Le vilain petit lutin
Marxia pointait de petites billes colorées sur le sol. L’énigme des objets trouvait un début d'explication. En suivant les confiseries, les aventurières tombèrent sur un mouchoir souillé. Poise souleva le carré de tissu avec un bâton pour mieux l’observer.
— D'après sa cousine, Gélatine était malade. On a une preuve qu’elle est bien venue à la réserve.
— Le souci c’est qu’au lieu de reprendre le chemin du marché de Noël, elle s’est évaporée dans la nature... conclut la demi-elfe sur le ton du mystère.
Elles firent le tour du bâtiment à la recherche de nouveaux indices. À l’arrière, de grands tapis roulants montaient du sol jusqu’au toit. Une arche surplombait l’installation, indiquant par des pancartes le type de marchandises à déposer sur les tapis. Tout le système se trouvait à l’arrêt.
L'archère parcourut des yeux les écriteaux : comestible, textile, jouet, multimédia, cosmétique, érotique, superflu. Elle inspecta ensuite tout le mécanisme. Son regard s’arrêta sur le bord du tapis de la catégorie “cosmétique”. Deux petites empreintes de mains, bordées de sucre coloré, se détachaient sur la pente en caoutchouc.
— Par là ! indiqua-t-elle à sa partenaire.
Elles grimpèrent sur les tapis jusque sur le toit du hangar. Ceux ci déversaient leurs contenus dans de larges trappes, toutes fermées à l'heure actuelle.
— Elles ont pas l’air de s’ouvrir manuellement, commenta Poise, qui froçait sur le mécanisme. Il doit falloir actionner le système de l’intérieur.
Marxia, pensive, croisa ses mains dans le dos et plissa les yeux.
— Imaginons que je sois Gélatine. Je termine mon inspection et j’ai soudain envie de voler un mascara. Je ressors, je ferme la porte pour couvrir mon crime, je monte sur le tapis et je me laisse tomber dans la trappe. Ensuite, l’objet en main, je rouvre de l’intérieur et je m’enfuis !
Son intuition retomba comme un soufflé devant le regard de sa binôme.
— Ça n’a aucune logique, rétorqua l'elfe noire. Déjà, pourquoi elle volerait un mascara ?
— C’est un exemple, s'agaça son amie. J’aurais pu dire rouge à lèvre, ou recourbe cil.
Un corbeau passa dans le ciel en coassant, ce qui évita à la demi elfe d'entendre la moquerie murmurée par sa comparse.
— Bref, tout le système est stoppé, donc ton histoire marche pas.
— Je t’écoute si tu as mieux à proposer, se renfrogna Marxia, vexée que son hypothèse soit réfutée.
Elles examinèrent de nouveau la trappe, à genoux au niveau du système de fermeture.
— Aïe ! glapit la demi-elfe en frottant son mollet meurtri.
Elle ramassa l’objet responsable de sa douleur : un trousseau de clés, attaché à un cordon rouge et décoré de flocons blancs.
— Les clés ! s’exclama Poise, les yeux écarquillés. Elle s'est enfermée à l’intérieur cette gourde !
Surexcitées, elles descendirent du toit au triple galop pour déverrouiller la grande porte.
L’ intérieur de l’entrepôt se trouvait plongé dans l’obscurité la plus totale. Marxia chercha à tâtons un interrupteur pour faire la lumière sur la situation.
L’immensité du lieu les laissa sans voix.
Des hottes gigantesques et ventrues accueillaient les objets qui dégringolaient du toit. Au bas de chacune, une ouverture déversait les présents sur un nouveau tapis roulant. Les paquets voguaient ensuite vers les postes d’emballage, étiquetage et d’acheminement. Le système, bien rodé, demandait la présence d’une cinquantaine d’employés pour un rendement optimal.
Un cadeau grossièrement emballé restait abandonné sur le chemin de caoutchouc. Le paquet émit bientôt un ronflement sonore. Le cœur battant, les filles s’approchèrent, non sans se jeter un regard inquiet.
