Chapitre 6

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“Hey, Kai !! Réponds-moi, putain !!! Bordel, il est déjà dix heures mec !”

Le tambourinement sur la porte semble tellement lointain… Kai fronce les sourcils en émergeant péniblement de son lourd sommeil. Dix heures ? L’information peine à faire son chemin dans son cerveau embrumé. Comment peut-il être déjà si tard ? Dix heures… Dix heures… Ses cours commencent à huit… Merde ! Il se redresse brusquement, complètement réveillé à présent. Il cherche du regard son portable, mais les coups de son coloc semblent un peu trop frénétiques pour les ignorer. Alors, il grogne en s’extirpant de son lit et se traîne jusqu’à la pauvre porte que Nakim malmène. Encore un peu, et il risque vraiment de passer au travers.

“Je te jure que si tu n’ouvres pas cette fichue porte dans les secondes qui viennent, je la défonce !” Rugit Nakim en cognant encore plus fort. BAM, BAM, BAM ! Ouais, c’est qu’il en est absolument capable en plus.

Kai fait glisser le verrou, fait un pas de côté, ouvre la porte en grand, et observe impassiblement son ami lancer son dernier coup dans le vide et trébucher par la même occasion.

“T’es obligé d’être si violent de bon matin ?” Lance-t-il avec une moue exaspérée en s’appuyant sur le chambranle. L’air offusqué de Nakim lui arrache presque un sourire… Presque, car son crâne est sur le point d'exploser et il faut qu’il retrouve ce foutu téléphone qui lui a lâchement fait défaut.

“T’avais qu’à ouvrir plus vite ! J’ai cru que t’avais clamsé dans ton sommeil !” Lui gronde Nakim en croisant les bras sur son torse d’armoire à glace, histoire de regagner un peu de dignité, après avoir manqué s’étaler par terre. “T’es pas censé avoir cours ce matin ?” Il marque un point… Et cela fait grimacer Kai.

“Ouais… J’ai dû rater mon réveil.” Répond-il blasé en jetant un regard circulaire sur la pièce avant de se tourner à nouveau vers son ami, qui se tient toujours dans l’entrebâillure de la porte. “Te fais pas trop de souci, c’est pas comme si c’était un drame de rater le cours de législation pharmaceutique… Le prof fait que lire mot pour mot ce qu’il y a dans son bouquin à la con de toute façon. Et puis, t’as assez de tracas comme ça, avec Mara.” Le clin d’œil qu’il lui offre semble enfin détendre Nakim. Suffisamment en tout cas pour qu’il hoche la tête avec un demi-sourire et retourne dans le salon pour prendre son petit-déjeuner tardif.

Enfin seul, Kai referme rapidement la porte et se rue sur la pile de vêtements qu’il portait la veille… Encore trempée. Il avait complètement zappé de les étendre, ainsi que d’en sortir son portable ! Il contemple les bulles d’eau sous l’écran tactile avec écœurement. Au moins, ça explique pourquoi il n’a pas entendu son alarme… Le machin est catégoriquement HS ! “Je te déteste… ” Grogne-t-il à l’intention du démon responsable de tous ses problèmes. Poussant un ultime soupir, il part se changer et termine par appliquer une couche de fond de teint considérable sur son visage pour cacher les nouvelles marques. Tiens, Nakim n’a pas relevé en le voyant plus tôt… Kai hausse les épaules, c’est très bien comme ça, ça lui fait des vacances. De toute façon, il n'a pas envie de s’expliquer là-dessus et encore moins de se faire passer pour un schizophrène. Enfin, il pourrait presque en douter lui-même vu ce qui lui arrive dernièrement…

Une fois toutes les marques recouvertes, il enfile ses fringues, balance son sac mollement sur son épaule et s'arrête un bref instant en face de son reflet. Mince, il n’a pas encore trouvé de solution pour les mèches blanches… Bon tant pis, cela devra attendre ! Il cache tant bien que mal son épaisse chevelure noire sous un bonnet de la même couleur et sort de sa chambre. S’il se dépêche un peu, il pourrait arriver à temps pour le cours de 11 heures, mais avant ça, il a un dernier truc à faire. Sous l’œil suspect de Nakim, il sort un bocal en verre d’un placard, qu’il remplit de riz à ras bord et enfonce ensuite avec hargne son téléphone dedans. L’astuce a intérêt à fonctionner… Voyant que son ami prépare une remarque moqueuse du genre – accident dans les chiottes ? – Kai lui assène un regard noir, le coupant court dans son élan.

