Chapitre 2
Cet après-midi, l’amphithéâtre est presque plein et les bancs sont remplis d'élèves plus ou moins intéressés par le cours qui touche à sa fin. Le professeur, impassible en toutes circonstances, annonce le devoir à rendre avant la fin de la semaine. Il reste imperturbable aux soupirs et aux râles de ses étudiants mécontents. C’est un beau métier, n’est-ce pas ? Supporter les ronchonnements à longueur de journée.
La sonnerie retentit dans le campus et les chaises crissent sur le sol de la salle. Kai observe le flot d’étudiants agglutiné devant la porte de sortie telle une horde de vaches peu gracieuses se battant pour le passage trop étroit. Il lève les yeux au ciel, quelle bande d’imbéciles… Chaque soir, c’est le même cirque. Il soupire en rangeant ses notes dans son cartable usé qu’il trimballe depuis bientôt cinq ans. Une des deux bretelles manque, celle-ci ayant péri lors d’une bousculade un peu costaude dans le bus, et de nombreux pins sont épinglés sur le devant du sac. Comme quoi, même à 25 ans, on peut avoir un sac d’ados pendu à l’épaule ! Une fois la foule dissipée, il se dirige vers la sortie et part s’installer sur un petit banc devant le campus afin d’attendre son meilleur ami, qui au passage est également son coloc. Le temps est au beau fixe et son regard se perd sur l’amas d’étudiants devant lui. Certains d’entre eux parlent activement du dernier match de foot, d'autres restent là debout à écouter leurs musiques en attendant leur car et d'autres encore se partagent les derniers ragots du moment.
Kai aperçoit au loin la carrure imposante de son pote arriver en sa direction. Nakim est un homme qui attire les regards avec ses nombreux tatouages et son corps athlétique de rêve. Les filles se retournent quasiment systématiquement sur son passage. Autant dire que l’idée de passer inaperçu s’évapore vite lorsque ce gars se tient à vos côtés ! Avec son regard sombre, sa peau basanée, ses cheveux auburn rasés courts sur les côtés et long sur le dessus attachés en une longue queue-de-cheval, il pourrait sans effort paraître dans n’importe quel magazine de mode s’il le voulait. Mais Nakim est un mec qui aime la simplicité et rien que l’idée de se retrouver sous le feu des projecteurs peut le faire fuir à mille lieues d’ici. Précisons qu’il peut courir très, très vite. Précisons également qu’il ne vaut mieux pas le mettre de mauvais poil non plus, même s’il lui en faut vraiment beaucoup pour devenir violent. Heureusement, car avec ses 95 kilos de muscle, ça peut piquer un peu. Kai lui n’est pas en reste dans la matière, mais est bâti plus finement et moins grand surtout. On peut dire merci à son père japonais. Nakim le salue vivement et une fois arrivé à sa hauteur, commence à relater les événements peu passionnants de sa journée. Kai l’écoute sans l’interrompre et fait mine de se moquer de l’étudiant qui était arrivé complètement stone en cours, de compatir pour la nana à côté de lui qui vient de se faire larguer par une quelconque célébrité du campus, et de hocher la tête attentivement pour chaque sujet quittant les lèvres trop bavardes de son ami.
“Putain, tu te rends compte !!? Elle n’a pas répondu une seule fois à mes messages aujourd’hui !”
Ah, l’éternelle paranoïa de Nakim quand il s’agit de Mara… Il en est éperdument amoureux, mais n’ose pas lui avouer par peur de ruiner leur amitié de longue date. Kai, Nakim et Mara forment un trio d’enfer depuis la maternelle, donc en vrai, on peut lui pardonner son hésitation. Chaque jour, c’est la même histoire. Nakim ne peut s’empêcher de lui envoyer une multitude de messages, lui partageant la moindre de ses pensées. Si seulement il pouvait enfin se dévergonder et exprimer ses sentiments pour Mara, cela ferait de vacances pour Kai. Ce n’est pas qu’il ne veuille pas soutenir son meilleur ami, mais cela crève les yeux que Mara arbore les mêmes sentiments à l’égard de Nakim. Mais comme cela ne se fait pas de passer le mot, Kai se mord la langue à chaque fois que cela le démange de tout déballer.
