Prenez garde, lapin méchant
— Le Pub Les Leprechauns, lu Poise sur l’enseigne. “ Bières artisanales et jeux de table ”. On y va ?
— Je n'aime pas la bière… se plaignit Marxia
— Je suis sûre qu’ils auront du cidre. En plus, il y a une pièce sur l’enseigne. On va gagner des points en faisant remarquer au tavernier que sa soupe manque de sel.
Une clochette carillonna à leur entrée. Le pub dévoila une ambiance chaleureuse, avec ses meubles rustiques en bois et ses lanternes vertes au plafond. Une troupe de leprechauns performait sur une estrade. Les sons de la harpe, des cornemuses et des flûtes en os se mêlaient joyeusement aux conversations des consommateurs. Tout le personnel portait un costume vert avec trèfle à la boutonnière.
Poise s’empressa de réserver une chambre double pour la nuit. Les courbatures se faisaient déjà sentir. Elle avait hâte de se masser les pieds, assise sur un matelas bien ferme.
La clé en main, elle se mit à la recherche de sa partenaire, disparue parmi les clients. Elle la reconnut, de dos, assise à une table.
— Qu’est-ce que tu fais ? chuchota Poise en se baissant à sa hauteur.
— Je joue ! claironna Marxia dont la bonne humeur atteignait son paroxysme
Suspicieuse, l’elfe noire inspecta le compagnon de jeu de sa camarade. L’homme ne laissait voir de lui que des ongles noirs, qui sortaient de mitaines usées. Il cachait son visage derrière un tissu crasseux et passait régulièrement le goulot de sa bouteille en dessous. Les relents d’alcool qui provenaient de son côté de la table n’auguraient rien de bon.
— Le monsieur cache la bille en terre cuite sous un des trois gobelets, expliqua l’archère. Ensuite, il les mélange et je dois retrouver la bille.
Ça pue l’arnaque à des kilomètres, pensa Poise.
— Et j’imagine que, si tu perds, tu mets la main au porte monnaie ?
— Oui, mais ne t’en fais pas, j’ai joué deux fois et j’ai gagné à chaque coup !
Le lascar émit un rire rocailleux.
— Y’a pas d'lézard ma petite, lança-t-il de son haleine chargée de houblon.
L’elfe noire lui lança un regard méprisant, elle tira sur le bras de sa binôme pour l’inciter à se lever.
— Vous m’en direz tant. Viens, on s’en va.
— Mais pourquoi ? couina l'intéressée avec des yeux de chiens battus.
Agacée, Poise chuchota à l’oreille pointue de son amie :
— Ton pote le pochtron a une compétence aiguë en entubage de gogo. Il a sûrement un contrat de quête avec le patron pour lui reverser la moitié de la somme qu’il soutire aux andouilles dans ton genre.
Marxia digéra l’information avec de grands yeux ronds.
— Désolée, je dois y aller, annonça-t-elle à l’escroc avec un grand sourire.
Elle rassembla ses effets personnels.
— Non, mais, y’a pas d' lézard hein ! se borna à leur crier l’obscur personnage tandis qu’elles s’éloignaient.
Une fois leurs sacs traînés à une autre table, Poise sermonna l’archère et finit par déclarer :
— Je vais commander à boire. Tu ne parles plus aux gens.
— Oui, j’ai compris... soupira Marxia.
La demi-elfe sortit une petite paire de ciseaux et entreprit de couper les fourches au bout de ses longs cheveux. Ce geste simple cachait le plus souvent ses moments d’intenses réflexion.
Il faut que je sois moins crédule, se promit-elle. Si ça continue, Poise va vouloir d’une autre équipière.
— Bah, ce n'est pas du cidre ? s’étonna l’archère à la vue de son verre.
— Non, c’est du jus de pomme fermier, répondit Poise avant d'entamer sa bière.
L’autre fit la moue.
— Ils n’ont pas de cidre Hespéride ?
— Si, mais on peut pas se le permettre.
— C’est si cher que ça ?
— Ouais.
— Zut.
Marxia sirota sa boisson en observant les gens attablés dans l’établissement. Les visages étaient détendus, la musique sympathique, on entendait des rires. Une alléchante odeur de galette à la fondue de poireaux lui chatouilla les narines. Elle leva la main vers une serveuse pour en commander une.
— C’était qui les derniers aventuriers dans ta famille ? demanda-t-elle à Poise quand son plat arriva.
— Oula, je ne sais plus.
L’elfe noire fouilla dans sa mémoire. Un serveur déposa devant elle sa quiche épinard-roquefort.
