Chapitre 15
Léo se laisserait bien aller à poursuivre le baiser encore un peu plus longtemps. Mais il ne veut pas tenter le diable - dénommé Kano en l’occurrence - et préfère rompre leur étreinte. Cela lui demande beaucoup de maîtrise, car le désir qui brûle en lui est un vrai torrent insatiable. Les cheveux sombres de Kai glissent au travers de ses doigts à chacune de ses caresses. Il appuie son front contre le sien en soupirant de bien-être. Son souffle est saccadé et des frissons l’envahissent en sentant les mains de Kai dévaler le long de son dos pour se loger autour de sa taille. Pas une seconde, il n’aurait pu imaginer éprouver un jour tout ce qu’il ressent pour cet homme entre ses bras. Jamais encore, il ne s’est senti vibré avec autant d’intensité. Jamais il n’a autant désiré la peau d’un autre contre la sienne. Il vient de se découvrir une addiction qui dépasse l’entendement. C’est infernal autant que c’est subjuguant et c’est effrayant de ne pas savoir jusqu’où cela peut aller.
“On ferait mieux d’aller chercher des fringues… ” Dit-il à contrecœur et encore à moitié essoufflé. Kai lui sourit timidement en acquiesçant. “Ouais… ” Il semble aussi à bout de souffle que lui. Léo ne peut s'empêcher de sourire en retour. “Comment tu te sens ?” Hasarde-t-il en plongeant son regard dans ses iris ambrés. Pour toute réponse, Kai dépose tendrement ses lèvres sur les siennes et Léo se voit une nouvelle fois transporté sur un nuage de béatitude. La douceur contraste avec leur baiser précédent, mais il l’apprécie tout autant. C’est une douceur qu’il n’a pas encore eu l’occasion de partager avec quiconque. Il en ferme les yeux et se laisse envahir par cette vague d’affection. C’est court, chaste et Léo regrette de le voir s’échapper vers la salle de bains. S’il écoutait ses impulsions, il l’embrasserait à en perdre haleine.
La courte absence de Kai lui permet de faire retomber un peu son excitation et de reprendre le contrôle de ses esprits. Lorsqu’il le voit sortir de la salle de bain, il lui sourit et s’apprête à ouvrir la porte de la chambre pour sortir. Juste avant que la lumière de la salle de bains ne s’éteigne, il aperçoit dans le reflet du miroir la forme de Kano en train de ricaner. Léo s’assombrit brusquement et grimace sans s’en rendre compte. Depuis le pas de la porte, il peut distinguer les mots ‘à bientôt’ glisser sur ses lèvres avant qu’il ne disparaisse dans l’obscurité. Kai l’a déjà rejoint et lui lance un regard curieux. “Tout va bien ?”
“Euh, ouais, juste un moment d’égarement. On y va ?” Répond-il en se frottant la nuque pour chasser le mauvais pressentiment. La prochaine fois que ce blanc-bec se pointe, il risque de lui faire sa fête.
En montagne, un village voisin peut rapidement se trouver à une bonne vingtaine de kilomètres. Mais comme le paysage est digne d’une carte postale, ce n’est pas une corvée de conduire sur ces routes escarpées. Bien au contraire. Kai observe silencieusement le décor avant de se tourner vers lui avec une expression perplexe.
“Je veux pas être indiscret… Et t’as le droit de pas vouloir répondre. Ça gagne vraiment autant, un ingénieur automobile ?” Ha, c’est vrai qu’il avait lâché le sujet un peu vite la dernière fois… Léo se mord la lèvre en réfléchissant comment répondre à la question.
