Chapitre 5
“Tu me fais la gueule ?” Elle sait parfaitement que la colère de son frère n’est pas dirigée vers elle, mais Rosie aime le taquiner. Elle est assise sur son lit XXL comme si c’était le sien et farfouille dans son sac à main, en quête des tubes de vernis à ongles qu’elle a emportés avec elle. Ne jamais venir sans occupation ! C’est une règle d’or si l’on veut creuser un peu dans la vie privée de son frangin taciturne ! D’un œil distrait, elle l’observe faire les cent pas tandis qu’elle plaque deux flacons différents contre ses orteils.
“Tu penses que le rose m’irait mieux ? Où j'y vais franco, et j’opte pour le turquoise ?” Demande-t-elle en considérant très sérieusement quelle couleur choisir. Léo se fige subitement et Rosie ne peut s’empêcher de sourire en coin. Touché…
“Mais j’en ai rien à battre de ton vernis ! Va faire chier Fisher !” Rétorque-t-il en lui assenant un regard noir. Mais Rosie n’est pas du genre à se laisser intimider, elle le connaît trop bien pour ça.
“Tu as raison ! Le turquoise est juste parfait !” S’exclame-t-elle en jetant le tube rose pailleté dans son sac avec nonchalance. Les traits de Léo se tordent d’horreur en la voyant dévisser le flacon. “Bordel, mais fais pas ça sur mon lit ! Tu vas en foutre partout avec tes sales pattes !”
“Mais non, je suis super douée !” Moqua-t-elle en souriant à pleine dent. Non, en vrai, elle est gauche dans tout ce qu’elle fait, mais la réaction de son frère vaut le risque d’avoir du vernis à ongles entre les doigts de pieds ! Quoi, ça arrive à tout le monde de trembler avec ces brosses super-pas pratiques ! C’est forcément un mec qui a inventé les bouchons brosses, car franchement, impossible de les tenir confortablement ! C’est presque une mission impossible de se peindre les ongles avec ces machins… Léo lui arrache brusquement le flacon de vernis des mains. “Merde, t’as pas une esthéticienne pour ça ?”
“Elle est en congé… ” Répond Rosie d’une petite voix triste en haussant les épaules. Pas qu’elle soit triste, évidemment. Elle sait que Léo ne peut pas lui résister quand elle fait sa bouille d’enfant battu. Manipulatrice ? Voyons, voyons, elle n’oserait jamais ! Elle n’y peut rien si malgré ses airs de beau gosse impassible, Léo a des cordes trop sensibles, et qu’elle les connaît toutes. Vraisemblablement, son plan ne se déroule pas comme prévu, car il balance le vernis dans la poubelle et croise les bras en s’appuyant sur le rebord de la fenêtre. “Et ?” Grogne-t-il sans la moindre trace de compassion.
“Hey ! Mon vernis !” S’écrie Rosie en se ruant vers la poubelle pour en sortir son précieux flacon turquoise. “Je savais que t’avais pas de cœur, mais pas à ce point-là !” Elle arbore une expression faussement dramatique, qui arrache un sourire à Léo malgré lui. Cette fille le mènera à sa perte un jour. Il se ressaisit rapidement en se renfrognant. “Pas de cœur ? Rappelle-moi qui te consolait chaque fois que t’avais besoin d’une épaule pour chialer ?”
“Rhooo, ça va, ça va.” Elle agite sa main, feignant l’ennui. “Sois pas si rabat-joie et dis-moi plutôt ce qui te met dans cet état.”
“C’est toi qui te tapes l’incruste, rien à battre si mon humeur te déplaît très chère sœur.” Il fouille dans sa poche avant de se rappeler qu’il ne fume plus depuis cinq ans maintenant. À défaut de se trouver une clope, il passe sa main dans ses cheveux et fixe le jardin en contrebas. C’est toujours dans ce genre de moment, qu’il regrette de ne pas pouvoir noyer ses ennuis avec une bonne dose de nicotine.
“Alleeeez, raconte-moi ce qui te bouffe Léo !” Le supplie-t-elle sans arriver à cacher son sourire taquin.
“Pour que tu te moques encore plus après ? Sûrement pas !” Assène Léo d’un regard menaçant, mais la jeune femme est déterminée, et extrêmement collante. Donc, elle ne lâche pas le morceau. “Je te jure que je raconterais rien !” Elle se pince la lèvre sous le regard moqueur de son frère. “Fisher ne compte pas… ” s’offusque-t-elle, gonflant ses joues. Léo lève les yeux au ciel. “Ouais, ouais, je connais le refrain. T’as pas quelqu’un d’autre à aller emmerder ?”