— Je sais que mes grands-parents venaient d’une famille de fermier. C’est la première génération qui a quitté le mode de vie traditionnel pour migrer en ville. Avant ça, j'ai pas trop d’infos. Toi, tu sais ?
— Non, mais je me dis qu’on doit forcément avoir ça dans le sang. Le temps des grandes quêtes, ça ne remonte pas à si loin.
Un leprechaun buta contre sa chaise, caché derrière la dizaine de chopes moussues qui cahotaient sur son plateau. Marxia s’avança pour le laisser passer.
— C’était vachement moins réglementé, reprit Poise, de l'épinard entre les dents. Y'avait quand même beaucoup de conflits entre les compagnies et pas mal de morts.
Quelques tables plus loin, un grand costaud se mit à jouer avec le filou.
— Je trouve ça triste que toutes les frontières soient référencées sur les cartes, soupira Marxia. Chaque variation du terrain, chaque relief, au millimètre près. Ce devait être grisant de découvrir de nouveaux territoires, de traquer des artefacts légendaires et des créatures millénaires.
Une chaise tomba au sol, attirant des têtes curieuses. Le costaud venait de perdre plusieurs parties d’affilées et, de colère, avait bondi sur ses pieds.
— Humm, acquiesça Poise entre deux lampées de bière aux fruits rouges. Aujourd’hui, toutes ces vieilleries s’entassent dans les vitrines et les réserves des musées. Oh ! Regardez ! La célèbre amulette de Némoufit III. Elle fut découverte par la compagnie du Cobra Vicieux, et là, juste à côté , c'est les toilettes du musée.
Elle ricana de sa blague tandis que le costaud tenait maintenant le pochtron par le col et le secouait comme un cerisier.
— C'est étrange de se dire, que, des animaux mythiques, on en verra jamais…
Marxia luttait tant bien que mal contre le coup de cafard. Elle qui avait passé des heures à lire les récits des grandes quêtes craignait de ne rien vivre d'héroïque.
— On leur avait dit aux sorciers d’arrêter d’embaucher les aventuriers pour tuer tout ce qui bouge, s’énerva Poise. Tout ça pour leurs recettes débiles. Résultat : plus de licornes, plus de baguette, plus de sorcier.
Coincé dans la forte poigne de sa victime, le voleur virait au violet.
— Les dragons, il en reste ? poursuivit l’imperturbable archère.
Des employés paniqués passèrent en courant.
— Quelques-uns, en captivité dans des zoos, répondit Poise en suivant des yeux la rixe.
— Le plateau “crottins et tome affinées ”, c’est ici ? leur demanda un serveur.
Les filles terminèrent leur repas et montèrent se coucher en début de soirée, le ventre plein et l’esprit vaseux.
Pour sa part, le filou se terrait toujours derrière le comptoir, un torchon rempli de glaçons posé sur le crâne.
Le petit matin cueillit les aventurières bien plus tôt qu’elles ne l’auraient voulu. Encore ensommeillées, elles s’habillèrent sans entrain et descendirent prendre un café dans la salle de restauration.
Le binôme sortit du pub dans les premières lueurs du jour. Un méchant vent battait la campagne et vint chahuter leurs cheveux et leurs vêtements.
— Pourquoi faut-il se lever si tôt ? grommela Marxia. Elles ne vont pas s‘enfuir les carottes.
Elle resserra son écharpe en laine autour de son cou et rabattit la capuche fourrée de sa cape sur sa tête.
— Quand on travaille la terre, on se lève tôt, répliqua Poise d’une voix de professeur. Tu ne feras rien pousser si tu glandouilles au lit en mangeant des biscottes.
— Personne ne mange de biscottes au lit. Déjà, ça met des miettes partout et… Eh ! Attend moi !
Marxia courut derrière Poise, qui venait de lui fausser compagnie.
Une épaisse brume matinale flottait sur la campagne. La terre était dure sous leurs bottes et le givre formaient des cristaux sur l'herbe des bas-côtés. Le paysage silencieux ressemblait au tableau mélancolique d'un peintre à la vie dissolue.
Elles marchèrent une vingtaine de minutes avant d’apercevoir la fermière. La femme avançait le long de son champ en poussant une brouette remplie de matériel.
Elle les héla et leur serra la main avec chaleur — Poise se félicita d'avoir mis ses moufles pour amortir la compression de ses phalanges. La fermière, qui se prénommait Féronie, leur donna de rapides instructions et les pria de se mettre au travail.
Marxia commença sa patrouille du périmètre et Poise s’accroupit pour observer les légumes.
— D’ordinaire, les carottes se récoltent entre le début de l’été et le début de l’hiver. Vous devez avoir des variétés particulières, fit-elle remarquer dans l'espoir de faire forte impression.