“Alors, oui et non… Oui dans le sens où je suis vice-président dans l’entreprise dans laquelle je travaille, non dans le sens où je suis un peu né avec le cul dans le beurre… Ce qui m’a donné un certain avantage. Même si je dois admettre, détester ce fait indéniable.” S’il y a bien un truc sur lequel il n’aime pas discuter, c’est sa famille. Ce serait même carrément bien, s’il pouvait se débarrasser de ce lien qui pourrit sa vie, du reste. Enfin, pas dans le sens d’un meurtre, hein ? Qu’on soit clair. Il poursuit malgré tout pour donner un peu plus de contexte à Kai. S’il veut que ça fonctionne entre eux, c’est mieux de ne rien lui cacher. “J’ai toujours été un grand passionné de voitures. Depuis que je suis gosse, je rêve de devenir mécanicien. Je peux te dire que mon père ne le voyait pas du même œil. Quand on est le seul héritier du nom Cunningham, devenir simple mécano, c’est pas envisageable. Il me l’a rabâché toute ma jeunesse et j’ai dû viser plus haut.” Ça y est, il a lâché son nom… Jusqu’à présent, il avait sciemment évité de le prononcer. Pour simple raison, que c’est un nom qui est tout de suite associé à son père et connu de beaucoup de gens. Même à l’autre bout du pays… Alors pour éviter d’être vu comme l’héritier, le prince d’une fortune monstre, il le cache le temps qu’il peut. Bien sûr, à force de paraître dans les magazines, c’est devenu compliqué de garder un minimum d’anonymat. C’est pas très plaisant de se faire approcher juste parce qu’on porte une étiquette de riche sur le passeport. Ceux qui apprennent plus tard qui il est vraiment, sont souvent choqués et le voient d’un autre œil. C’est exactement ce qu’il craint en cet instant en jetant un regard inquiet sur Kai. Son silence le bouffe et une petite voix grinçante lui susurre qu’il va fuir maintenant qu’il sait. C’est vrai, leur différence de statut pourrait l’effrayer, non ? Non, visiblement, car Kai le regarde avec un air plutôt intéressé, comme s’il voulait en apprendre plus. Il doit dire qu'il est agréablement surpris par sa réaction. Alors, il se détend un peu et reprend la parole.
“J’ai donc obtenu mon diplôme en ingénierie et je me suis spécialisé dans la conception de supercars. Une nouvelle boîte, Sun Motors, cherchait des sponsors pour lancer leur marque et j’ai sauté sur l’occasion. J’y ai commencé en tant que designer et j’ai monté les échelons comme tout le monde. Certes, plus rapidement que la moyenne, je dois l’admettre. Mais ça fait trois ans que je suis vice-président et que je gagne bien ma vie.”
Kai se glisse la main dans les cheveux, il est carrément impressionné à présent. Même avec toute la meilleure volonté du monde, il ne pourra jamais lui arriver à la botte. Même si pharmacien, c’est pas trop nul comme taf, il ne gagnera jamais autant d’argent. Tout d’un coup, il se sent tout petit à côté de Léo. “T’as vraiment bossé dur… ” Dit-il, admiratif en le contemplant sous un nouveau jour. Puis une question commence à le ronger subitement. “Mais du coup… Ça te gêne pas, genre que je sois pas du même milieu ? Ton père ne dira rien de notre… ”, il hésite. “Relation ? Je veux dire, je veux pas être un facteur de dispute… ” Les pneus de la voiture crissent brusquement sur le bitume et Léo fait claquer sa langue contre son palais. Est-ce qu’ils ont heurté quelque chose ? Surpris, Kai cherche la raison de cet arrêt brusque, mais ils sont seuls, au beau milieu de la route déserte. C’est sa question qui l’a fait réagir de la sorte ? Il observe Léo avec interrogation. Ce dernier s’est appuyé contre son volant et a les lèvres retroussées en un rire ironique. Il se redresse ensuite pour planter son regard dans le sien avec une détermination troublante.
“J’ai depuis longtemps passé l’âge d’avoir peur de mon paternel. Il peut bien pourrir en enfer, que je le regarderais flamber sans lever le petit doigt. Son héritage, sa fortune, il peut se le garder. J’en ai rien à battre. Ensuite, pour ce qui est du soi-disant statut, les gens pompeux du même milieu, comme tu dis, ne m'intéressent pas. Ils me gavent à en mourir. Donc non, je n’éprouve pas la moindre gêne vis-à-vis de toi. Bien au contraire, tu me plais comme tu es et je te le répèterai autant qu’il le faudra pour que tu le saisisses.”
Kai doit admettre ne pas s’être attendu à une telle réponse. Il peut sentir le rouge lui monter aux joues tellement il est affecté par cette déclaration. Il a du mal à comprendre exactement ce qui pousse Léo à détester son père ainsi, mais il se dit qu’il l’apprendra le moment venu. Peut-être qu’il ne peut tout simplement pas s’imaginer ce que ça fait, d’avoir une famille différente de la sienne. Certes, il ne s’est pas toujours entendu avec son père et il a vécu des périodes difficiles suite à la mort de sa mère, mais en final, il a une famille aimante et qui le soutient dans ses choix. Quels qu’ils soient. Il se sent un peu bête d’avoir émis l’hypothèse qu’il puisse le gêner, mais c’est un peu normal, non ? Quand quelqu’un vient d’un autre monde que le vôtre, c’est instinctif de s’interroger sur cette différence flagrante. À côté, il n’est qu’un gamin qui n’a encore rien accompli dans sa vie. Même s’il bossait toute sa vie d’arrache-pied, il ne comblerait jamais la distance qui les sépare.
