, celui de Kaïtlyn et Martin sous le bras, et sortie de son bureau. Dans le couloir elle passa la tête par l’embrasure de la porte de celui de Madelen pour l’informer qu’elle partait en visite.
- Pour le dossier Mills/Sours ? interrogea sa collègue
- Oui exactement, je pense qu’il est temps de diriger Enora Lefêrard vers un autre habitat…lâcha-t-elle avec plus de fermeté qu’elle n’aurait voulu
Il y eut un lourd silence et Madelen en lui esquissant un doux sourire, dit simplement : « Bon courage… »
Elle reprit la route le cœur moins léger qu’en arrivant mais sur le même vélo confortable. La maison d’Enora n’était qu’à 20 minutes, elle devrait y être vers 13h00 en y allant bon train. Elle répétait dans sa tête les différentes façons pour présenter l’affaire à Enora. Elle décida de ne pas s’appuyer sur le drame, ni même sur l’état de détresse dans lequel se trouvait la jeune femme. Elle se dit qu’elle allait plutôt lui offrir d’agir pour le bien commun, pour la famille Mills/Sours et leur enfant à naître. Que tout à chacun dans cette île grandissait avec ces valeurs là que c’est ce que tout le monde avait toujours vécu.
La propriété n’existait que très peu sur l’Île de Klein, tout au plus quelques meubles, construits et offerts pour une occasion spéciale, une union, une naissance, une grande réussite, qui pouvaient parfois se transmettre s’ils portaient une histoire particulière. Quelques vêtements dont on pouvait avoir du mal à se défaire pour les mêmes raisons. Les seuls biens réels étaient les bijoux, il était de tradition qu’un ou une aïeule en ouvrage un pour l’offrir à ses petits-enfants et ceux-ci restaient dans les familles. Emma possédait le sien et celui de son père, Hannah transmettra le sien à Sacha, Tout cela tenait dans une caissette et changer de logement était simple, du côté de la manutention. D’un point de vue affectif et psychologique cela pouvait être difficile et une grande partie de la mission d’Emma consistait à accompagner ce changement.
Elle avait tout au long de sa vie construit de belles et solides habiletés sociales lui permettant de faire preuve d’empathie et de guider les personnes pour qu’elles trouvent en elles les ressources nécessaires pour accepter ce changement et s’en saisir.
Emma menait une vie paisible, elle se sentait en sécurité. Elle aimait son île, sa mère sa sœur et Ilhan, son travail, ses relations amicales. La seule grande épreuve qu’elle avait eu à traverser depuis sa naissance était la disparition de son père. Sa mort fut un ouragan dans son existence et elle avait envoyé valser tous ses repères, laissé tout son monde sans dessus-dessous. La blessure était encore douloureuse et parfois une tristesse profonde se frayait un chemin au détour d’une odeur, d’un geste, un élément anodin, le lui rappelant. Cela arrivait sans crier garde et la saisissait sans qu’elle ne puisse la maîtriser. Mais elle avait aussi réussi avec sa mère et sa petite sœur, à vivre de nouveaux bonheurs, apprécier les instants doux que lui apportait la vie, bâtir des projets, dont celui de fonder une famille.
Un bref instant l’enveloppe posée sur sa commode lui revint en mémoire. Elle la laissa s’installer brièvement devant ses yeux puis d’un revers de main chassa cette image.
Elle savait qu’elle avait eu la force de vivre cette épreuve, par ce que depuis son premier âge, jusqu’à aujourd’hui, elle pouvait s’appuyer sur de solides fondations, une famille aimante et sécurisante, Enora, elle, était seule.
Elle prit une grande inspiration, une bonne quantité d’air frais chatouilla ses narines et vint gonfler ses poumons, puis elle expulsa l’air d’un seul coup. Dans un souffle elle se ressaisit instantanément de ses idées et s’appliqua sur la suite de son trajet, à se focaliser sur sa respiration, pour garder sa détermination, dégager un calme rassurant et ainsi, aider Enora à recevoir la décision.
La maison convoitée, avec ses murs de chaux et son toit de chaume traditionnel, apparut au bout du chemin. Emma rassembla son professionnalisme et toute son amitié, pour trouver les mots justes. Elle adossa le vélo à la balustrade de la coursive qui protégeait le seuil de la demeure.