Féronie lui sourit.
— Effectivement. Je cultive de la carotte des neiges, des carottes explosives et des carottes aurea.
— Aurea !? s’étouffa l’elfe noire. Vous voulez dire que vous faites pousser des carottes en or ?
— Et oui, rit la fermière. Les fournisseurs les ajoutent parfois aux récompenses des aventuriers. Mais elles sont surtout très recherchées dans la haute gastronomie, ça fait toujours son effet dans une assiette.
La femme sortit un mètre à ruban pour contrôler le tour de taille de ses protégées.
— Je comprends mieux pourquoi vous ne voulez pas qu’elles se fassent manger.
— En vérité, nous n’avons pas tant à craindre des lapins ordinaires. C’est des autres dont il faut se méfier.
Poise s'arrêta de disperser du terreau de croissance autour des légumes.
— Quand vous dites " les autres ", vous parlez de voleurs ?
La fermière arracha quelques mauvaises herbes.
— Certains gredins de la région ne sont pas des rongeurs communs. On les appelle les pilleurs. Ils sont très intelligents, et rapides avec ça. C’est pour ça qu'en première ligne, je plante toujours des carottes explosives. Les aurea sont vers l’intérieur du champ, plus difficiles d'accès.
Poise leva un sourcil.
— Mais comment faites-vous la nuit ? Vous ne surveillez pas le champ en permanence, si ?
La femme lui montra un vieux pigeonnier en pierre.
— Je travaille avec des hiboux très bien entraînés pour la surveillance de nuit. Ça leur permet de se remplir le ventre. Il y a pas mal de mulots à chasser sur le terrain.
— Ah oui, c’est pas bête, admit Poise — même si le sort des petits mulots lui arracha une grimace. Vous avez l’air de super bien gérer votre exploitation en tout cas.
Féronie rit de bon cœur.
— Je reconnais bien là les gens de la ville. Vous vous attendiez à trouver des gugus incapables de réciter l’alphabet, n’est-ce pas ?
L’elfe noire se sentit affreusement gênée.
— Eh bien… euh… peut-être un peu… Enfin, se reprit-elle, on se rend bien compte que vous êtes victimes de beaucoup de clichés.
Poise cherchait désespérément un sujet pour relancer la conversation quand une grande explosion les fit se redresser. Marxia arriva quelques secondes plus tard, essoufflée, mais fière. Elle souriait de toutes ses dents, occultant ses cheveux en bataille et ses joues maculées de terre. Une pelle tenue dans une main, la demi-elfe brandit l’autre, d’où pendait une pauvre créature défigurée. Le visage de Poise se décomposa.
— Ne me dit pas que c’est…
— Si ! Un lapin ! claironna Marxia. Il s'est montré beaucoup plus rapide que je le pensais. Il zigzaguait tellement que je n’ai pas réussi à le toucher avec mes flèches. Je me suis mise à lui courire après, mais la première rangée de carottes lui a explosé à la figure. Du coup, j’ai pris une pelle qui traînait et…
Poise écarquilla les yeux.
— Ne me dis pas que tu l’as frappé en plus de ça ! s’indigna-t-elle.
— Bien obligée ! Je ne l’ai pas loupé !
Pour appuyer son propos, elle secoua sous leur nez la bestiole qu’elle tenait par les oreilles. Le pauvre léporidé inconscient avait les moustaches en accordéon. Le pilleur tenait plus du lièvre athlétique que du lapin domestique. Il portait une ceinture jaune, noircie par l’explosion, dans laquelle pouvait être glissées une dizaine de carottes.
— Bien joué jeune fille ! la félicita Féronie. Vous trouverez des cages dans le cabanon au bout du champ. Je livrerai ce gredin au poste de milice le plus proche. Il ne m’embêtera plus de sitôt.
Le reste de la journée se déroula sans encombre. Les autres pilleurs du coin, refroidis par la perspective d’être accueillis à coup d'outil de jardinage, n’osèrent pas sortir le nez de leur cachette.
Lorsque le jour déclina, la fermière tira de la poche de sa salopette son appareil d’attribution des points et chargea les gains promis sur leurs cartes.
— Oh non, je n’ai eu que deux points, se lamenta Marxia sur le chemin du retour.
— Forcément, ton talent c’est tir à l’arc, pas virtuose de la pelle.
L’elfe noire digérait mal le sort réservé au pilleur.
— Je ne faisais que mon travail. Et puis, je ne l’ai pas tué.