— Gélatine ? demanda Poise d’une voix mal assurée.
Devant l’absence de réponse, Marxia entreprit de déchirer le papier satiné, mettant au jour une lutine en bien mauvais état. La petite personne se releva sur son séant et frotta ses yeux bouffis. Elle ne cessait de grelotter, malgré son pull et ses épaisses chaussettes en pilou pilou. Son nez ressemblait à un tubercule suintant et son teint grisâtre témoignait de sa mauvaise santé.
— Olala, elle a l’air mal en point, souffla Marxia à sa comparse. Gélatine, tu te sens bien ? Tu nous entends ? Nous sommes venues te chercher.
La lutine les regarda d’un œil vide et bailla à s’en décrocher la mâchoire. Elle sembla reprendre quelque peu ses esprits tandis que ses yeux papillonnaient mollement.
— Kesisspasse ? Je zuis en retard ? articula-t-elle avec difficulté.
— Tout le monde s’inquiète pour toi en ville, exposa Poise. T'es pas rentrée hier soir, tu t’en souviens ?
Gélatine fut secouée par un frisson. Elle renifla à plusieurs reprises, éternua, puis sembla enfin percuter.
— Oh bais oui ! s’écria-t-elle d’une voix impactée par son rhume carabiné. J’ai dû m’endobir ici cobe une idiote !
— L’essentiel c’est que tu ailles bien, enfin, à peu près, rectifia Poise. Viens, on va te trouver un docteur.
L’elfe noire lui tendit une main secourable pour l’aider à descendre du tapis.
— Oh bai non, bai non ! Je vais me faire enguirlander bar le Boss ! se morfondit la lutine fiévreuse.
— Tu te souviens de ce qu’il s’est passé hier ? demanda Marxia. On a trouvé les clés de la réserve sur le toit, près de la trappe des cosmétiques.
Gélatine plissa son front et tenta de se remémorer les événements de la veille.
— J’ai ferbé le local comme d’habitude, quand tout le monde est barti. J’ai bien tout vérifié, il n’y avait rien qui clochait. Eh buis, j'ai regardé les listes des arrivages…
Elle hésita à poursuivre et renifla une énième fois.
— Ne t’inquiète pas, l’encouragea Marxia. On ne dira rien à tes supérieurs, tu peux nous faire confiance.
Gélatine croisa son regard et le trouva sincère, elle se jeta donc à l’eau :
— J’ai vu qu’on avait reçu des corbeilles de fruits avec de la bastèque. Vous comprenez, la bastèque, c’est ce que je préfère. Il n’y en a pas ici.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle essuya son nez sur sa manche déjà crasseuse.
— Ici, il fait froid, on tombe souvent balade et on trabaille comme des forcenés. Les clients nous crient dessus en bermanence. On nous houspillent, nous bousculent, tout ça bour une photo hors de prix à bettre sur leurs cheminées.
Elle ramassa les lambeaux du papier cadeau qui traînaient autour d'elle et se moucha dedans. Marxia esquissa une grimace.
— Enfin bon, j'avais la bigraine et je me suis trompée entre les trappes cosmétique et comestible. J’ai voulu sortir bais je n'avais blus les clés. J’ai pleuré un moment et buis je me suis endorbie.
Les filles échangèrent un regard triste devant le récit de la pauvre Gélatine, transie de froid et malheureuse comme les pierres.
— Personne ne manifeste contre vos conditions de travail ? demanda Poise.
— C’est la magie de Doël, ironisa la lutine. Tout le bonde s’en fiche si ça nécessite qu’on ne dorme que trois heures bar nuit et qu’on ai le dos en combote.
Elle soupira.
— Au centre de vacances, c’était un beu bareil. Mais je le supportais bieux avec le soleil et la ber. Les lutins sont là pour rendre les gens heureux, personne ne se soucie de saboir si eux le sont.