Léo s’empare soudain de sa main et l’emprisonne sous la sienne sur le levier de vitesse. “Tu me fais confiance ?” Lui lance-t-il en le fixant intensément. Rien que l’assurance qui brille dans le bleu de son regard, lui donne envie d’acquiescer. En fait, c’est pas juste son regard, c’est plein de détails qui lui sautent aux yeux à présent. C’est la façon dont il a toujours l’air de se soucier de son bien-être. C’est la façon qu’il a, de le regarder comme s’il était le seul au monde à avoir de l’importance. C’est son sourire charmant, la chaleur qui l’envahit chaque fois que leur peau se rencontre. C’est ça maladresse attendrissante quand il perd ses moyens. C’est cette assurance qui déteint sur lui et qui lui donne des ailes. Tout ça, en quelque jours à peine… Alors, oui. Il a confiance en lui. Kai hoche la tête en souriant. “Ouais… ”
“Alors, ferme les yeux et accroche-toi à la portière. Laisse-toi porter par chaque accélération, chaque virage. J’ai pas de mots pour décrire ce que je ressens, mais je peux te donner un aperçu des sensations qui me parcourent quand je suis avec toi.”
Comment fait-il pour être maladroit dans certaines situations, mais si franc et chamboulant dans d’autres ? Kai peut sentir l’adrénaline le galvanisé avant même qu’il n’ait fermé les yeux. Léo raffermit sa main sur la sienne et enclenche la première vitesse. Il ne voit rien, mais il ressent l’accélération dans toute sa puissance lorsque Léo relâche l’embrayage. Leurs mains jointes est son seul point de repère pour savoir s’ils vont ralentir ou accélérer. Il sait qu’il devrait ressentir un minimum de frayeur à l’idée de se retrouver en bas d’un ravin, mais tout ce qu’il ressent, ce sont des vagues d’excitations grisantes. Il a l’impression de voler et n’a qu’une envie : laisser libre cours à son euphorie. Lorsqu’il sent la voiture ralentir, il ouvre les yeux sur une vue imprenable. En contrebas, juste devant eux, se trouve un immense lac d’un bleu turquoise, reflétant les éclats du soleil. De la fine neige recouvre les flancs de la montagne juste à côté et il n’y a toujours pas la moindre âme à l’horizon. C’est tout simplement magique.
Kai lui lance un regard complice en souriant. “C’était…” Il cherche le bon mot un bref instant. “Surréel.”
“C’est toi qui es surréel… ” Muse Léo en adaptant sa conduite à un style plus paisible. Kai cache son embarras d’un revers de main et cherche à changer de sujet. “Sinon, euh, t’as quel âge, au juste ?”
Léo grimace et se concentre subitement sur ses mains sur son volant. “Je trouve qu’on a pas mal parlé de moi, non ? Et si on parlait un peu de toi ? Tu étudies quoi ?”
Kai pouffe de rire. Ainsi, l’âge est un point sensible pour monsieur. Il serait donc un peu vaniteux sur les bords.
“Science pharmaceutique. Laisse-moi deviner, vu que tu ne veux pas me dire à quel point tu es vieux. Je viens d’avoir 25 ans, il n’y a pas si longtemps. Si je compare ton niveau d’étude et que j’ajoute les années de boulot que tu m’as donné plus tôt, je dirais que tu as au moins 29 ans.”
“Je suis pas vieux !” S’offusque Léo en lui lançant un regard de travers. Il fait la moue en ajoutant à contrecœur “J’ai 31 ans…”
“Ha !” S’exclame Kai. “J’étais pas si loin ! Ça va, t’as encore de la marge avant d’être vraiment considéré comme un vieux sac.”
“Ouais, moque-toi seulement… Vas-y, parle-moi un peu de toi, mis à part que t’as un coloc, un double flippant et que t’aime le billard, je sais pas grand-chose en vrai.”
C’est au tour de Kai de grimacer, même s’il apprécie silencieusement que Léo ne relève le décès de sa mère, il n’aime pas trop parler de sa personne. Il soupire en posant un regard un peu nostalgique sur son reflet dans le rétroviseur.
“J’ai deux petites sœurs, Yuwa et Risa qui ont le même âge. Elles sont jumelles, mais ne se ressemblent pas tant que ça. Mon père travaille en tant qu’infirmier à la clinique universitaire et ne s’est jamais remarié depuis… Il bosse beaucoup, donc j’ai un peu joué son rôle en son absence. J’allais même aux réunions des parents à l’école à sa place, pour te dire. Quand j’ai commencé l’unif, j’ai déménagé avec Nakim dans un petit appart pas trop loin du bahut. On habitait un peu trop loin pour me taper la route tous les jours. Je suis en dernière année de mon master, mais j’aimerais ajouter un doctorat pour conclure mes études.”