— Mais oui, pas de soucis, la prochaine fois que tu croises le chemin d’un animal sans défense, n’hésite pas à lui refaire le portrait en lui plantant une pioche entre les oreilles !
L’archère n’appréciait pas que sa binôme monte ainsi le ton contre elle.
— Mais qu’est-ce que tu imaginais ? Que je devrais les repousser en leur lisant le règlement général du champ de carottes ?
Elle fronça les sourcils, agacée.
— Je sais pas, se radoucit l’autre. Mais maintenant, j’ai peur que tu m’attaques à coup de bêche au milieu de la nuit.
— N’importe quoi… souffla sa binôme, un sourire en coin.
Elles repartirent pour une nouvelle nuit au Pub Les Léprechauns.
Marxia se délassa dans un bon bain chaud, à la surface duquel flottaient des résidus de terre et de paille. Pendant ce temps, Poise descendit dans la salle principale pour discuter avec le tout venant des possibilités de quêtes dans la région.
Quand la demi-elfe sortit de la salle de bain, son amie lui fit un résumé de ce qu’elle avait appris :
— L’aubergiste pense que le mieux c'est de s’enfoncer dans les terres pour trouver des villages plus traditionnels. Ici, ça reste une zone commerciale. Plus on avancera et plus on retrouvera des cités d’aventures authentiques.
— Il va falloir préparer des provisions pour la route, réfléchit Marxia tout haut.
Poise se déchaussa et s’allongea sur le lit.
Elle poussa un soupir de satisfaction avant de poursuivre :
— Un habitué m’a dit que la saison était pas idéale pour débuter. Ça redeviendra intéressant au printemps. Pour le moment, toute la région est en hibernation.
— Zut ! Dans ce cas, autant avancer le plus possible et faire des quêtes pour passer le temps.
Le lendemain, après un copieux petit déjeuner, elles reprirent la route en visant la première cité de caractère sur la carte. Le voyage nécessiterait plusieurs jours de marche, de quoi se faire la main sur quelques petites quêtes. Un besoin plus qu’un passe-temps, puisqu’elles quitteraient bientôt la zone où la monnaie courante était acceptée. Il leur fallait gagner au plus vite des unités à dépenser.
Le début de la matinée ne leur apporta aucune opportunité. Les champs s’étalaient à perte de vue, sans que jamais ne se dessine la moindre exploitation agricole. Vers midi, elles atteignirent des petits bourgs, qui leurs offrirent des missions de seconde zone bien peu excitantes.
L’astre du jour avait dépassé depuis longtemps son zénith quand les deux comparses déballèrent leur pique nique sur un coin d’herbe humide.
Poise mâchonna un morceau de pain de mie avant de laisser éclater sa mauvaise humeur :
— On a promené le chien d’une vieille, retrouvé les moufles d’une gamine, tricoté un bandeau pour une elfe péteuse et accordé une guitare dans un bar miteux. Tu parles d’une aventure !
— J’ai bien aimé choisir la couleur de la laine pour Dame Lénor. C’est pas tous les jours qu’on peut créer un accessoire de mode pour une barde renommée.
Marxia mordit avec avidité dans son sandwich avant de poursuivre, la bouche pleine :
— Heureusement qu’on a déniché ce rose framboise, parce que les pelotes lila et corail qu’elle avait ne lui allait pas du tout au teint.
L’elfe noire fusilla sa comparse du regard.
— On nous refile toutes les quêtes moisies, tu t’en rends compte ? Quand je pense que notre seule expérience de pistage s’est résumée à retrouver des moufles ! s’indigna-t-elle.
— N’empêche qu’on a mis la main dessus ! claironna Marxia. La petite Cléo en aura bien plus besoin que le bonhomme de neige sur lequel elle les avait laissées.
Rien ne semblait pouvoir émousser la bonne humeur de l’archère, ce qui n'améliora pas l'humeur bougon de Poise :
— Les portefeuilles des notables de village dégueulent de billets. Pas étonnant qu’ils distribuent des points de quêtes pour retrouver les fournitures scolaires de leurs gamins !
Dégoutée, elle remballa sa pomme sans la toucher.
— Il n'empêche, renchérit Marxia, sans ça on aurait jamais entendu parler des missions de surveillance de nuit. C’est quand même le bon plan pour continuer à avancer en collectant des unités.
Poise étendit ses jambes pour les délasser.
— C’est sûr que je préfère prévenir les cambriolages qu’aider un pépé avec ses tuteurs de tomates.
— Il avait pourtant l’air gentil.
Les joues de sa binôme, autant qu’il était possible sous sa peau verte, s’empourprèrent de colère.
— Pour la dernière fois : c’est pas la saison des tomates !
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