“Whoaa, quelle humeur massacrante ! Dire que je pensais que ça te passerait après une bonne nuit de sommeil… ” Bougonne Nakim en se rabattant sur son bol de céréales. C’est vrai que son humeur ne s’est pas vraiment améliorée depuis la veille. Entre sa dispute avec Léo, et l’épisode carrément traumatique avec Kano, la mort de son portable est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Enfin, c’est plutôt le portable qui a fait un plongeon dans le vase… En plus, pour couronner le tout, il est en retard, or qu’il s’est toujours fait un point d’honneur d’être ponctuel. Il y a de quoi être de mauvaise humeur, non ? Il soupire. “Désolé, j’ai juste passé une sale journée hier, ainsi qu’une sale nuit… ”

Son ami lui offre un sourire compatissant, un de ceux dont lui seul a le secret, et se lève pour le rejoindre de l’autre côté du comptoir de la cuisine.

“Et tu ne veux pas en parler, j’avais compris.”

Kai regarde la main posée sur son épaule et finit par sourire à son tour. La pression qu’il se mettait à devoir trouver un moyen de justifier son comportement s'amoindrit et il respire un peu plus aisément. Nakim ne le bousculera pas pour obtenir des réponses. C’est ça, un vrai pote. Il pose sa main sur celle de son ami et la serre affectueusement. “Merci, mec.”

“Ouais, allez. Casse-toi, tu risques de rater le cours suivant, banane.” Toujours aussi charmant ce gars ! Kai baisse la tête pour dissimuler son rictus rieur et sort son casque audio de son sac avant de réaliser avec amertume, que sans portable, il ne risquait pas d’écouter grand-chose. Décidément, tout est contre lui ! Son humeur qui était devenue passable vient de retomber mille lieues sous terre. La journée va être géniale ! Il n’a qu’une hâte, qu’elle se termine ! Tentant de cacher son énervement, il remballe son casque et enfile son manteau et ses chaussures. Il se tourne brièvement vers son coloc pour l'interpeller. “Oublie pas les courses, cette fois-ci !” Le rire nerveux de Nakim retentit et Kai quitte le studio en levant les yeux au ciel. Espérons qu’il aura de quoi bouffer ce soir… De préférence, quelque chose d’autre que des boîtes de raviolis à la sauce tomate et soi-disant pur bœuf de Panzani !

Sans musique dans les oreilles, le chemin vers le campus lui semble quasiment interminable. Depuis quand les hallucinations sont-elles capables d’influencer la réalité ? Peut-être a-t-il fait une crise de somnambulisme, et s’est douché avec ses vêtements sans le réaliser en rêvant l’épisode avec Kano ? C’est la seule explication qui ait un tant soit peu de sens… Seul bémol dans cette logique, c’est qu’elle n’apporte aucun éclaircissement sur les taches qui se multiplient sur son corps après les apparitions. La vraie Vitiligo ne se développe pas de cette façon. Normalement, la dépigmentation se fait plus ou moins graduellement, pas comme dans son cas, où elles ont tendance à se pointer d’une minute à l’autre. Sans parler de ses cheveux… Lorsqu’il arrive devant le portail de l’école, une voix grave le sort brusquement de ses réflexions.

“Kai !” Il se fige en la reconnaissant et se pince l’arête du nez tout en soupirant. Cette journée vient de se compliquer encore plus, c’est fantastique ! Pourquoi il est là, tout d’abord ? Pour s’excuser ? Pour relancer la discussion d’hier sur son poignet ? Pour lui dire qu’il n’a pas apprécié de se faire remballer ? Kai envisage très sérieusement de l’ignorer, mais la main lui agrippant le bras ne lui donne pas le choix. Alors, il se retourne brusquement en se dérobant, et dégaine son regard le plus hostile de son arsenal. “Quoi encore ?!” Siffle-t-il plus méchamment qu’il ne l’a voulu à la base. Il cache son trouble en se renfrognant et maintient son regard de fer braqué sur le visage stupéfait de Léo, qui tente maladroitement de s’exprimer. “Euh… ”

“J’ai pas le temps ! Alors si t’as un truc à me dire, crache le morceau.” Rétorque Kai sur la défensive. Il sait que son attitude n’est pas la bonne pour réparer les dégâts de la veille, mais encore une fois, il ne se l’explique pas. Cet homme semble le pousser dans ses derniers retranchements par sa simple présence. C’est limite déconcertant. Ensuite, il se passerait bien de l’attention qu’ils sont en train de susciter.