Léo siffle avec admiration. “Donc, je vais pouvoir t’appeler docteur ?” Naturellement, c’est bien ça qu’il a retenu de tout son récit, le con. “Sinon, plus sérieusement, chapeau. Je pense pas que j’aurais pu faire un master en plus de mes cinq années d’ingénieur. Tu peux être fier de toi en vrai.”
Kai peut sentir ses joues bruler tellement il ne sait pas quoi faire du compliment. “Merci…” balbutie-t-il en détournant le regard. La main de Léo se resserre sur la sienne affectueusement. “T’as pas à me remercier, pas tout le monde a la persévérance que tu as, donc, te rabaisse jamais, d’accord ?”
Plus facile à dire qu’à faire, mais Kai apprécie tout de même les mots rassurants. Il acquiesce timidement en souriant. La neige commence à tomber et forme une fine couche sur la route devant eux. Heureusement, il semble que celle-ci soit salée, car la neige fond aussitôt sur l'asphalte. Cependant, si la neige s’intensifie, cela ne sera pas suffisant.
“On est encore loin du village ?” Demande Kai, un brin inquiet de se retrouver coincé au beau milieu de la montagne dans une tempête de neige.
“On devrait arriver dans quelques minutes. T’en fais pas trop, j’ai l’habitude de rouler ici et j’ai des pneus neige. On ne risque rien.”
Rassuré, Kai s’enfonce plus confortablement dans son siège et lance un regard à la radio qui joue en bruit de fond. Il sourit. “Tu me passes ton portable deux secondes ?” Sans quitter la route des yeux, Léo fouille dans sa poche et lui donne l’appareil. Pour les derniers kilomètres, Kai se fait plaisir en passant un de ses morceaux préférés, qu’il pense être d’actualité.
- Picture This, Life in colour -
“I don't ever wanna spend another second
Somewhere you're not
I think my heart would stop
And I'd let it
I don't know how to live without you
And I don't wanna
Go back to before you lit up my whole
Life like a summer
I think I'm ready now
oh, just let it out
and it don't matter how
my life's in color now
…”
La neige, le paysage, la musique, tout lui donne envie de sourire. Principalement le visage illuminé de Léo, qui bat le rythme de la chanson sur son volant. C’est vrai, il peut dire que sa vie prend couleur depuis qu’ils se sont rencontrés. Ils arrivent dans le village juste au moment où les dernières notes de la chanson résonnent. Lorsque la voiture s’immobilise enfin, Kai se penche vers Léo pour déposer un baiser sur sa joue. Il se sent revigoré et a hâte de découvrir ce nouvel endroit. Sa joie se fissure au moment même où il tente de sortir du véhicule. Il s’écroule brusquement et se retrouve à genoux dans une couche de neige importante. Le gravier s’enfonce dans sa peau, l’écorchant douloureusement.
Léo se rue à son côté pour l’aider à se redresser et à s'asseoir sur le siège passager. Peu lui importe les taches que la neige risque de laisser sur le cuir hors de prix. “Putain, mais t’es brulant !” S’exclame-t-il en plaquant sa main sur son front. Pourtant, il allait très bien, il y a quelques secondes !
“Euhm… Je sais pas trop ce qu’il m’est arrivé d’un coup… ” Répond Kai, le visage soudain hagard et bien trop pâle.
“Hooo, mais moi j’ai une petite idée~~~”
Léo se crispe au son de cette voix glaçante et chantante. Son mauvais pressentiment avant de partir vient lui claquer dans la gueule. C’était trop beau, de passer une journée en paix ? “Casse-toi, on t’a pas sonné du con.” Crache-t-il à l’intention de Kano. “Concentre-toi sur ma voix, Kai… Ça va aller… ”
“Rhooo, pas besoin de me parler sur ce ton… ”
“Dégage. T’es pas le bienvenu.” Gronde Léo tout en essayant de frictionner les bras de Kai pour le ramener à lui. En vain…
Kai se sent couler dans un brouillard froid et épais. Il ne distingue plus que vaguement la silhouette de Léo accroupi devant lui. Il perçoit sa voix rassurante, mais les mots qu’il prononce lui échappent. Aucun doute, c’est un coup de Kano. Il va encore une fois ruiner tout ce qu’il y a de bon dans sa vie. Il se sentait tellement heureux, tellement bien… Mais il ne sait pas comment reprendre le contrôle. Tout devient de plus en plus flou et finalement l’obscurité s’abat sur lui.
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