Déterminée, elle toqua à la porte. Elle n’eut aucune réponse. Elle renouvela son geste trois fois, mais la porte resta close. Elle était décontenancée. Elle n’avait pas envisagé cette possibilité, son amie se terrait à l’intérieur la plupart du temps. Elle esquissa un sourire, pour se moquer gentiment d’elle-même puis elle sentit une pointe de soulagement à l’idée que la jeune femme réussissait à trouver enfin de la ressource pour sortir à nouveau de chez elle. Emma entreprit de fouiller son sac, espérant qu’il lui restait un document officiel permettant de signifier son passage, mais en se retournant elle vit l’ombre d’une silhouette glisser dans l’angle de la fenêtre.
Enora était bien là.
Emma réfléchit un instant. Enora était bien là, alors pourquoi ne lui répondait-elle pas ? Elle n’avait peut-pas entendu, tout simplement. Dans le prolongement de sa pensée, Emma, frappa à nouveau avec plus d’énergie, trois coups qui lui semblait impossible à ignorer, accompagnés d’un tonitruant : « Enora, c’est Emma ! » Elle prépara son poing, pour réitérer ses coups, plus décidée que jamais à boucler ce dossier, mais la poignée se mit à tourner en figeant son point en l’air. C’est dans cette pose et le visage crispé, qu’elle apparue à Enora dans sur le pas de la porte. La jeune femme, eut un bref mouvement de recul, avant de reconnaître son amie. Emma baissa son poing, détendit son visage et sourit.
Emma la salua. Cette dernière le visage fermé, hocha la tête en guise de réponse. Elle expliqua avec douceur: « Je viens pour discuter avec toi d’un jeune couple, tu les connais peut-être, les Mills/Sours, Kaïtlyn et Martin… » Enora fit non de la tête, le visage dénué d’expression, sans inviter Emma à entrer. Emma continua : « Ils vont avoir un enfant, et ont fait la demande d’une maison pour leur nouveau foyer » Emma se tut pour laisser à Enora le temps de réagir. Mais elle resta sans réaction. Elle reprit « Puis-je entrer afin que nous en discutions ? L’ouverture de la porte se referma légèrement. Elle n’avait visiblement pas l’intention d’inviter Emma à franchir le seuil. Emma reprit alors plus clairement « Enora, nous devons avoir cette conversation, il est temps à présent » et elle fit un pas en avant. La jeune femme qui lui faisait face, hésita un instant et sans un mot lui ouvrit la porte en tournant les talons. Emma lui emboita le pas.
Elles s’installèrent à la table de la cuisine. La pièce qui était familière à Emma, était propre et rangée, presque figée. Il n’y avait aucune des odeurs flottant habituellement dans cet espace, pas d’odeur de pain, de ragoût, ou de gâteaux.
Emma rompît le silence : « Je suis contente de te voir. Tu veux bien m’offrir un thé ? » Enora se dirigea vers la bouilloire, toujours sans un mot. Elle la déposa sur la cuisinière à bois, puis avec des gestes lents, elle se saisit d’une tasse et la plaça sur la table. Emma déposa délicatement sa main sur son avant-bras. Elle sentie son amie tressaillir. Avec une voix douce mais claire elle s’adressa à elle en captant son regard. « Enora, je suis ton amie tu le sais, mais je suis aussi chargée de la redistribution »
Enora, se laissa tomber sur sa chaise, baissa la tête les yeux embués. Elle ouvrir enfin la bouche d’une voix lasse dit :
- Je sais Emma, et je vais la laisser, mais j’aurai besoin deux ou trois mois supplémentaires.
- Tu as eu plus de temps que nous n’en laissons jamais Enora. Il est vraiment temps maintenant. Kaïtlyn et Martin ont besoin de s’installer avant l’arrivée du bébé, et ce dernier ne devrait plus tarder. Deux ou trois mois seront trop longs pour eux. Et ce n’est pas juste de leur imposer cela. Je t’aiderai, tu sais que tu peux compter sur moi.
Enora, secoua lentement la tête et dans un murmure dit :
- Non, Emma, je ne peux pas. Pas maintenant.