Léo ne sait pas trop comment réagir face à la fureur apparente de Kai. Bon, il ne s’était pas attendu à recevoir des roses non plus, mais pour être honnête, il avait espéré pouvoir caser une phrase un peu plus distinguée qu’un simple ‘euh’. D’une main nerveuse, il recoiffe ses cheveux en arrière et prend une longue inspiration. Ne pas s’énerver… Ne pas s’énerver. Cela ne l’aidera en rien, et il pourra faire une croix sur ses maigres chances pour faire plus amples connaissances. Même si au premier abord, Kai ne semble pas très enclin à vouloir le connaître… Bon sang, est-ce que c’est vraiment une bonne idée de se montrer si insistant envers quelqu’un de si récalcitrant ? Merde, le voilà qui se détourne pour partir. Léo ne réfléchit pas et lui saisit une nouvelle fois le bras. “Attends… Je voulais juste te parler.” Il ne lâche pas prise lorsque Kai tente de se défaire en tirant quelques coups secs. “Me forcer serait plus exact !” Lui gronde-t-il à voix basse en abandonnant sa lutte.

“Parce que tu ne me donnes pas le choix !” Riposte Léo en s’assombrissant. “Je t’ai envoyé un message… Hier soir… ” Ajoute-t-il avec une certaine hésitation dans la voix.

“Et ça te donne le droit de me tenir comme ça ?” Assène Kai en le fusillant du regard. Toutefois, son visage se décompose rapidement avec incrédulité. “Attends… Tu m’as envoyé un message ?” De sa main bandée, il a le réflexe de chercher son portable dans la poche de son jean. Réflexe pourrit, car son téléphone est évidemment encore dans une jarre de riz, au studio… Entre la vie et la mort…

“Donc, tu ne l’as pas reçu… ” Souffle Léo avec déception. Mauvais numéro ? Ou bien l’a-t-il ignoré sciemment ? Une pointe de colère perce la barricade qu’il s’est forcé à maintenir jusqu’à présent et il explose. “Tu t’es bien foutu de moi, en fait ! En me donnant un numéro à la con ?!” S’emporte-t-il en raffermissant sa poigne sur le bras de Kai. Il ignore ses grimaces et le fixe d’un regard menaçant. Se laisser berner n’est pas quelque chose qu’il est capable de pardonner aisément. C’est même quelque chose qui a tendance à le mettre hors de lui.

“Quoi ?! Tu crois vraiment que j’ai que ça à foutre ? De tenter des mecs et de leur donner de faux numéros pour m’amuser un coup ? Si tu veux tout savoir, mon portable est tombé dans l’eau hier ! Maintenant, lâche-moi putain !” Kai tire un violent coup sur son bras, mais n’arrive toujours pas à se dégager. Ce mec à une poigne de fer, c’est hallucinant ! “C’est quoi ton problème, merde ?!” Ajoute-t-il en lui décochant un regard féroce.

Léo est dérouté par la tournure que prend la discussion. C’est vrai, c’est quoi son problème ? Il fronce les sourcils en rendant le même regard courroucé à son interlocuteur. “C’est toi mon problème !” Réplique-t-il avant même d’avoir pu réfléchir à une réponse plus sensée. “Ça fait quatre heures que je t’attends devant ton fichu bahut de merde ! Que je me casse la tête pour réparer ma connerie d’hier !”

Kai ouvre la bouche, la referme, pour finalement répondre avec incrédulité “Quatre heures ?”

“C’est tout ce que t’as retenu de ce que je t’ai dit ?” Visiblement l’incrédulité est partagée, même si les raisons de chacun sont différentes. “En plus, le message que je me suis cassé le cul à écrire hier soir, a servi à que dalle !” Et dire que Léo s’était vraiment cassé la tête pour trouver les bons mots… Le destin est décidément un petit salopard qui se joue bien d’eux.

Les gens commencent à s’agglutiner autour d’eux, et cela met les nerfs de Léo encore plus à vif. D’habitude, cela ne le dérange pas tant que ça d’être au centre de l’attention, ses cheveux bleus en sont un peu la preuve, mais leur discussion ne regarde personne d’autre. Il se passerait bien de voir leur photo apparaître dans un de ces magazines à la con. Et puis, les couples qui font des scènes dans les lieux publics l’ont toujours mis mal à l’aise. Sa voiture est garée à seulement quelques pas d’ici, et cela éviterait que tout le monde puisse admirer le spectacle de leur dispute. Mais vu comme Kai est campé sur ses deux pieds et prêt à faire demi-tour dès qu’il le lâchera, il risque d’avoir quelques difficultés à le convaincre de le suivre…

“Si t’avais pas été si charmant hier midi, t’aurais pas eu à te casser le cul pour m’envoyer un putain de message.” Reproche Kai avec ironie. Il faut dire qu’il n’a pas tout à fait tort… Mais par pure fierté, Léo ne l’admettra jamais. Le regard des gens augmente également d’un cran sa mauvaise foi. “C’est toi qui m’as envoyé chier !”