“Que t’es charmant aujourd’hui dis donc !” Rosie semble plus s’amuser des réactions de son frère qu’autre chose. Elle décide d’arrêter de tourner autour du pot, et un sourire badin se dessine sur ses lèvres. “Vends-moi du rêve, c’est quoi son nom ?”
Le regard que lui lance Léo est digne d’une Palme d’or. Il la scrute d’un air tellement choqué qu’elle a du mal à ne pas pouffer de rire. “Quoi ? Tu croyais vraiment que j’avais pas remarqué le petit mot, ni la façon dont tu le regardais chaque fois qu’il se penchait sur la table de billard ? Ce mec t’a complètement envoûté !”
Les yeux écarquillés, Léo est sidéré. Il n’avait pas réalisé qu’il avait été si flagrant. Il se rabroue et fronce les sourcils. “De quoi tu parles ? Tu passes trop de temps à lire tes romans à la con. C’était juste une partie de billard, rien de plus.” Dit-il sèchement en espérant qu’elle lui lâche la grappe. Il n’a aucunement envie de parler de la manière dont il a gaffé ce midi. Avouer à haute voix qu’il était dans le tort lui coûterait bien trop, et puis, il n’est pas prêt à essayer de comprendre ce qu’il ressent pour un homme. Rosie s’appuie sur ses jambes croisées, clairement enjouée.
“Bien sûr, jouer l’autruche va te mener très loin !”
Elle réussit à obtenir un haussement de sourcils et un grognement emplit de frustrations. Quand elle fait mine de se lever, Léo finit par expirer un soupir en s’agrippant les cheveux.
“Aargh, bon d’accord ! Il me plaît ! T’es contente ?” Gronde-t-il en détournant le regard.
Rosie exprime un cri de joie et sautille dans sa position assise. “Ouaaaa, j’aurais jamais cru qu'un jour viendrait où t’aurais besoin de mes conseils en amour !”
Léo s’assombrit et pointe un doigt menaçant en sa direction. “Je t’arrête tout de suite, j’ai jamais dit que je l’aimais ! Faut te calmer, sérieux… Et puis tu risquerais de tout faire foirer avec tes conseils à l’eau de rose. Faut voir le poisson que t’es aller pêcher, avec tes talents de séductrice !” Il omet sciemment de préciser qu’il s’est chargé tout seul, comme un grand, de tout foutre en l’air. Rosie pouffe de rire et se cache derrière sa main. “Si tu veux mon avis, tu risques pas de le charmer avec tes airs de bad-boy renfrogné !”
“Ça tombe bien, je ne t’ai pas demandé ton avis il me semble?! Et puis les bad-boys sont tendance il parait, qu’est-ce qui te dit que c’est pas son genre ?” Rétorque-t-il aussitôt en se sentant offensé.
“C’est vrai que dans les livres, ça semble marcher plutôt bien… ” Songe Rosie à haute voix, tapotant son menton du doigt. “Mais dans ton cas, on parle d’un caractère de merde, en plus des airs de bad-boy sexy.”
“Dis tout de suite que je suis insupportable, tant que tu y es !” Grogne-t-il en croisant les bras d’un regard condescendant.
“Si tu y tiens tant que ça, carrément !” raille-t-elle en essayant de garder un visage sérieux. Peine perdue, car elle se plie en deux de rire. Léo est tellement susceptible parfois, que c’est trop facile de le faire réagir.
“T’es la pire, Rosemary !” Rosie grimace en entendant son nom complet. Il n’y a que leur père qui s’entête à l’appeler ainsi, parce que cela fait plus distinguer que Rosie, autant dire qu’elle n’apprécie pas du tout. Elle gonfle les joues et se met à bouder outrageusement.
Léo ricane, content d’avoir gagné au moins un point. C’est un coup bas, certes, mais satisfaisant ! Après avoir suffisamment profité de sa petite victoire, il quitte son rebord de fenêtre pour venir s’affaler à côté de sa sœur. Il la bouscule moqueusement en riant tristement. “De toute façon, même s’il me plaît, j’ai déjà tout gâché.”
La réflexion de son frère a pour effet de lui faire oublier de bouder instantanément. “Comment ça, t’as tout gâché ?” S’enquiert-elle très sérieusement. Léo hausse les épaules. “Je l’ai vexé ce midi, on s’est pris la tête, et il m’a dit, je cite ; Ne pas avoir le temps pour les mecs dans mon genre… Donc il faut croire que j’ai vraiment un caractère de merde… ”
Rosie ne peut s’empêcher de se remettre à pouffer de rire, rien qu’en s’imaginant la scène. Avec son charisme et son statut, Léo n’a pas forcément l’habitude qu’on l’envoie paître. L’Asiatique a du cran !
