La guilde des enquiquineurs

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Emo Globine s’attendait à trouver son ancien amant dans sa cachette. Le coquin devait s’être aventuré jusqu’ici pour récupérer son stupide bâton. Il allait sûrement le trouver prisonnier de la statue, ce qui lui donnerait un net avantage pour avoir droit à quelques faveurs. Après tout, on ne quittait pas un vampire de sa trempe comme ça.

Gerlin était bien mignon, mais il réfléchissait trop. L’emprise de Globine n’avait pas accroché sur lui aussi bien que sur les précédents. Il fallait remédier à la situation.

Le vampire sortit de ses pensées à la vue des aventurières hirsutes. Il ouvrit la bouche pour appeler la sécurité — qu’il venait à force de persuasion de remettre au travail — quand un sachet de poudre violette lui explosa au visage. Toussant et hoquetant, il buta sur la marche derrière lui et s’étala de tout son long. Au milieu des volutes mauves, deux ombres filèrent vers la sortie, bras tendus devant elles pour ne pas buter dans le mobilier.

Les aventurières ne reprirent leur respiration qu’à la vue du bureau des quêtes, où les attendait Angel. Les mains sur les genoux, le visage rouge, Poise chercha son souffle avant de le saluer .

L’homme-fée les félicita sans tarder :

— Mais que voilà ! Le bâton de Gerlin est sorti de la Crypte ! Bravo les filles !

Marxia faisait les cent pas pour réguler son rythme cardiaque.

— Vous allez pouvoir vous rendre à la tour pour le déposer en personne.

Deux têtes ahuries se levèrent vers l’agent d’accueil.

— Comment ça ? s’insurgea Poise. Tu nous verses pas les points de quête ?

— Non, désolé, répondit Angel, occupé à appliquer une couche de vernis sur ses ongles. L’Embobineur n’a pas voulu déposer les unités au bureau, il veut une remise en mains propres.

Marxia s’appuya de tout son poids sur le bâton, les jambes faibles.

— Oh, mais non, quelle poisse… Il faut encore marcher ?

— Ça n’est peut être pas plus mal, fit remarquer l’homme-fée après avoir soufflé sur sa manucure. Si Emo Globine se met à votre recherche, ça va barder.

— Mais on a récupéré le bâton dans le cadre d’une quête ! répliqua Poise. Il peut pas nous poursuivre ! C’est illégal !

Angel agita sa nouvelle teinture de cheveux négativement.

— La menace d’une amende ne risque pas de freiner Globine.

— Et tu pouvais pas nous prévenir ! s’énerva l’elfe noire.

— Si je vous avais mises en garde, vous n’auriez jamais accepté, et Gerlin nous proposait une belle commission.

Marxia maudit leur interlocuteur et sa coupe en brosse vert fluo.

— On te faisait confiance, Angel…

— Voyez le bon côté des choses, papillona l’intéressé des yeux d’un air innocent. La mission est une réussite. Vous vous êtes sous-estimées.

— On a failli y laisser nos miches ! cracha Poise.

— C’est le principe de l’aventure, ma belle, lâcha l’autre avec un clin d’oeil.

L’elfe noire préféra ne pas poursuivre la conversation, au risque d’empoigner l’homme-fée et de le jeter dans la poubelle de rue la plus proche.

— Je suppose qu’on a pas vraiment le choix, se résigna Marxia. Comment fait-on pour se rendre à la tour de Gerlin ?

Après avoir écouté les indications d’Angel, les aventurières quittèrent la ville au plus vite, non sans jeter des coups d'œil répétés par-dessus leurs épaules.

— Adieu Eros sur chiasse, maugréa Poise.

De retour sur le sentier principal, les filles essuyèrent un blizzard cinglant qui compliqua leur avancée. Des arbres solitaires aux branches nues hantaient le paysage. Les montagnes semblaient ne jamais vouloir se rapprocher.

— On va devoir passer la nuit dans la tour, constata Marxia alors que la lumière du jour baissait.

— Pas le choix, sinon, moi aussi je garde le bâton en otage. J’ai pas envie de finir vidée de mon sang dans le fossé.

Après une heure de marche, un large bosquet d’arbres apparut dans leur champ de vision, sur la droite du sentier.

— Ce doit être le Bois des chouettes dont a parlé Angel.

— Je lui fais plus confiance à celui-là, répondit Poise en tournant tout de même ses pas vers les premiers arbres.

De grands yeux s’allumaient dans l’obscurité sur leur passage, accompagnés de hululements curieux. L’elfe noire se retint de demander la main de son amie pour se rassurer. Elle était terrifiée à l’idée que le vampire soit là, à les attendre, tapi dans les ombres de la forêt.

Marxia n’appréciait pas plus l’ambiance sinistre. De temps à autre, un rapace nocturne déployait ses ailes pour leur survoler le crâne, manquant de leur arracher un cri. Les volatiles s’amusaient toujours de la présence d’aventuriers trouillards.

— Une souris que tu n’arrives pas à viser la tête, hulula un hibou grand duc à son camarade.

— Pari tenu ! répondit l’autre qui prit aussitôt son élan.