“Tu sais, à force, elle risque de te bloquer mec. Elle suit des cours de droits, et toi, tu la bombardes avec tes gifs et émojis à la noix. Laisse-la respirer un peu.”
Nakim lui lance un regard faussement scandalisé. “Tu insinues que je suis relou ?”
D’un haussement d’épaules, Kai s’esclaffe bruyamment. “Je n’oserai pas, voyons !”
“Trahison !” S’écrie Nakim dramatiquement en plaquant sa main sur son pauvre cœur meurtri. Certains passants le regardent étrangement avant de poursuivre leur chemin. Il faut dire que sa voix porte loin et qu’il joue extrêmement bien la comédie, au grand dépourvu de Kai qui aimerait parfois ne pas le connaître du tout.
L’appartement qu’ils se partagent n’est pas très loin de l’université. L’immeuble un peu miteux, il faut se l’admettre, est réservé aux étudiants qui n’ont pas vraiment les moyens de s’offrir quelque chose de convenable et qui n’est pas trop loin du campus. Venant d’une famille à parent unique, et deux sœurs, Kai ne roule pas sur l’or et avait été soulagé lorsqu’il s’était mis d’accord avec son ami pour louer le petit studio ensemble. Une fois arrivé en haut des cinq étages - sans ascenseur évidemment - Kai devance Nakim en le bousculant joyeusement pour pouvoir entrer en premier dans le studio. Il a faim et il faut absolument qu’il prenne une douche pour se débarrasser de la sueur qui lui colle à la peau. Il jette dans le fauteuil son sac à dos, avant de guider ses pas vers le réfrigérateur dans l’espoir de pouvoir se mettre un truc rapide sous la dent, mais trouvant le frigo à moitié vide, il referme la porte dans un grognement de frustration.
“Sérieux, t’es même pas allé faire les courses aujourd'hui ?! ‘Tain, t’avais toute la matinée… Maintenant, on n’a rien à bouffer !”
Quand leurs cours le permettaient, ils se mettaient d’accord pour que l’un d’entre eux fasse quelques achats. Cette semaine-ci, Kai n’avait pas de temps libre avant le vendredi et comme les rations étaient quasiment épuisées, il était urgent de faire les courses ! Comme d'habitude, Nakim a eu du mal à se lever ce matin au point d'arriver en retard à son premier cours, qui en passant commençait à 13 heures. Les courses ? Pas eu le temps. Visiblement irrité, Kai s'assied à son bureau pour ranger ses notes avant de pouvoir partir prendre une douche. Il voit du coin de l'œil Nakim se frotter la tête intensivement avec un air contrit. Cela fait presque sourire Kai, si ce n’était pas pour son ventre affamé et le frigo incontestablement vide.
“Je sais que je ne peux pas rattraper ma connerie, mais peut-être qu’avec Mara et toi, on pourrait aller manger un morceau dans la brasserie un peu plus loin ? C’est moi qui invite !”
Cette idée plaît plutôt bien à Kai, qui se dit que son ami avait dû passer une sale nuit en débattant si oui ou non, il devait enfin avouer ses sentiments. Mara est un petit bout de femme haute de trois pommes, au caractère limite envahissant et une passion malsaine pour les ragots et magazines de stars en tout genre. Plus particulièrement ‘couple tendance’ qu’elle lit tous les lundis en déjeunant. Elle ne rate aucun lundi ! Kai ne sait pas comment son pote fait pour supporter son nez fouineur et sa tendance exaspérante à tout vouloir contrôler. Il doit fort probablement avoir une patience en or pour ne pas péter un câble lorsqu’elle le rabâche d'histoires improbables entre telle ou telle célébrité. Merde, c’est leur vie, ce n’est pas parce qu’ils sont populaires, qu’il faut les voir comme des rôles modèles et impeccables, star ou pas star. Chaque écart semble être un drame au vu du monde. Bon heureusement, elle n’a pas que cette passion dans la vie non plus. Pour ceux qui pensent pouvoir l’aborder en lui demandant son 06, façon beauf, sachez qu’elle est ceinture noire en Kendo et en Karaté. Sa taille peut vous donner l’impression qu’elle est inoffensive, trop mimi, trop gentille, mais elle vous plaquerait au sol sans même se fouler le poignet avec un sourire sadique étiré sur le visage. Elle n’a vraiment aucune pitié… Même pour ses amis.