Gélatine remonta un peu plus ses énormes chaussettes sur ses maigres jambes.
— C’est vrai qu’on a en tête l’image d’un peuple toujours souriant, qui s’amuse à faire des cabrioles, comme dans les publicités, réfléchit Marxia. En tout cas, tu ne peux certainement pas travailler dans cet état.
— Doël n’est que dans quelques jours, objecta la lutine. Je ne beux pas m’arrêter, surtout que j’ai causé un énorme chaos.
La demi-elfe ne l’entendait pas de cette oreille — pointue.
— Noël, on lui dit flûte. On trouvera une excuse pour que tu ne te fasses pas disputer. En attendant, ce qu’il te faut, c’est un bain chaud, une tisane et une bonne couverture.
La lutine sourit à la jeune femme, qui l’invita à sortir du hangar glacial.
Une fois dehors, elles s’étonnèrent d’entendre le système se mettre en marche.
Poise passa en courant et leur lança :
— J’arrive dans une minute !
Elle reparut un moment plus tard, les cheveux pleins de débris et de cotillons, un énorme morceau de pastèque dans les mains. Gélatine glapit de joie et planta ses petites dents dans le fruit juteux.
Les lutins du marché de noël piétinaient d’impatience. Les lettres d'insultes et de mécontentement pleuvaient au bureau des plaintes et le chalet photo restait obstinément fermé au public. Le Boss ne serait pas satisfait des chiffres et si leur réputation se trouvait entaché par l'affaire, personne ne donnait cher de la peau de Gélatine.
À leur approche, les employés se pressèrent autour des aventurières et de la lutine retrouvée. On les escorta jusqu'au chalet principal sous une avalanche de question. Télécabine, la secrétaire personnel du Boss, les y attendait de pied ferme. Elles récitèrent avec conviction le mensonge élaboré sur le chemin du retour : Gélatine avait remarqué un dysfonctionnement dans la chaîne de travail et s’était retrouvée par mégarde enfermée dans la réserve, ce qui mettait en lumière une énorme défaillance dans le système de sécurité. Elles plaidèrent avec passion la cause de la lutine, prenant à témoin son teint cadavérique, et demandèrent à ce que la victime obtienne des congés anticipés. Emportées dans leur plaidoirie, elles s’indignèrent des conditions de travail des lutins et se proposèrent d’effectuer toutes les tâches de Gélatine jusqu’à son prompt rétablissement.
Un concert de grelots accompagnait leurs arguments, tous les employés opinant du chef avec ferveur.
Télécabine les écouta avec attention, sans jamais intervenir ou objecter quoi que ce soit. Elle s’enferma ensuite dans le bureau du Boss et s’appliqua à lui faire un compte rendu détaillé de la situation — lui rendant les clés de la réserve au passage.
Le stress dans la salle d’attente montait crescendo. Grenadine entourait les épaules de sa cousine en signe de soutien et d'affection. Une heure plus tôt, ils étaient tous prèts à la fustiger, et grâce au discours des aventurières, elles étaient devenue leur héroïne, l'emblème d'un jeune combat pour leurs droits.
Enfin, la secrétaire ressortit du bureau et s’avança vers les employés attroupés dans le chalet.
Elle remonta ses lunettes sur son petit bout de nez, avant de déclarer d’un air sévère :
— Mesdemoiselles, en remerciement pour vos services, le Boss vous prie d’accepter une invitation à la fête de Réveillon du Traineau pimpant, notre restaurant le plus prestigieux. Nous avons bien pris en compte vos remarques et proposons à chaque employé une semaine de thalassothérapie dans notre établissement La belle ondine. Gélatine est excusée pour la fin de la saison et nous discuterons plus tard d’une affectation plus appropriée.
La secrétaire referma son agenda dans un claquement sec et s’éclipsa de nouveau dans le bureau de son supérieur.