“Et je commence à penser que j’avais putain de raison de le faire !” Crache Kai en serrant la mâchoire avec véhémence. Léo le tire brusquement et le force à le suivre contre son gré. “Où tu m’embarques comme ça ?! Tu te crois vraiment tout permis, ma parole !” S’écrie-t-il en jetant un œil inquiet autour de lui, pour constater avec effroi le monde agglutiné devant l’entrée du campus. Cela ne l'empêche pas pour autant de se pencher en arrière de tout son poids pour les ralentir. Hors de question qu’il se laisse embarquer sans broncher.

“Je sais pas si t’as remarqué, mais tout le monde nous observe !”

Léo ignore la remarque et déverrouille sa voiture sous le regard choqué de Kai, qui ne s’attendait visiblement pas à ce genre de véhicule haut de gamme. Le bleu métallique de la carrosserie et le modèle super de luxe déteint atrocement comparé à la banalité des voitures avoisinantes. Lorsque la stupeur s’estompe un peu, Kai se ressaisit et se remet à se débattre pour se libérer. “Hors de question que je monte dans ta fichue caisse !”

“Si t’as envie de faire la une des journaux demain matin, je t’en prie, restons là à nous gueuler dessus ! Personnellement, j’en ai rien à battre, j’ai l’habitude !” Léo agite la main en indiquant la foule autour d’eux, qui leur lance des regards indiscrets. Certains étudiants chuchotent entre eux, d’autres passants semblent même carrément outrés. Kai fronce le nez et s'efforce de baisser le ton sans pour autant être aimable. “Je vais vraiment pas monter dans ta bagnole, alors lâche-moi et passe ta route.”

Léo lève les yeux au ciel et dire qu’il croyait être du genre têtu. Vraisemblablement, Kai se débrouille plutôt bien en la matière, car il tire encore et toujours sur son bras pour se déloger. S’il continue ainsi, il va finir par être forcé de le lâcher… “Bon sang, mais je vais pas te faire de mal, je veux juste qu’on parle… ” Soupire Léo en ouvrant la portière de la Jaguar pour l’inciter à monter dedans.

“T’as une façon bien particulière de vouloir parler aux gens ! Donne-moi une bonne raison de te faire confiance ?” Rétorque Kai sur un ton acerbe.

“J’en ai pas, mais je suis sûr que je t’obsède autant que tu m’obsèdes ! Tu ne réagirais pas comme ça, si je t’apportais que de l’indifférence ! J’ai merdé, j’en ai conscience, mais donne-moi une putain de chance de te montrer que je suis pas un connard ! J’ai pas attendu quatre heures dans ce froid de merde, pour rien !”

L’air sérieux de Léo met Kai mal à l’aise, ou est-ce le fait qu’il ait raison ? Pourquoi tout est si compliqué avec ce mec ? Et pourquoi une part de lui est envahie par la curiosité ?! Curiosité de quoi ? De voir jusqu’où il est capable d’aller ? S’il monte dans cette voiture, il risque de se retrouver dans une situation inextricable. Sans compter qu’il n’a pas de téléphone pour contacter qui que ce soit s’il s’avère être en danger… Qui conduit une caisse pareille sans baigner dans des affaires douteuses ? Soit il est plein aux as, car papa lui offre tout, soit il a des connexions mafieuses. Dans les deux cas, c’est franchement une très mauvaise idée de côtoyer ce type ! Alors pourquoi est-il tenté de voir jusqu’où cela peut le mener ? Qu’est-ce qui ne va pas dans sa tête ?!

“Tu comptes hésiter encore longtemps ?” Relance Léo en jetant un regard autour d’eux, menaçant quiconque tenterait de se mêler de leurs affaires.

“C’est pas comme si tu me laissais le choix ?” Maugrée Kai tout en tordant son bras de façon à forcer la main de Léo à le lâcher. Une fois libre, il le bouscule pour pouvoir s’asseoir dans sa fichue bagnole de luxe en grognant de frustration. Les bras croisés et le regard dédaigneux, il lui lance : “ça y est, t’es content ?!” En se disant qu'il s'agit forcément de la pire idée de toute sa pauvre vie !