“Si c’est toi qui invites… ” Réplique Kai en arborant un sourire narguant, intéressé par la proposition.
“Ça va, c'est bon, arrête de sourire comme ça, tu fais presque flipper !” s'exclame Nakim avant de se servir une tasse de café, un peu tardive, vu l’heure affichée sur l’horloge dans le salon. Peut-être qu’il dormirait mieux s’il diminuait sur la caféine… ? Balivernes, voyons !
“J’en connais un qui va pas dormir cette nuit… ” chantonne Kai avant de se dépêcher de disparaître dans la salle de bains. Il ne prête pas attention aux phrases joliment fleuries que son ami crie à son égard et commence à se déshabiller gauchement. Sautillant hors de son pantalon, il enclenche l’eau de la douche et envoie valser sa chemise et son boxer dans le panier à linge. Après s’être lavé rapidement, il scrute son reflet attentivement dans le miroir. Son corps bronzé et musclé en ferait baver plus d'un ou plus d’une. Pourtant, certains détails échappent aux yeux du monde. Lui seul, qui connait son corps à la perfection, remarque le changement qui s'opère sur sa peau. Les marques apparaissent de façon plutôt aléatoire. La plupart du temps, si elles sont visibles malgré ses vêtements, il y applique une ample couche de fond de teint. Cette technique fait vraiment des miracles et parvient à dissimuler les marques de peau plus claires, lui permettant d’éviter tout regard curieux. Une nouvelle tâche juste à côté de sa clavicule lui arrache un long soupir défaitiste. Jusqu'à présent, elles sont encore assez petites et pas trop difficiles à camoufler, mais Kai est au courant que petit à petit, elles se feraient plus grandes et qu'à un certain moment tout son corps serait éventuellement marbré. C’est un secret qu’il garde maladivement, même Nakim n'est pas encore au courant. Chose plutôt facile vu que la seule chose qui lui trotte dans la tête, c’est Mara.
Les docteurs n’ont pas de diagnostic réel, ils soupçonnent que les symptômes que présente Kai, ressemblent beaucoup à de l'achromie, ou plus communément appelé vitiligo. La maladie s'est déclenchée au décès de sa mère et a chamboulé tout son univers. Il n'avait à ce moment-là que douze ans. Son père l'avait emmené dans plusieurs cliniques spécialisées lorsque les premières marques sont apparues. Malheureusement, aucun traitement n'existe réellement, et peu de médecins prennent sa condition au sérieux. Que peuvent faire quelques tâches sur la vie d’un jeune garçon aussi bien foutu ? Kai de son côté a beaucoup de mal à accepter son corps.
Au fur et à mesure que les marques ont commencé à se multiplier, Kai a remarqué que certaines visions apparaissent de temps en temps. Ou plutôt dit, des hallucinations selon certains docteurs, car les visions, c'est un truc de médium. Il lui arrive donc de voir, pour un fragment de seconde, ses yeux changer de couleur, ou encore ses cheveux arborer un reflet argenté. Bien sûr, au début, il n’a pas cru aux hallucinations et mis cela sur le compte de son imagination débordante. Mais un jour, son reflet s’est figé suffisamment longtemps pour qu'il en soit enfin sûr. Il ne rêvait pas. Il s'opérait effectivement un changement important en lui, et la source de ce changement, il en était convaincu, n'était autre que ces fichues tâches. Il devait forcément y avoir un lien. Depuis, il a commencé à garder un journal, indiquant tous les symptômes qu’il remarquait, tout changement et les descriptions de chacune de ses hallucinations.