Les lutins lancèrent leurs bonnets en l’air avec moult cris de joie. Ils invitèrent les aventurières à boire un verre pour terminer cette rude journée. Soulagée, Gélatine retrouva le chemin de son lit à l’auberge du Pain d’Epices. Les aventurières rejoignirent l’établissement bien plus tard, bras dessus, bras dessous pour garder l’équilibre.
— Le vin chaud, c’est bon, mais ça fait tourner la tête, fit remarquer Marxia de son haleine chargée d'épices.
— Je préfère ça au vin froid, ricana Poise, même si on aura la même migraine demain matin...
Le jour suivant, les deux amies flânèrent en ville pour découvrir les animations proposées par le village de Krissmasse. Partout, les lutins leurs adressaient des sourires chaleureux et des petits signes de main. Marxia insista pour se faufiler entre les enfants et s’asseoir devant le spectacle de marionnettes. Poise grappilla de la nourriture à tous les chalets du marché de Noël jusqu’à être repue. En fin d’après-midi, elles se tassèrent dans la foule pour regarder passer la grande parade. Les lutins, habillés en casse noisette, faisaient virevolter dans le ciel de grands sucres d’orge. Sur les chars, d'autres employés costumés en pudding aux fruits confits envoyaient des baisers à la cantonade, ainsi que des papillotes. La fanfare s’intercalait entre les éléments roulants, dans un concert où s'entendaient quelques fausses notes.
— C’était lequel ton char préféré ? demanda Marxia sur le chemin du retour, des confiseries pleins les poches.
— Aucune idée, répliqua Poise, mais j'ai fait un top cinq des pires costumes si tu veux l'entendre.
On leur attribua une chambre à l’auberge et les lutins se plièrent en quatre pour rendre leur séjour agréable. Le binôme travailla d’arrache pied les derniers jours avant Noël. On les affecta au stand de churros, au chalet des horloges à coucou et au bar du Lait de poule.
Le soir du Réveillon enfin arrivé, elles enfilèrent leur tenue la plus habillée pour profiter de la fête au Traineau pimpant.
La grande salle brillait de mille feux. Au plafond, des rubans d'or rejoignaient un connifère bombé de la même couleur, la tête en bas. Les lutins couraient entre les tables pour déposer sur les nappes les dernières pommes de pin décorées à la feuille d’or. Les invités de marque louchèrent avec dédain sur leurs chaussures de randonnée crottées, qui dénotaient sur le carrelagé blanc immaculé, ce qui n'empêcha pas les deux amies d’apprécier la soirée. Les plats se succèdèrent pendant des heures. Les aventurières partageaint une table en tête à tête, dans un coin de la salle, sous un élégant lustre en cristal. À la fin du repas, sous la nappe blanche, elles déboutonnèrent leurs pantalons pour soulager leurs ventres distendus. Minuit sonna, annonçant le passage du maître des lieux. Il fit son entrée en grande pompe, costume officiel sur le dos et hotte bien remplie sous le bras. Quand il frôla leur table, les cartes d’aventurière des deux amies virèrent au bleu. Véritable miracle de noël, elles venaient de passer le premier palier.
Le lendemain, elles quittèrent leur chambre sur la pointe des pieds, soucieuse de respecter le sommeil mérité des nombreux lutins. Gélatine les attendait en bas des escaliers, à peine visible sous sa montagne de pulls et d’écharpes.
— Vous be donnerez des noubelles, les pria-t-elle de sa voix enrhumée.
— Bien sûr, acquiesça Marxia. Tu dois nous promettre de prendre soin de toi maintenant.
La lutine hocha la tête avec un sourire. Elle les escorta jusqu’à la sortie du village, véritable exploit vu les tremblements fiévreux qui la secouaient.
Les filles eurent du mal à partir. Elles laissaient derrière elles de bons souvenirs et de sympathiques rencontres. La silhouette de Gélatine disparut petit à petit du paysage, tandis qu’elles avançaient vers l’inconnu.
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