L’oiseau fendit la bise et largua une épaisse fiente sur le crâne de Poise. L’elfe noire souillée se mit à gesticuler et vomir un flot d’insultes. De son côté, le lanceur de pari s’envola à son tour, contraint de rapporter à son comparse le gain promis.

— Mais c’est pas vrai ! hurlait Poise tandis que sa comparse lui donnait un mouchoir jetable. C’est vraiment la journée la plus merdique du monde ! Quelles enflures ces piafs !

Marxia mordit le col de son manteau pour contenir un éclat de rire.

Le chemin s’élargit jusqu’à déboucher sur une clairière, au milieu de laquelle se dressait la tour de la guilde des magiciens. Le bâtiment rond atteignait la cime des arbres et se terminait par un toit de tuile pointu, percé par une fenêtre en œil de bœuf. Une chouette chevêche se posa sur la girouette du toit et les observa de ses grands yeux jaunes.

— Marxia, encoche une flèche. Si elle fait mine de lever le fion, transperce-là, ordonna Poise.

L’elfe noire se saisit du lourd heurtoir de la porte. Elle laissa retomber l’objet plusieurs fois, faisant résonner le bois en un bruit sourd. Une cache dans le battant se souleva et un iris bleu apparût.

— C’est pour quoi ? demanda le portier, tandis que son œil les scannait des pieds à la tête.

— Nous voulons voir Gerlin, annonça Poise.

La pupille de l’homme fit la mise au point sur le bâton que tenait Marxia. Il leva les verrous et la double porte bascula vers l’intérieur.

Les filles se pressèrent d’entrer, rassurées par la perspective de se cacher dans la tour.

— L’Embobineur va enfin cesser de chouiner, commenta l’homme aux yeux azur. Je vais le prévenir que des aventuriers ont réussi.

Sur ces mots, il les planta dans le hall et sa robe bleu cobalt disparut dans un couloir.

Poise s’avança dans la pièce et leva le nez pour en distinguer le plafond. D’immenses bibliothèques couraient le long des murs et embrassaient la forme arrondie du bâtiment. Des échelles aux fins barreaux dorés permettaient d’attraper les volumes en hauteur. De petites lampes sur les tables de travail et les étagères éclairaient l’espace d’une lumière chaude.

Dans un coin, un vieil homme leva le nez de son grimoire. Trop heureux de voir de nouveaux visages, il déroula sa fragile colonne vertébrale et s’approcha des aventurières à petits pas.

— Bienvenue mesdames, les salua-t-il d’une voix chevrotante. J’ai l’impression que cela fait une éternité que nous n’avons plus accueilli de visiteurs.

Appuyé sur un bâton noueux, d’où dépassait une gemme verte démesurée, il lissa sa barbichette grise, impatient qu’elles fassent les présentations.

— Bonjour monsieur, entama Poise. Nous rapportons le bâton de Gerlin.

Le vieil homme pouffa, ce qui secoua les pans de sa robe vert bouteille.

— Bigre, rit-il de plus belle. Ne m’appelez pas monsieur, j’ai l’impression d’avoir cent ans de plus. Je suis Kerlin le Conciliateur.

Il leur sourit avec bienveillance, avant de reprendre :

— Pour le bâton, ça n’est pas trop tôt. Gerlin se plaint depuis deux jours sans jamais s’arrêter.

— Kerlin, rebondit Marxia, quel est cet endroit exactement ?

Il ouvrit largement le bras, comme pour prendre sous son aile le vaste espace.

— Vous vous trouvez dans le centre névralgique de la guilde des magiciens ! les informa-t-il avec une pointe de solennité dans la voix. Chaque mage a un bureau ici. Nous y organisons toutes les grandes réunions annuelles.

— Vous êtes beaucoup ? s’enquit Marxia, intéressée.

— Vingt-six, comme les lettres de l’alphabet, rit-il.

Poise fit un tour sur elle-même pour embrasser le lieu du regard. La marée de livres sur les étagères constituait un véritable trésor pour quiconque voulait étudier la magie.

— Gerlin devait donner une conférence sur la persuasion client, mais il l’a fait reporter suite à la perte de son bâton, poursuivit Kerlin. Maintenant que l’affaire est résolue, il va certainement me demander de préparer la salle. Je vais lui couper l’herbe sous le pied et y aller de ce pas !

Le vieil homme les salua et s’éloigna à la vitesse d’une tortue arthritique. Avant de s’engouffrer dans un couloir, d’un geste distrait de la main, il fit apparaître un chevalet, sur lequel se matérialisa une pancarte.

Une fois le magicien hors de vue, Marxia trottina vers le document et se tint les côtes en parcourant la liste des participants.

— Berlin le Globetrotteur, Perlin le Prestidigitateur, Verlin le Télétravailleur, c’est tellement drôle !

Des mages se mirent à débouler de toutes parts, en route vers l’auditorium. Les aventurières dégagèrent le passage devant le troupeau de robes de toutes les couleurs.

— Derlin ne viendra pas, informa un jeune magicien blond.

— On ne l’appelle pas le Procrastinateur pour rien, railla un de ses homologues, provoquant l’hilarité du groupe.