Après avoir analysé son corps méticuleusement sous tous les angles, Kai décide de s'habiller d’un jean noir troué et d’un t-shirt rock des années 90’. Il sèche ses cheveux de façon à compléter son look grunge et jette un dernier regard incertain au miroir. Hochant la tête, il se dit qu’il est enfin prêt pour la sortie de ce soir. Manque plus qu’à attendre que son coloc soit prêt aussi. Ce dernier a tendance à prendre plus de temps, depuis qu'il s'est rendu compte de ses sentiments pour Mara.
Kai s'en est aperçu le jour où il a surpris Nakim en train de s'épiler les sourcils avant l’une de leur sortie. Il a alors vite fait le lien bien évidemment et a ouvertement fait remarquer que la jeune femme devait fortement lui plaire pour le pousser à faire un tel acte de torture. Bien sûr, Nakim a tout nié en bloc et à présent, il tente tant bien que mal de cacher ces changements dans son hygiène personnelle. Malheureusement pour lui, Kai a un œil expert en la matière et remarque absolument tout.
Fixant l’horloge avec un certain degré d’agacement, Kai commence à trouver le temps long et son estomac aussi. Mara a déjà fait parvenir un message pour avertir le duo qu'elle les attend au pied de l'immeuble et qu'ils feraient bien de se hâter s'ils ne voulaient pas avoir à faire face à une furie noire.
“C'est bon Nakim magne-toi, elle va nous tuer si tu traînes encore longtemps !”
La porte de la chambre s'ouvre en grand sur l'homme tatoué, habiller avec une chemise hawaïenne jaune vif et un jean ample. Un style qui ne va pas à tout le monde et qui pique les yeux quand on le regarde trop longuement. Cela fait rire Kai, qui s’esclaffe en essuyant une larme au coin de l’œil, il n'y a vraiment que Nakim pour s'habiller ainsi.
“Bon sang, je m’attendais pas à ça !” moque-t-il en espérant que l'accoutrement fera rire Mara également et lui fera oublier leur petit retard.
“Quoi ? C’est trop ?” Demande Nakim en passant une main nerveuse sur ses cheveux tirés en arrière.
“Nan, nan, juste inattendu, mais tellement toi, donc bouge ton cul, on est grave en retard !”
“Arrête, t’es même pas capable de retenir ton rire !” Avant même qu’il ne puisse repartir s’enfermer dans sa chambre pour changer de tenue, Kai lui saisit le bras et le tire de force en dehors de l’appartement.
Évidemment, les espoirs qu’il avait de faire rire Mara sont vains. La jeune femme les attend de pied ferme et rien que son expression sévère annonce le savon qu'ils vont passer. Enfin, c'est surtout Nakim qui va prendre les commentaires sur lui comme d'habitude. Comme quoi, se dit Kai en souriant, l'amour rend aveugle. Très peu pour lui… Jamais il se laissera embarquer dans un dédale pareil !
Nakim encaisse les reproches sans même broncher. Pas la moindre réaction fâchée ou la moindre trace d'énervement dans son comportement. C’est à se demander jusqu’où il serait capable d’encaisser avant d’exploser. Une fois la tempête passée, le petit trio se dirige vers la brasserie du coin - pour les pauvres - où ils comptent aller manger. Le menu n'est pas très élaboré là-bas, mais la bouffe n’est pas trop dégueulasse et les prix plutôt raisonnables. C'est un argument de taille lorsqu’on n’a pas d’argent à jeter par les fenêtres.
Ils s'installent à une table en bord de fenêtre et sont rapidement servis, car vite fait bien fait, trois assiettes pleines de pâtes bolo se retrouvent face à leur regard de morfales. Vu comme ils sont affamés, il va sans dire qu’ils se ruent tous trois sur leur repas. Les assiettes furent copieusement essuyées avec les morceaux de pain mis à leur disposition et c’est repu qu’ils se regardèrent, l'air de dire ''et maintenant ?''. Chacun a envie de prolonger la soirée un peu plus longtemps. Ils ne sont pas vraiment fatigués, et les devoirs peuvent attendre encore un soir, voire même deux. Ils votent donc pour une partie de billard dans un petit bar pas trop loin d’ici, le Bamboo Lion. Le gérant, aux cheveux roses flash, commence déjà à bien les connaître. Dès qu’ils ont découvert le petit endroit cosy au charme exotique, ils y ont établi leurs petites habitudes et s’y rendent une ou deux fois par semaine pour décompresser.