Emma se rapprocha d’elle, passa son bras autour de ses épaules. D’une voix posée, elle dit :
- Enora, tu en es capable. Tu sais combien c’est important. Tu peux offrir à ce couple ce dont ils ont besoin. Je serai là pour te soutenir.
Enora secoua la tête plus fort. La voix tremblotante, elle répliqua.
- Non Emma, tu ne comprends pas, ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que pour le moment je ne PEUX pas.
Elle appuya sur le « peux » pour signifier son impuissance.
- Enfin, Enora, mais que se passe-t-il ?
La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre, mais le sifflement de la bouilloire la fît taire. Elle se dégagea de l’étreinte d’Emma, se leva, et lentement alla chercher l’eau chaude.
Emma répéta, trahissant légèrement sa nervosité.
- Enora, que se passe-il ? Explique-moi, je peux surement apporter on aide.
Elle secoua la tête en servant le thé, et en se retournant fondit en larme.
- Oh Emma, non, non, tu ne comprendrais pas. Je ne peux vraiment pas. Mais je te promets que dans trois mois, je laisserai cette maison à cette famille. Mais pas maintenant, s’il te plait, pas maintenant. Dit-elle d’une traite la voix emplit de sanglots.
- Mais pourquoi Enora ? qu’y aura-t-il de différent dans trois mois ? De quoi parles-tu ? Enora que se passe-t-il ?
Sans s’en rendre compte, elle avait haussé le ton et on pouvait clairement entendre l’inquiétude dans sa voix, à présent. Elle répéta avec plus d’insistance, désarmée par l’attitude de son amie.
« Enora, tu dois m’expliquer, je ne peux t’accorder ce délai supplémentaire, le conseil ne le validera pas.
A ces mots, Enora leva la tête, le regard emplit de panique. En pressant ses mains contre son ventre elle dit d’un ton suppliant :
- Non, Emma, pas le conseil, s’il te plait, ne leur en parle pas. Tu as ma parole, je quitterai les lieux dans trois mois. »
Emma se figea. Elle avait bien entendu Enora demander de ne pas informer le conseil de la situation. Comment pouvait-elle suggérer une chose pareille ! Il était tout à fait inconcevable pour Emma de dissimuler quoi que ce soit, et encore moins au conseil. Un lourd silence s’installa. Emma le visage tendu, observa Enora. Depuis que la porte s’était ouverte, trop absorbée par sa mission elle n’avait pas prêté attention à son allure. Elle portait une sorte de robe d’intérieur en tissus épais sans forme qui gommait toutes les siennes, ses cheveux tirés en arrière et attachés, laissait apparaitre des joues rondes. Elle avait pris du poids mais avait les traits tirés. Elle trouvait qu’elle avait changé.
La dernière fois qu’Emma l’avait vu c’était le mois dernier. Elle l’avait pratiquement forcée à l’accompagner à la fête. Elle s’était dit que rencontrer du monde lui ferait du bien, entendre rire, jardiner avec d’autres, renouer avec les évènements de la communauté. Elle se souvint que cela n’avait pas eu l’effet escompté. Enora n’avait pratiquement rien dit. Tout juste avait elle échangé avec Hannah. Elle avait voulu rentrer tôt et était partie en refusant qu’on la raccompagne. Emma s’était sentie à ce moment-là, plus impuissante que jamais, puis elle s’en était voulu. Elle voulait sincèrement qu’Enora relève la tête et recommence à vivre pleinement mais elle voulait aussi retrouver son amie. Leurs discussions, leurs fous rire, le caractère intrépide d’Enora la poussant à dépasser ses limites lui manquaient. Sa vision commença à se troubler et la voix d’Enora la sortie de sa torpeur :
« Emma.. EMMA ! Je t’en supplie dis quelque chose, criait-elle.
- Je… je ne sais pas quoi te dire, bafouilla-t-elle, je ne comprends pas. Tu sais très bien que si je dois te laisser un nouveau délai cela doit être approuvé par le conseil. C’est une situation inédite, et sans argument cela n’aboutira pas.