Surpris, Léo met un certain temps à reprendre le contrôle de son corps. Il hoche la tête et referme la portière sur Kai avant de rapidement faire le tour pour pouvoir s’asseoir côté conducteur. Un silence de plomb les assaille, contrastant terriblement avec leur attitude quelques minutes plus tôt. Chacun se demande comment ils en sont arrivés là, et ce qu’il ne faut absolument pas dire pour éviter d'envenimer les choses. Brusquement pris d’un élan impulsif, Léo démarre le lourd moteur de sa voiture et lance un regard en oblique vers Kai. Mauvaise idée, car les yeux ambrés de ce dernier lui glacent le sang. C’est excitant et effrayant à la fois, il faut vraiment qu’il se ressaisisse, bordel ! “Pour le chauffage… ” Balbutie-t-il pour toute excuse en augmentant la ventilation pour les réchauffer un peu. Merci bagnole de luxe qui se met à souffler de l’air chaud quasi instantanément.

“Hmm, hm” Fredonne Kai, dubitatif. D’accord, il se pelait le cul, mais il attend toujours que Léo prenne la parole pour s’expliquer. Le moteur lancé ne le rassure pas le moins du monde sur les intentions de ce type. L’heure affichée sur le tableau de bord lui indique également qu’il vient de rater le début de son cours. Splendide… Cette journée est vraiment une partie de plaisir ! Au plus le silence se prolonge, au plus il a envie de sortir de là. Seule cette fichue curiosité le maintient en place, comme s’il était sur le point de faire son premier saut en parachute. Ça fait flipper, mais en même temps l’expérience en vaudrait soi-disant la peine. L’adrénaline dans ses veines le galvanise, son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine, figé entre l’angoisse et l’excitation. Il doit assurément lui manquer une case pour ressentir pareilles émotions ! Si ça se trouve, il vient de signer son arrêt de mort !

Léo tapote nerveusement son volant, tout en cherchant comment briser le malaise qui règne entre eux. Certes, ils sont à l'abri des regards curieux, mais cela ne l’avance pas à grand-chose s’il n’est pas foutu de s’exprimer… Depuis quand a-t-il autant de mal à dire ce qu’il pense ?! Il a toujours été le premier à assumer ces actions, à ouvrir sa gueule quand il le fallait, alors pourquoi il a la trouille maintenant ? Peut-être parce qu’il ne s’est encore jamais retrouvé dans une situation pareille ? Qu’est-ce qu’il aimerait y voir plus clair, au lieu de ressentir ce raz de marée d'émotions qui lui sont inconnues ! Tout ça ne lui ressemble tellement pas… Il s’avachit sur son volant en plaquant son front dessus. Son cerveau tourne à mille à l’heure, et pourtant il n’arrive pas à se montrer productif pour le sortir de ce merdier. C’est bien beau d’être ingénieur, n’est-ce pas ? Il se redresse brusquement en entendant la sonnerie de son portable retentir dans l’habitacle. L’écran tactile sur le tableau de bord s’illumine et affiche ‘Appel entrant : Marc le stone’. “Désolé, il faut que je réponde… ” Grogne-t-il en appuyant sur l’écran pour accepter l’appel. La voix blasée de Marc sort des enceintes à l’instant même où la connexion s'établit.

“Putain, mais ça fait des heures que j’essaie de vous joindre !”

“Désolé, mais j’ai un empêchement important, je ne pourrai pas être là aujourd’hui.” Réponds Léo en grimaçant, bien trop conscient d’avoir laissé en plan son boulot.

“Mais je fais comment moi, pour sélectionner les nouveaux sans vous ?!” S’écrie Marc, la voix toujours aussi traînante et ennuyée. Il est probablement le seul à arriver à paraître choqué et indifférent à la fois…

“Vous n’êtes pas débile, Marc. Vous connaissez le taf, choisissez en fonction. Je vais pas vous tenir la main à chaque fois. Démerdez-vous, bordel !” Léo raccroche en soupirant d’exaspération. À cause de cet imbécile, il n’a toujours pas de solution pour entamer une discussion normale avec Kai, et le silence vient de retomber telle une enclume. C’est quand même absurde, de perdre ses moyens comme ça ! À force, il va passer pour un attardé mental, qui se plaît à violenter verbalement des gens… Il faut absolument qu’il s’occupe l’esprit, qu’il fasse quelque chose, n’importe quoi pour arriver à se calmer. La seule chose en général qui l’aide vraiment ? Conduire… Mais s’il fait ça, Kai risque de le trucider sur place. Alors, idée suivante ? Si seulement il en avait une, d’idée !!