Il est pratique de vivre dans le centre-ville, tout est accessible à pied en quelques minutes. Ils déambulent d’une ruelle à l’autre en s’envoyant des boutades à tout va.
“J’espère que tu t’es entraînée un peu depuis la dernière fois Mara ! Sinon Nakim risque de bouder dans son coin si vous perdez toutes les parties de ce soir… ” Nargue Kai à l’intéressée en arborant un sourire moqueur.
Il est vrai que la demoiselle ne sait vraiment pas jouer, mais à deux contre un, cela rend les choses plus équitables non ? Ou peut-être pas vraiment. Kai joue déjà depuis plus longtemps que les deux réunis, et même quand Nakim l'affronte seul, la victoire de la terreur japonaise ne fait aucun doute. Même si le défi n’y est plus réellement, cette petite habitude qu’ils ont, leur donne l’occasion de profiter un peu de la vie. Les joues de Mara s’empourprent et elle lui envoie un croche-pied bien calculé qui le fait trébucher méchamment. Il manque presque de se retrouver étaler sur les pavés du trottoir tel un con.
“Fais chier ! Un de ces quatre tu vas sérieusement m’envoyer à l’hosto !” Se plaint Kai en lui assenant un mauvais regard, s’écartant significativement de la petite femme démoniaque. Riant aux éclats, Nakim lui tape la main fortement sur l’épaule et l’envoie se heurter sur la porte d’entrée du bar.
“Hey ! T’y mets pas aussi !” s'offusque Kai en se frottant l’épaule avant d’entrer dans le bar en tête du trio. Par représailles, il ne leur tient même pas la porte et la laisse se refermer sur eux tout en s’esclaffant. Maigre vengeance, mais vengeance quand même !
“Faut bien qu’on t'amoche un peu pour équilibrer nos chances de gagner !” Se moque Nakim derrière lui en le rattrapant avec sa partenaire en crime sur les talons.
Ils ont, depuis leur première visite, établi leur table attitrée ; celle dans le fond, abritée sous quelques palmiers artificiels avec des perroquets rouges et bleus perchés dedans. Avec leurs cocktails colorés en main, ils emportent le set de jeu avec eux. La table avoisinante la leur est déjà occupée par une jeune femme aux cheveux noirs bouclés et à la poitrine plus que généreuse. Elle est pendue au cou de ce qui semble être son petit ami, un type bien trop haut sur patte et aussi fin qu’une allumette. Allongé sur la table de jeu pour casser le triangle, un troisième homme croise le regard de Kai. Ces cheveux bleus électriques cachent la moitié de son visage, mais il peut distinguer ses yeux bleus perçants. Étrangement, la couleur lui va terriblement bien et paraît presque naturelle. Presque, car tout le monde sait qu’une couleur pareille ne peut être qu’une teinture. Ses yeux sont braqués sur lui et le dévisagent ouvertement. Kai réprime un sourire en coin en voyant l’échec du tir de cet homme déconcertant et se force à se concentrer sur ses amis qui le dépassent pour installer le jeu sur leur table. Table qui au passage se trouve juste à côté de celle de l’homme aux cheveux atypiques. Pour donner l’avantage à ses deux adversaires, Kai se sacrifie pour casser le jeu. Il place ses deux pieds dans le bon angle, se penche sur la table afin de pouvoir viser correctement, ferme un œil pour optimiser ses chances de taper au bon endroit et prend une longue inspiration. Au moment de frapper la bille blanche, l’inconnu aux cheveux bleus traverse la pièce pour se rendre au bar et lui lance un sourire narquois. Déstabilisé par le rictus, Kai manque royalement son tir. La bille blanche part dans un angle imprévu et finit par ne toucher qu’une seule bille colorée, attisant ainsi les rires de ses deux amis. Merde… Est-ce qu’il venait vraiment de manquer son tir à cause de ce mec ? Il se rabroue en se disant que de toute façon les chances de perdre sont faibles, au moins cela rendra la partie un peu plus intéressante… Malgré lui, Kai garde un œil en coin sur l’homme qui à présent est au bar et commande trois nouveaux cocktails.