Un retardataire traversa le grand hall au galop et le silence revint. Poise se laissa tomber sur un tabouret. Elle frotta ses yeux fatigués et se prépara à patienter un long moment.

Marxia s’amusait à caresser les reliures des livres quand le portier reparut, accompagné du fameux Gerlin.

— Mes sauveuses ! clama l’homme, les bras grands ouverts.

Il leur serra chaleureusement la main, de ses doigts couverts de bagues.

— Emo ne vous a pas causé trop de soucis ? demanda-t-il soucieux, son regard noisette à l'affût de leur réaction.

— Ça a été, temporisa Marxia. L’important, c’est d’avoir retrouvé votre bâton.

Elle tendit l’objet à son propriétaire, qui s’en saisit sans attendre. La pierre brilla d’un éclat nouveau.

— Je me sens mieux, souffla Gerlin alors que ses joues reprenaient des couleurs.

— Quelle idée aussi, sortir avec un gars pareil, se moqua le portier.

— Je me passerais de tes commentaires Xerlin. Merci de tes services, je m’en sortirai seul désormais.

Un sourire goguenard aux lèvres, le magicien aux yeux bleus s’éloigna pour reprendre son poste.

Gerlin fixa le dos de sa robe d’un œil mauvais, comme s’il pouvait y mettre le feu d’un regard.

— Le Rapporteur, ne lui confiez jamais rien, chuchota-t-il aux filles.

Il leur indiqua le couloir dont il venait.

— Nous allons régler les détails de la transaction dans mon bureau.

— On vous attend à l’auditorium, je crois bien, émit Marxia.

— Ils patienteront, affirma le magicien avec un geste de la main.

La tour que les aventurières avaient vue de l’extérieur ne pouvait contenir le dédale de couloirs qu’elles parcouraient. Il ne faisait aucun doute que la magie était à l’œuvre en ces lieux. Les plantes en pot qui égayaient les corridors arboraient des couleurs bien peu naturelles, et Marxia sursauta quand le personnage d’un tableau toussota sur son passage. Gerlin se montrait peu bavard et paraissait préoccupé. Occupé à marmonner dans sa barbe, il dépassa la porte de son bureau et percuta Poise dans son demi-tour.

— Quel imbécile je fais ! Veuillez m’excuser ! s’épouvanta-t-il alors que le postérieur de l’elfe noire rencontrait les tomettes du sol.

Il s’empressa de leur ouvrir et leur emboîta le pas dans la pièce carrée, qui étouffait sous des piles de cartons. Gerlin se servait manifestement de l’endroit pour stocker ses produits. Il leur ouvrit le chemin au milieu des paquets, les repoussant du pied tandis que sa riche robe argentée s’accrochait ça et là. Il s’assit tant bien que mal derrière son bureau, où s'amoncellaient une flopée de bons de commandes.

Les aventurières étaient bien incapable de donner un âge à cet homme. Le visage du magicien ne comportait pas une seule ride, et pourtant, se dégageait de sa personne l’aura des sages qui ont de la bouteille. Une fine chaînette d’argent entourait son bouc d’un blanc de neige, assorti aux mèches de cheveux qui dépassaient de sous son chapeau pointu. Ses mains aux longs doigts attrapèrent un stylo en verre coloré. Il signa un document et le fit disparaître dans un tiroir du bureau. Les jeunes femmes se tenaient toujours debout, au milieu du capharnaüm. Gerlin claqua des doigts d’un air affairé. La pierre au bout de son bâton lança un éclair et deux chaises s’extirpèrent du chaos pour venir se placer sous les fesses des invitées.

— Excusez-moi pour le désordre, je ne reçois jamais ici.

Il afficha une moue embarrassée.

— Au vu des derniers évènements, il est très peu probable que je retourne à ma boutique d’Eros sur charme. Je vais m’en tenir à la vente par catalogue.

Il soupira et fourragea dans l’amas de documents devant lui. Des fournitures de bureau chutèrent sur le sol alors qu’il tirait de sous sa paperasse son appareil d’attribution des points.

— Tout travail mérite salaire, je vais créditer vos cartes.

Les aventurières ne se firent pas prier et tendirent leurs rectangles plastifiés avec excitation. Les cartes virèrent au vert.

— Quel joyeux moment que de participer au passage d’un palier, se réjouit Gerlin.

Il se leva.

— Je vais devoir vous quitter, merci encore pour tout.

Les deux aventurières restèrent vissées à leurs chaises. Le magicien fronça les sourcils.

— Quelque chose ne va pas ?

— En fait, avoua Poise, il fait nuit maintenant et nous avons peur de faire une mauvaise rencontre.

Devant son regard appuyé, Gerlin percuta.

— Ah oui… ce serait malheureux.

Ses doigts pianotèrent sur le seul espace libre du bureau.

— Vous n’avez qu’à rester ici pour ce soir, annonça-t-il après réflexion.

Son bâton crépita de nouveau. La marchandise s’écarta pour laisser apparaître deux tapis de sol.

— Faites comme chez vous, je vous souhaite une bonne nuit et de nombreuses quêtes, déclara-t-il avant de filer pour sa conférence.

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