“T’as fini de te foutre de ma gueule ? Je te signale que c’est pas drôle du tout, Rosie !” Il se lève brusquement, bien décidé à la laisser s’étouffer dans ses propres rires, mais elle l’arrête en plaçant sa main sur son bras.
“Rhooo, ne t’en va pas, c’est bon, j'arrête de rire, promis ! C'est juste que je n’aurais jamais cru te voir dans cet état-là un jour !”
Léo fait claquer sa langue avant de retourner s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. “Ouais, moi non plus… ” Fait-il remarquer, songeur. Soudain, il fixe sa sœur d’un regard curieux. “Ça te choque pas que je m’intéresse à un mec ?”
Elle hausse un sourcil espiègle. “Pas vraiment, pourquoi ça devrait ?”
“Hm, j’en sais rien.” Fredonne Léo en baissant les yeux pour scruter les nervures blanches parcourant le marbre noir à ses pieds.
“Depuis quand tu te laisses abattre pour si peu ?” Lui lance-t-elle sur le ton du défi. “T’as son numéro, non ? Pourquoi tu ne lui envoies pas un message, t’as rien à perdre en final.”
Léo secoue la tête en fronçant. “Pour lui envoyer quoi ?”
“J’en sais rien, tu pourrais peut-être t'excuser pour commencer et voir où ça te mène ?” Hasarde-t-elle en scrutant les ongles de ses orteils. “Je commence à me demander si le rose ne serait pas mieux… ” Un rictus s’étire sur les lèvres de Léo, il manque décidément une case à cette nana.
“C’est lui qui m’a remballé, pourquoi je m’excuserais ?” bougonne-t-il en essayant d’ignorer la façon dont Rosie tord son pied pour avoir un meilleur aperçu de son gros orteil.
“Arrête de faire ta tête de mule ! Tu veux qu’il te reparle ou non ?”
Il lui lance un regard noir qu’elle ne remarque pas, trop occupée à gratter un bout de peau qui lui semble superflu. Cela le dégoûte, et en plus elle est en train de faire ça sur son lit ! “T’es vraiment obligée de cureter tes sales pattes sur mon pieu ?” Aboie-t-il en grimaçant d’écœurement.
“C’est jamais que des pieds, tu sais ?” dit-elle moqueusement en brandissant son pied dans sa direction. Tout en agitant ses orteils, elle se tord de rire.
“Va faire chier Fisher !” Son air renfrogné et sa hargne la font exploser de plus belle.
“Bon sang, Léo, mets ta fierté de côté deux secondes et excuse-toi. C’est pas la fin du monde !”
“Facile à dire pour toi ! Tu passes ton temps à faire des conneries et à t’excuser pour chaque faux pas que tu fais !”
“Oui, oui, car sa majesté Léo est toujours impeccable au point de ne jamais devoir s’excuser… ” Elle se laisse basculer en arrière et s’étire de tout son long sans prêter attention au regard meurtrier que son frère lui offre.
Il en a assez entendu, ses rires lui hérissent le poil et sa patience s’est entièrement dissipée. S’il s’était tenu en face de quelqu’un d’autre, il aurait fort probablement laissé libre cours à ses impulsions violentes. Mais sa sœur a quelques privilèges que d’autres n’ont pas. Alors, il s’en va prendre un peu l'air, loin de ses moqueries. Rosie le regarde partir les mains dans les poches, un sourire malicieux sur les lèvres. Elle sait qu’il finira par craquer, ce n’est pas son genre de s’avouer vaincu si rapidement.
Léo se glisse au volant de sa Jaguar XKr-s GT, sa voiture la plus récente et probablement la plus chère du lot - à peine 150 000 euros… - et prend la route jusqu’à atteindre les portes d’entrée du campus sans qu’il s’en rende vraiment compte. Il finit par se garer et fixe le portail d’une expression hagarde. Au bout d’un moment, il se décide à sortir du véhicule et se met à errer dans le parc un peu plus loin. Ses pensées sont un véritable casse-tête et le froid commence à engourdir son visage. Les lampadaires commencent à s’allumer un à un, lui indiquant que le soir tombe petit à petit. Que faire ? Il n'a vraiment pas envie de rentrer chez lui, et encore moins de faire face à sa sœur, qui doit être en train de jubiler de sa misère. Il ne cédera pas ! Ce n'est pas sa faute après tout si Kai était de mauvaise humeur ce midi ! Ce n’est pas comme s’il était devin et aurait dû savoir qu’il s’était blessé le poignet. Dépité, Léo finit par s'installer par terre, adossé contre le tronc d’un vieux chêne. Il pousse un long soupir, et de ses mains, il arrache frénétiquement des touffes d'herbe pour tenter de calmer son énervement. Bon d’accord, il est conscient qu'il a été un peu rude, mais après tout, c'est un peu sa personnalité, et il n'a pas à s'excuser pour la personne qu'il est, non ? Si Kai ne peut l'apprécier pour qui il est, à quoi bon faire un effort ?