Les larmes ruisselaient sur les joues rougies d’Enora à présent, et tout en pleurant elle défi le col de sa robe et la laissa tomber à ses pieds…
Emma ne comprenait pas ce qu’elle voyait. Elle n’arrivait plus à faire le moindre mouvement, elle respirait par saccade, les yeux écarquillés, son amie pratiquement nue devant elle, le ventre arrondi, tremblait, puis elle s’effondra. Emma fit un effort surhumain pour se détacher de sa chaise. Elle aida son amie à se relever et la soutenant l’accompagna dans la chambre, l’aida à s’allonger et la couvrit. Son visage était livide et tout son corps tremblait. Emma tremblait aussi. Elle déglutit plusieurs fois et réussi à articuler avec effroi.
« Enora mais qu’a tu fais ? »
La jeune femme se recroquevilla sur elle-même, entourant son ventre rond, Emma la main sur son épaule la caressait doucement. Les pensées se bousculaient dans sa tête, mais rien de cohérent ne prenait forme. Enceinte… Comment ? Qui ? Quand ? Le conseil… La maison ? le bébé à venir ? Kaïtlyn… Ilhan… Elle s’accrocha à la pensée d’Ilhan pour s’apaiser, mais très vite la crainte, la peur, puis la panique s’empara d’elle. Elle comprit alors la demande de son amie et la phrase résonna dans sa tête : « Non, Emma, pas le conseil, s’il te plait, ne leur en parle pas. Tu as ma parole, je quitterai les lieux dans trois mois. »
Comment le conseil allait-il réagir ?
La réponse parut évidente à Emma, il proposerait sûrement une place au centre pour Enora afin qu’elle ait son bébé en sécurité, puis elle lui trouverait une petite maison agréable où il pourrait grandir en paisiblement Elle réussit à retrouver son calme grâce à cette idée, elle pût alors prononcer quelques mots.
« Enora, nous devons informer le conseil, tout se passera bien, tu as besoin d’aide et d’être entourée, je serai là pour toi. »
Enora releva la tête, le visage humide elle plongea son regard dans celui de son amie, puis doucement lui dit :
« Il me prendront mon bébé Emma, et ils me puniront. J’ai enfreint les règles, et ils ne laisseront personne mettre en danger l’équilibre parfait de l’île. Combien d’exemple as-tu de femmes ayant eut un bébé sans l’accord du conseil des familles ? Zéro Emma, zéro. Crois-tu réellement que cela ne soit jamais arrivé ? Crois-tu sincèrement que je sois la seule femme qui soit tombée enceinte dans ces circonstances ? Emma, je ne veux pas que l’on me prenne la seule famille qu’il me reste, je veux avoir ce bébé, je dois avoir ce bébé, et je suis prête à tout pour le garder, je ne survivrai pas si je dois y renoncer. »
Emma lâcha l’épaule de la jeune femme. Elle lui fit face en se levant et répondit nerveusement.
- Mais enfin de quoi parles-tu ? Le conseil ne te punira pas, et ne t’enlèvera pas ton bébé. Son rôle est la protection des personnes, ce sont des gens comme toi et moi, Ilhan est au conseil et il ne ferait jamais une chose pareille… Enora, qui est le père ?
Elle ne répondit pas à la question. Elle se redressa et s’assit sur le rebord du lit.
- Emma, je ne voulais pas te mêler à cela. Je sais que tu penses sincèrement ce que tu dis. J’aime ta naïveté et l’amour que tu portes à notre île. Cela a toujours été pour moi un réconfort et un apaisement lorsque je me sentais bouillir à l’intérieur. J’aurai cet enfant même si je dois vivre dans la clandestinité, même si je dois m’enfuir, avec ou sans ton aide.
Enora, ne pleurait plus à présent. Elle avait une voix calme et ce ton déterminé qui la caractérisait. Son visage s’était affermi et Emma reconnue son amie de toujours, intrépide et frondeuse. Elle sut qu’elle ne changerait pas d’avis mais quelque part au fond d’elle, elle se sentait soulagé, d’entrevoir pour Enora l’aube d’une nouvelle vie, mais Les derniers mots d’Enora la saisirent tressaillir.
- Je sais aussi que tu es intelligente, il va falloir t’en servir. Tu regardes notre île depuis une certaine face, tu dois regarder de l’autre côté à présent.
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