Il l’observe revenir à hauteur de leurs tables et juste avant de le voir bifurquer vers le jeune couple avoisinant, il reçoit un autre regard curieux accompagné d’un sourire moqueur. Il fronce le visage confus et amusé avant de revenir à sa propre partie.
Quelques cocktails plus tard, et tout autant de parties victorieuses, Kai ne peut s'empêcher de jeter de temps à autre un coup d’œil farouche à côté. Remarquant ainsi que l’homme mystérieux joue également contre ses deux amis, et qu’il arbore une attitude plutôt cavalière et assurée, voire même un peu arrogante en fait. Le tout avec une classe démesurée.
Une querelle entre Mara et Nakim explose brusquement et le rappelle à l’ordre. Kai lève les yeux au ciel et se saisit des deux tourtereaux, plaçant ses bras autour de leurs épaules. C’est presque une habitude à force…
“Bon, si vous alliez faire un tour dehors pour prendre l’air au lieu de faire une scène ici, hmm ?”
Les deux répondent en chœur et le fusillent du regard.
“On ne fait pas une scène !”
La réponse synchronisée et leur air sérieux, fait bien rire Kai qui les pousse gentiment en direction de la sortie de l’établissement.
“Ouais, je vois ça, oui, aller dehors, que je ne vous revoie pas avant un bon quart d’heure. Vous me gênez, à vous engueuler comme ça en public.”
Léo de son côté n’a rien raté de l’escarmouche et tel un félin, il s’est rapproché de la table contre laquelle Kai est appuyé pour observer ses amis quitter le bar. Il reste à une certaine distance respectable et attend que le jeune homme le remarque pour lui tendre la main.
“Léo… Enchanté.” Dit-il en affichant un sourire charmeur. Kai scrute la main tendue vers lui et s’appuie un peu plus aisément sur le rebord du billard. Amusé, il plisse les yeux et fait tourner sa canne distraitement entre ses mains.
“En quête d’un adversaire, ou d’un flirt ?”
Léo abaisse sa main tendue, déconcerté par la question plutôt directe. Il comprend alors qu’il ne sait pas vraiment ce qui l’a poussé à aborder le jeune homme, certes une partie de jeu lui semble une bonne excuse, mais il ne peut nier qu’il a une certaine attirance pour cet inconnu. Il se ressaisit et hausse les épaules.
“Peut-être bien un peu des deux ?” Avoue-t-il du même ton enjoué.
Kai glousse d’un rire retenu et prend le cadre triangulaire pour placer les billes dedans avec soin. Il lui jette un regard moqueur et glisse le set de billes sur le tapis vert.
“Désolé de vous décevoir, mais vous ne trouverez qu’un adversaire ce soir… ” répond-il enfin en relevant le cadre une fois qu’il est satisfait de l’emplacement.
L’esprit joueur de Léo s’enflamme et il s’en mord presque la lèvre. Bon sang, qu’est-ce qui lui prend ? Depuis quand s’intéresse-t-il autant à quelqu'un ? C’est juste une partie Léo… Juste une partie. Il se répète mentalement qu’il n’a besoin de personne et qu’il est très bien seul… Seul avec ses voitures et ses amis. C’est juste une partie, rien de plus !
“Pas besoin de me vouvoyer… ” ajoute-t-il finalement, plus pour meubler la conversation qu’autre chose en s’approchant de la table avec une assurance simulée. Oui, car étrangement, il se sent intimidé par cette attirance inexplicable.
Kai hoche la tête et lui offre un sourire défiant. “Très bien… Léo.” La dérision est notable, mais Léo ne peut s’empêcher d’y trouver un quelque chose d’électrisant. Il ne peut pas détacher son regard de lui lorsqu’il se penche sur le tapis pour donner le premier coup. Ses cheveux noirs en batailles, ses yeux étincelants d’assurance, sa taille fine et élancée… Léo est carrément absorbé par ce qu’il voit. “Je suppose que tu ne vas pas me donner ton nom ?” charrie-t-il lorsqu’il prend place pour jouer à son tour.