Malgré toutes ses pensées logiques et ses réflexions, Léo ne peut retenir le sentiment de culpabilité qui émerge en lui. C'est un truc qu'il a du mal à gérer. La culpabilité ne fait pas vraiment partie des choses qu'il ressent facilement. Jusqu'à présent, il a toujours réussi à rejeter ce sentiment sur le dos des autres, mais pour une raison qui lui échappe, il n'arrive pas à en vouloir à Kai.
Il reste là, assis pendant au moins une heure, continuant à éplucher les brins d’herbes autour de lui et à se frotter la tête. S’il ne trouve pas de solution pour arranger la situation, il risque de devenir dingue. Il finit par se décider à prendre son téléphone en main. Il écrit une première ligne, avant de l'effacer complètement. C’est fou ce qu’un message peut faire flipper ! Il recommence le processus au moins une dizaine de fois sans pour autant arriver à trouver les bons mots. Peut-être que s’il commençait par sélectionner le numéro de Kai, cela lui donnerait plus d’inspiration ? Non, c’est encore pire qu’avant ! Il bugue carrément sur son nom maintenant. Peu importe ce qu’il écrit, il a l’impression que les mots qu’il choisit lui sont étrangers.
“Bordel, je vais pas y passer la nuit, non plus !” Bougonne-t-il, frustré de ne pas arriver à se décider sur la bonne formulation. Il relit avec dédain la dernière version qu’il a notée, elle est passable… Non ? “Oh, et puis merde !” Il appuie sur le bouton pour envoyer le message, et le regrette aussitôt. L'énervement refait surface et marque son visage d’une expression renfrognée. Il enfonce d'un geste agacé son téléphone dans sa poche et se lève en soupirant. Le froid commence à être un peu trop intense, alors il se hâte vers sa voiture pour pouvoir se réchauffer. Il jette un rapide coup d’œil sur l’écran de son téléphone, mais constate qu’il n’a pas encore reçu de réponse. Un doute s’immisce dans ses pensées, mais il le chasse d’un revers de main. Kai a sûrement mieux à faire que d’être pendu à son portable… Lorsqu’il arrive chez lui, et qu’il n’a toujours pas de message, le doute se transforme petit à petit en frustration. Et s’il s’était trompé en enregistrant le numéro ? Il sort le bout de papier de son portefeuille et compare frénétiquement les chiffres, mais tout concorde. Donc la seule conclusion possible, est qu’il n’en a vraiment plus rien à faire et qu’il l’ignore délibérément. Léo est surpris de ressentir une pointe de douleur le traverser. Sa main se plaque sur son cœur et il fronce les sourcils. Ce n’est pas comme s’il ne s’y était pas attendu, et puis, pourquoi perdre son temps à essayer de réparer quelque chose qui n’a pas lieu d’être ? Il se porte très bien seul, sans avoir à se justifier à personne. Sans parler des problèmes que son homosexualité pourrait signifier s’il s’avère réellement avoir un penchant pour les hommes… Son père le crucifierait sans la moindre hésitation ! Léo grimace rien qu’à l’idée de lui annoncer. Il secoue la tête, cela ne sert à rien d’imaginer la confrontation avec son paternel, elle n’aura pas lieu de toute façon. Kai semble ne pas vouloir perdre son temps avec lui, comme il l’a si bien dit plus tôt. C’est probablement mieux ainsi, ça fait moins de questions à se poser auxquelles il ne veut pas vraiment connaître la réponse.
Allongé dans son lit, il contemple le plafond et un sourire sinistre vient se dessiner sur ses traits. Qui est-ce qu’il essaie de convaincre, sérieusement ? Kai avait juste eu à croiser son regard, qu’il était déjà fichu. Jamais, au grand jamais il n’avait ressenti un tel intérêt pour quelqu’un. En plus de trente ans de vie, c’est un détail qui n’est pas anodin. Il n’arrivera jamais à se sortir Kai de la tête sans avoir tenté de le voir une dernière fois pour mettre les choses au clair. C’est déterminé qu’il décide de se rendre le lendemain au campus, et d’attendre le temps qu’il faudra. Quitte à prendre congé de son précieux boulot ! De toute façon, il n’y a pas moyen qu’il arrive à se concentrer avec le chaos qui règne dans sa tête. Pour être sûr de ne pas rater une chance de le croiser, il met son réveil à 6 heures du matin. Ça va piquer un peu, mais quand il est obstiné, il ne connaît aucune limite !
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