Kai de son côté essaie de calmer les théories farfelues qui naissent dans sa tête. L’appel qu’il vient d’entendre a carrément généré un défilé de thèses digne d’un thriller, sans parler du nom de l’interlocuteur… Marc le stone… Il ne peut s’empêcher d'imaginer un mec addict à la coque, les cheveux gras plaqués sur le crâne, cigarette nonchalamment pendue aux lèvres, en train d’évaluer une bande de gorille pour le prochain braquage qu’ils ont prévu sur la banque nationale…. Ouais, il part loin, très loin. Mais franchement, pour sa défense, sans contexte et avec les indices qu’il a rassemblés jusque-là, c’est difficile de se dire que le gars à un taf normal ! Son instinct lui crie de se barrer sans jamais se retourner, que ce mec pue le danger à plein nez, mais est-ce vraiment le cas ? Si Léo n’avait pas été aussi sympa le premier soir, et qu’il n’avait pas cette apparence si charismatique et soignée, aurait-il pris la peine de le suivre dans sa voiture ? Non, sans aucun doute… Il se fait probablement un film dans sa tête de toute façon. Léo ne porte pas de piercing, ni de tatouages apparents, donc les chances qu’il soit un mafieux sont réduites, non ? Et si sous sa chemise de marque se cachaient des dragons, des textes en latins, des dates pour chacune de ses victimes, et plein d’autres dessins flippants ? Il ne sait rien de ce mec en fin de compte, et il se trouve dans sa voiture, à attendre que le silence se brise. Il doit être cinglé, il n’y a pas d’autre explication… Soudain, Léo se tourne vers lui avec une expression indéfinissable et il ne sait pas quoi en penser. Ça y est, il va lui annoncer qu’il ne sortira jamais vivant de cette caisse… Quoique, qui irait salir une voiture aussi chère ?

“Je vais être honnête avec toi, j’arrive pas à trouver les mots… J’ai absolument aucune idée comment arranger le froid entre nous. La seule chose que je sais avec certitude, c’est que j’arrive pas à te sortir de ma tête et qu’il faut que j’y fasse quelque chose avant de devenir complètement fou.” C’est… Inattendu. Kai le regarde avec stupeur tandis qu’un sourire en coin montre le bout de son nez sur son visage. “Pour quelqu’un qui ne sait pas quoi dire, je dois dire que c’est pas mal… ”

Léo étouffe un rire et se laisse retomber sur son volant en soupirant, ses nerfs sont toujours en boule, mais il vient d’avancer d’un pas. Certes, un pas de microbe, mais un pas quand même ! Qu’est-ce qu’il est pathétique, sérieux… Le silence vient de retomber. Formidable, il se retrouve à la case départ ! Ses yeux s’illuminent subitement, une idée folle vient de surgir de nulle part. Une idée qui ne plaira sûrement pas à son passager, après réflexion… Ouais, il va même carrément la détester, donc mauvaise idée, Léo, terrible idée. Mais c’est la seule qu’il ait… Il torture son cerveau pour en trouver d’autres, mais chaque fois, il retombe sur cette même et lamentable idée. “T’as souvent raté tes cours cette année ?” Lâche-t-il de but en blanc en fixant Kai d’un œil curieux.

“Quoi ? Non, pourquoi ?”

Le sourire sur les lèvres de Léo s’élargit et ses yeux brillent d’un éclat singulier. “Donc tu peux te permettre d’en rater quelques-uns, je suppose ?” Dit-il en enclenchant la marche arrière sur sa boîte à vitesses. Le moteur rugit sourdement sous le coup d’accélérateur et la voiture bondit en arrière sous le regard sidéré de Kai.

“Bordel, mais qu’est-ce que tu fous ?!” Hurle-t-il en s’agrippant à la portière pour ne pas être secoué tel un vulgaire sac à patates. Le sourire espiègle sur le visage de Léo ne lui dit rien qui vaille.

“Mets ta ceinture, je t’emmène dans un endroit sympa.”

Les scénarios invraisemblables que Kai essayait de balayer de ses pensées refont surface avec force. Un endroit sympa ? Un coin paumé dans une forêt où personne ne se rend, oui ! Il attache néanmoins sa ceinture, vu la conduite agressive de ce gars, ce serait con de voler dans le pare-brise. “T’es au courant, que c’est pas tout à fait légal d’embarquer quelqu’un contre son gré ?” Grogne-t-il en le fusillant du regard.

“Ne dis pas ça comme ça, tu vas me faire passer pour un taré… ” moque Léo en se passant la main dans les cheveux pour les rabattre sur son crâne.

“Ha, ha… Très marrant, sauf que tu m’embarques vraiment sans m’avoir demandé mon avis ! J’ai même pas de téléphone pour prévenir mes potes !”

Léo se tortille pour sortir son portable de sa poche arrière et le balance à Kai en gardant un sourire amusé sur les lèvres. Kai observe le téléphone entre ses doigts avec incrédulité.