Gloussant une nouvelle fois, Kai hausse un sourcil moqueur. “Peut-être que si tu gagnes, je serais tenté de te le donner… ”
Excité par le défi, Léo s’applique à chaque tir et prend un malin plaisir dans cette partie.
Rosie et Fisher, qui n’aime pas trop jouer l’un contre l'autre, se contentent du spectacle offert par le duo infernal. Chaque tir est à la perfection, et bientôt, il ne reste plus que la numéro huit. C’est au tour de Léo de jouer, la pression monte ! En prenant une longue inspiration, il se concentre. Malheureusement pour lui, il est décontenancé encore une fois par le sourire charmeur braqué sur lui et la balle ricoche sur le coin du trou, signifiant sa perte inéluctable. D’un coup nonchalant et arborant un sourire satisfait, Kai se charge de rentrer la dernière bille, terminant ainsi la partie. Léo doit admettre que cela laisse un goût plutôt amer dans sa bouche.
Assez fier de lui, et enfin content d’avoir pu jouer une partie convenable, Kai se charge de remettre les billes sur la table en vue d’une nouvelle partie. Nakim et Mara arrivent justement à ce moment-là, l’air complètement épuisé par leurs longues discussions. Kai saisit rapidement le message dans le regard de son ami. Il n’aura pas le temps de s’attarder plus longtemps avec son nouvel adversaire, dommage. Kai se retourne vers Léo, toujours avec le sourire de la victoire sur les lèvres.
“Ce fut une bonne partie, mais il faut que je te laisse. Bonne soirée à vous trois !”
Léo ouvre la bouche pour répondre, mais reste là à observer le jeune homme s’en aller, sans même savoir son nom. C’est vrai qu’il avait perdu, mais quand même c’est un minimum lorsqu’un match est aussi serré, merde ! Il aurait au moins pu lui accorder ça … Léo sent l’amertume monter en lui lorsque Kai lui offre un dernier regard enjoué en quittant le bar avec ses deux amis. La surprise peut se lire sur le visage de Léo quand le barman s’approche de leurs tables avec trois verres sur son plateau.
“Tenez, c’est de la part du jeune homme qui vient de sortir.”
Dit-il en déposant les verres sur la petite commode, et en repartant, du bout des doigts, il tend un petit morceau de papier à Léo, qui s’en empare rapidement. Le geste est presque désespéré.
Désolé de partir si vite, j’ai bien aimé notre petite partie…
Au plaisir de croiser ton chemin une nouvelle fois…
Kai.
0478-xxx-xxx
Après avoir lu le message à plusieurs reprises, il s’empresse de prendre son portable et de prendre le petit mot en photo ainsi que de sauvegarder le numéro dans son répertoire. Il sourit, content d’avoir quand même pu saisir le nom et par-dessus tout le numéro du jeune homme. Il chuchote le nom, afin de pouvoir en apprécier la sonorité. Ricanant, il enfouit le morceau de papier soigneusement dans son portefeuille. Fisher semble entendre le murmure de Léo et s’approche de lui avec une curiosité un peu trop flagrante. N’ayant pas envie de partager son petit plaisir avec son ami, Léo se renfrogne aussitôt.
“Tu disais quelque chose ?” demanda son ami d’un sourire moqueur.
“Nan, rien, vous comptez encore jouer une partie ?”
Rosie visiblement n’a plus trop envie de jouer et sirote son cocktail offert par Kai. Fisher de son côté aimerait en savoir plus sur le sourire béant qu’il vient d’apercevoir sur le visage de son ami, mais il sait que Léo ne partage pas souvent ce qui se déroule dans sa tête. Comprenant qu’il ne vaut pas la peine d’insister, il abandonne avant même d’avoir essayé.
Ils finissent par s’installer au bar, afin de finir tranquillement leurs boissons, avant de s’en retourner chez eux, un peu bourré. En rentrant, Léo ne peut cacher son sourire à Miro, qui vient l'accueillir malgré l’heure tardive. Il se dirige vers sa chambre, où le calme serein lui permet de réfléchir à la soirée, et de penser à Kai…
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