Protection rapprochée
L’archère reparut une demi-heure plus tard, serrant dans sa main un rectangle de papier épais.
— Regarde ! claironna-t-elle en le collant sous le nez de Poise.
Le visage de la jeune femme était dessiné au feutre noir sur un fond coloré fait à la peinture. Le résultat, l’elfe noire devait bien l’avouer, valait le coup d'œil.
— Tes hormones sont redescendues ? lui lança-t-elle pour tout compliment.
Marxia la fusilla du regard et rangea avec moultes précaution le dessin dans son sac.
— Je l’aime beaucoup en tant qu’artiste, répliqua-t-elle. En plus j’ai appris des choses utiles.
Elle laissa l’information flotter dans l’air tandis qu’elle coinçait son portrait entre les pages d’un manuel.
— C’est pas tout, mais j’ai encore du boulot, fit remarquer Lydia.
Elle sortit de la pièce, suivit de Doris qui lança un clin d'œil à Marxia en passant la porte.
— Et donc ? questionna Poise. Je peux avoir un compte rendu de ta super discussion ou c’est secret défense.
L’elfe noire égoutta les pattes qu’elle venait de préparer et chercha des yeux le pot de sauce tomate.
— Tu nous prépares à manger ?
Non, je fais un cours de jujitsu, eut envie de répondre l’intéressée.
— Oui, Lydia m’a dit que tout le monde mangeait à des heures différentes et de ne pas les attendre.
Elle força quelques instants sur le couvercle de son pot avant de réussir à l’ouvrir. Marxia se lava les mains. Elle attrapa dans l’égouttoir la vaisselle que Poise venait de laver.
— Figures-toi que Donny est coincé ici depuis plusieurs mois. À la base, il était attendu au village des yétis pour une exposition temporaire, mais la neige a bloqué le col qui y mène.
L’elfe noire haussa les sourcils en saupoudrant ses féculents de fromage rapé.
— Ah ouais, les yétis carrément. Personne n’arrive à traiter avec eux, ils ont un caractère épouvantable.
Marxia poignarda quelques macaronis avant de répondre :
— Il faut croire qu’il a le contact facile. Du coup, il a travaillé sur son projet ici. C’est une statue qui sera exposée dans leur tout nouveau centre de préservation de la faune et de la flore.
Les yétis se battaient depuis plusieurs années contre la colonisation touristique de leur montagne. À plusieurs reprises, ils avaient détruit des installations et terrorisés des vacanciers. Les négociations avec le gouvernement stagnaient. Chaque remonte-pente supplémentaire représentait pour les yétis un majeur tendu, attisant un peu plus leur colère.
— J’espère qu’il a créé un truc sobre, grimaça Poise. Sinon, ça va encore plus tendre la situation.
Marxia leur servit de l’eau en dodelinant de la tête, pensive.
— Je pense que sa vocation est de faire réagir, il se fiche du politiquement correct.
L’elfe noire imagina une statue de touristes, le crâne fendu par une luge, une moufle dans la bouche pour étouffer leurs cris. Elle regarda, un brin dégoûtée, la sauce tomate qui garnissait ses pâtes.
— Je me rappelle son intervention devant l’usine de fourrure, j’en fais encore des cauchemars.
L’artiste avait aspergé des tenues de hautes coutures avec des bassines de sang.
— N’empêche que ça a marqué les esprits et que les ventes ont drastiquement chutées depuis.
Poise hocha la tête, accordant un point à la démarche de Donny Lagouache. Les renards à neuf queues étaient classifiés comme espèce disparue, recréés en laboratoire pour leur fourrure. Ce procédé lui donnait la nausée.
— Il va bientôt partir pour la montagne du coup ?
L'œil de Marxia brilla.
— C’est là que ça devient intéressant. Les aventuriers missionnés pour l’escorter ont pris le large. Ils n’avaient pas envie d’attendre la fonte des neiges. Donc, si on se vend bien, on pourrait l’accompagner.
Elle enfourna triomphalement sa fourchette dans sa bouche. Poise essuya son bec avec de l’essui tout, son cerveau tournant à plein régime.
— Niveau prestige, ça serait pas de refus, mais lui, qu’est-ce qu'il en penserait ?
— J’en pense que vous avez les épaules, répondit l’elfe en entrant dans la pièce.
L’artiste ouvrit le frigo et en sortit une salade de fève et de la vinaigrette. Il s’installa en bout de table et fit sauter les fermoirs de sa boîte hermétique.
— L’art c’est un grand réseau, j’ai entendu parler de vous.