“Tiens, 3409 pour le déverrouiller. Je suppose que tu peux te débrouiller pour envoyer un message à tes potes ? Si tu pouvais mettre de la musique aussi, ce serait cool. Je suis curieux de savoir ce que tu aimes, t’as juste à lancer les morceaux sur Spotify.”

Perplexe, dans cette voiture qui semble ne pas se soucier des limitations de vitesses, Kai hésite à encoder le mot de passe. Tout semble si irréel… Il a entre ses mains un moyen de contacter la police si l’envie lui en prenait, il pourrait fouiller dedans, lire ses messages, découvrir des secrets, trouver des photos indécentes… Et pourtant, il vient de lui balancer comme s’il s’agissait de quelque chose de banal. Kai n’aurait jamais songé filer le code de son téléphone à Nakim, qui est pourtant son meilleur ami.

Léo lui lance un regard de biais, un sourcil levé. “T’as besoin que je répète le code ?”

“Euh, non, je m’en souviens… ” Balbutie Kai en déverrouillant enfin le portable. En fond d’écran, une vieille voiture - du même bleu électrique que celui dans laquelle il se trouve – est affichée. Il ne s’y connaît pas vraiment en marque, mais il sait qu’il n’a encore jamais vu pareil modèle. En cherchant dans la liste d’applications, une question lui vient à l’esprit. “Euhm, on part combien de temps… Au fait ?”

Il fixe Léo en train de réfléchir ardemment. “Je sais pas encore… ” Lâche-t-il finalement en haussant les épaules.

“Comment ça, tu ne sais pas encore ?!” s’exclame Kai en fronçant les sourcils. Ce mec l’épate autant qu’il l’exaspère, c’est hallucinant !

“T’inquiète, je te ramènerai sain et sauf chez toi. Donc détends-toi et choisis la musique qui te plaît, tu peux même garder le téléphone si ça peut te rassurer.” Ajoute-t-il tout en le dévisageant lorsqu’il s’arrête pour attendre devant un feu rouge. Kai sait qu’il pourrait sortir du véhicule s’il le souhaitait, mais il ne le fait pas. Pourtant, ce serait la chose la plus sensée à faire dans sa situation. Quelque chose d’incompréhensible le retient de prendre ses jambes à son cou, et il s’en maudit. C’est définitif, il est déraisonnable, irresponsable, inconscient, et par-dessus tout, il meurt d’envie de savoir où ils se rendent ! La voiture redémarre sèchement et, dans son élan, anéantit l’idée de s’enfuir. Le fait qu’il ait entre ses mains un moyen de contacter le monde extérieur ainsi que les portières non verrouillées du véhicule, le rassurent et lui permettent de laisser l’excitation de l’aventure le gagner. Alors il sourit enfin, et se cale plus confortablement dans son siège pour se mettre à chercher un morceau de musique sur Spotify de son groupe préféré. – One Ok Rock, Wasted Nights -

Tout en ajoutant des morceaux dans la playlist, Kai jette occasionnellement un œil à Léo, qui semble apprécier la chanson de One Ok Rock. Tant mieux, il en a mis pas mal du même genre dans la liste d’attente… Il est tellement concentré sur la playlist, qu’il en oublie d’envoyer un message à Nakim. Lorsqu’il redresse ses yeux du portable sur la route, une grimace se dessine sur ses traits. À quoi bon avoir un tel bolide des enfers, si en fin de compte, c’est pour se retrouver coincé dans les embouteillages comme Monsieur tout le monde ? Une file interminable s’est formée devant eux pour accéder à l’entrée d’autoroute. Quel bonheur, ils vont probablement en avoir pour un bon quart d’heure avant d’être débloqués. L’imbécile qui a dû oublier sa carte visa est mille fois remercié ! C’est trop demander d’avoir un stock de pièces dans sa caisse de nos jours… ? Visiblement, oui !

“Sinon, tu fais quoi dans la vie ?” Lance Kai d’un air qu’il veut désintéresser pour camoufler à quel point cette simple question le fait triper.

Léo s’appuie nonchalamment sur sa portière et le scrute intensément. Un tel point qu’il n’est plus tout à fait sûr de vouloir connaître la réponse. Si ça se trouve, il avait carrément raison avec ses hypothèses de mafieux ! Il a un temps d’arrêt lorsque Léo se penche vers lui pour ouvrir la boîte à gants. Crispé, il fixe cette main avec une terreur grandissante. C’est bien connu que les méchants dans les films ont tous une arme cachée dans la boîte à gants !