Les filles échangèrent un regard interloqué.
Donny assaisonna son plat et y ajouta quelques graines de courge.
— Le gars qui fait la déco chez Emo Globine, je le connais bien. Apparemment vous avez brillamment réussi votre intrusion dans son club.
Poise préféra ne pas divulguer les détails de l’affaire.
Le vampire ne se montrait guère plus en public et ses quelques contacts devenaient experts en concours d’apnée.
— Pour les préparatifs, je vous laisse carte blanche. Je dispose toujours de la carriole de chargement, mais les chamois loués sont repartis chez leurs propriétaires.
Marxia caressa son pendentif.
— Pour ce qui est des bête de somme, j’ai ma petite idée.
Une dizaine de jours plus tard, les alpagas arrivaient à destination. Le caravanier les attacha devant la résidence et fit signer à Lydia le bon de livraison. L’affaire réglée, il mena des poneys shetland par la bride chez un propriétaire nain.
— Les filles, cria-t-elle dans les étages, vos bestiaux sont arrivés.
Elle jeta un coup d'œil aux animaux à la laine brune et rousse, les trouvant parfaitement laids. Au moins paraissaient-ils fringants et en bonne santé. Les aventurières leur avait vanté les mérites des alpagas des jours durants. Des animaux adaptés à la montagne, robustes et amicaux, quand on savait leur parler.
Marxia dévala les escaliers, arborant des bottes de marche flambant neuve. L’attente leur avait permis de parfaire leur équipement pour un voyage en montagne. De plus, elles s’étaient rendus utiles en ville, réalisant de petits travaux chez les habitants, s’attirant ainsi la sympathie des nains.
Le vieux Joba s’approcha des alpagas avec une méfiance contenue. Jamais de sa vie il n’avait monté un animal et il ne comptait pas tenter l’expérience avant de mourir. Les aventurières avaient bien aidé chez lui, réaménageant son logement pour qu’il n’ait plus besoin de traîner ses vieilles guiboles à l’étage.
L’archère gratta le menton des camélidés et s’apprêtait à les décharger de leurs sac de selles quand elle remarqua la présence du nain.
— Monsieur Joba ! s’exclama-t-elle tout sourire. Vous allez bien ? Vous avez besoin de quelque chose ?
Rougissant jusqu’aux oreilles, le vieux monsieur lui fit signe que non. Il sortit de derrière son dos les bâtons de marches rétractables qu’ils avaient conçus pour le binôme.
Marxia admira les objets à la pointe d’acier, dont le bois du manche avait été soigneusement taillé. Elle caressa des doigts les motifs d'edelweiss et de flocon.
— C’est magnifique… souffla-t-elle, touché par le présent.
Joba, plus rouge que jamais, émit un petit rire et tortilla son pied au sol comme un enfant gêné.
Poise arriva à leur hauteur et ne manqua pas de remercier chaleureusement le nain, sur les joues duquel on aurait pu faire cuir des œufs. Joba se retira, non content de l’effet de son présent sur les jeunes aventurières.
— C’est rare et précieux un cadeau du peuple nain, fit remarquer Donny, fraîchement débarqué.
Il flatta l’encolure des alpagas et apprécia leur port de tête fier. Lydia repassa la porte pour donner en main propre aux filles la lettre remise par le caravanier.
Poise décacheta l’enveloppe et lut le document en même temps que sa comparse :
Chères amies,
Papa et moi sommes on ne peut plus fiers de la confiance que vous nous accordez. Un contrat de cette qualité apportera sans aucun doute une grande renommée à notre commerce.
Cela signifie certainement que l’on entendra parler de vos exploits très prochainement ! Une mission d’escorte, voilà qui doit vous ravir.
Avant tout, nous espérons que vous vous portez bien. De notre côté, tout baigne. Nous continuons à recevoir les aventuriers de passage. Il y a à boire et à manger dans nos recrues, certains ne sont pas bien dégourdis. Pas plus tard qu’hier, un gobelin s’est fait mordre par Paprika, qui prend du caractère en grandissant.
N’hésitez pas à nous donner de nos nouvelles, cela nous fait un grand plaisir.
Avec toute notre amitié,
Guanaca et Chaku
Émue, Poise replia le courrier et le rangea précieusement dans sa protection de papier. Machinalement, Marxia toucha son collier en souriant.
— Je crois avoir reconnu Carabistouille et Kumquat, indiqua-t-elle à sa binôme en désignant les alpagas.
Espérons qu’il nous porterons chance, pensa Poise, voyant approcher la carriole chargée de la statue sous son drap blanc.
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