Léo met un certain temps à farfouiller dans la boîte pour trouver ce qu’il cherche. En fait, non, il le fait exprès de prolonger le supplice de Kai, car il est bien conscient de l’impression qu’il donne aux gens qui ne le connaissent pas. Étant héritier d’une famille extrêmement riche, beaucoup de monde le reconnaît assez vite. C’est une malédiction qui flotte sur sa vie depuis qu’il est tout petit. Mais vraisemblablement, Kai ne semble pas friand de journaux, ni de magazines. Sinon lui aussi l’aurait reconnu. Ça lui donne envie de pousser le bouchon un peu plus loin pour voir sa réaction.

“Trafiquant d’armes… ” Annonce-t-il avec sérieux en sortant un paquet de Mentos à la menthe qu’il tend ensuite à Kai avec un sourire qu’il peine à dissimuler. “T’en veut un ?” Ajoute-t-il en se bidonnant intérieurement du teint livide de son passager. Bon d’accord, c’est de mauvais goût et une terrible initiative qui risque de mettre un froid entre eux. Mais il n’a pas su s’en empêcher, c’était plus fort que lui.

Kai sent le monde lui tomber sur la tête. Bon sang, qu’est-ce qui lui a pris de poser cette putain de question ? Et puis, c’est quoi ce sourire narquois qu’il affiche ?

“C’est une blague, n’est-ce pas ?” Bafouille-t-il en ignorant délibérément le paquet de Mentos tendu vers lui.

“Ouais, bien vu Roger. Je suis ingénieur automobile.” Ouais, ça a tout de suite plus de sens, la voiture, l’argent, sa conduite… Même le fond d’écran sur son portable. Mais la plaisanterie mérite un coup de poing dans l’épaule quand même ! Sérieux !

“Putain, tu m’as fait flipper imbécile !” Gronde Kai en se servant finalement dans le paquet toujours tendu vers lui. Il s’acharne sur le chewing-gum pour passer ses nerfs tandis que Léo en enfourne deux et range le sachet à sa place tout en ricanant.

“Je ne peux même pas dire que je suis désolé, c’était trop tentant vu ta tête.”

“Ouais, ouais… Concentre-toi sur la route.” Marmonne Kai en s’enfonçant dans son siège, les bras croisés.

“T’as raison, ça vient de se dégager ! On va pouvoir passer la vitesse supérieure !” Se réjouit Léo en faisant gronder le moteur de la Jaguar. Il a même l’audace de lui lancer un regard enjoué et annonciateur de ses intentions. Après réflexion, c’était pas mal d’être à l’arrêt…

“Je savais pas que les ingénieurs automobiles étaient exemptés de PV ?” Tente-t-il pour le dissuader de considérer l’autoroute comme une piste de course. Il est clair que ce mec n’en a rien à battre des contraventions.

“Nan, pas vraiment. Mais ce serait dommage de ne pas s’amuser un peu, non ? Et puis on a perdu assez de temps ici.” C’est pas faux, ils sont restés coincés pas mal de temps, mais c’est pas un drame, non ?

“Je suis pas sûr qu’on ait la même définition du mot, mais tant que tu nous plantes pas dans le décor, fait toi plaisir… ” Rétorque-t-il en se préparant mentalement. La barrière du péage se lève et Kai regrette presque instantanément d’avoir donné son aval. Presque, car ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de se retrouver dans une voiture pareille. Cela lui change de la vieille Corsa rouge déglinguée de son père qu’il faut quasiment pousser dans les montées. Ensuite, le sourire que lui offre Léo est à tomber par terre. Il lui pardonnerait n’importe quoi pour un tel sourire. Bon d’accord, pas tout… Mais beaucoup quand même !

“Prêt ?” Kai a à peine hoché la tête que les pneus se mettent à crisser sous le rugissement tonitruant du moteur. Il se retrouve plaqué contre son siège sans arriver à bouger d’un pouce tellement la force de l’accélération est puissante. Du coin de l’œil, il peut voir l’aiguille kilométrique montée avec une aisance et rapidité déconcertante. 150, 180, 190, putain que c’est flippant ! L’adrénaline le galvanise lorsqu’elle franchit la barrière des 200 km par heure. S’il n’avait pas les yeux braqués sur le compteur, il n’aurait jamais cru qu’ils allaient si vite. Une fois le début d’accélération passé, la sensation est limite presque confortable. Si ce n’est pas pour les voitures qu’ils dépassent à vive allure. Il remercie silencieusement Léo lorsqu’il ralentit et stabilise le Cruise contrôle sur 150 km par heure. Kai est presque surpris de le voir si raisonnable et commence à se détendre un peu. Reste juste à savoir où ils se rendent maintenant…

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