Donny Lagouache vérifia une fois de plus que les cordes empêchaient bien la statue de bouger.

Espérons qu’elle arrive en un seul morceau, soupira-t-il.

Plus loin, les aventurières faisaient leurs adieux aux membres de la résidence et à Jordan Paumefort.

— En route, déclara Poise à Marxia.

L’archère la suivit, continuant à secouer sa main par-dessus son épaule.

L’elfe noire passa la main sous le licol de Kumquat et émit un bruit de bouche pour sonner le départ. Le convoi se mit en branle. Stressé, l’elfe artiste surveilla sa création solidement harnachée.

Marxia vint se placer aux côtés de Poise, guettant les nids-de-poule et autres déformations du terrain.

— Tu l’as vu toi, la statue ? souffla-t-elle à sa binôme.

— Non, répondit celle-ci en guidant les animaux, je n’ai pas osé soulever le drap.

La demi-elfe s’imagina une sculpture en glace, représentant une marmotte tenant dans ses pattes un bouquet de fleurs. De son côté, Poise supputait une création moins sage, certainement un ours avec un ski dans l’oreille ou un lynx piétinant un appareil à raclette.

Elles retrouvèrent le sentier principal, qui se résumait à présent à un serpentin de terre décrivant de larges virages vers les hauteurs.

Marxia préféra venir se placer derrière la carriole, poussant le chariot de tout son poids quand la déclivité du terrain se faisait sentir. Poise restait près des alpagas, les rassurant et les poussant à avancer. Donny Lagouache, quant à lui, nourrissait son esprit créatif des paysages montagnards. Il inspira une grande bouffée d’air pur et jeta un œil vers le sommet, qui semblait pour le moment hors d’atteinte. L’artiste se réjouissait de rencontrer son commanditaire. Migö Lhirsute, grand amateur d’art, n’avait pas regardé à la dépense. Entré en politique il y a peu, le yéti tenait à marquer les esprits par un positionnement affirmé. La rumeur courait qu’il avait déclenché une avalanche lors d’une visite de chantier, sur le futur terrain d’une résidence touristique. Le dialogue entre le yéti et le promoteur immobilier était devenu épineux, faisant monter le ton autour de la table. Résultat, les fondations dormaient sous plusieurs mètres de poudreuse.

La route de la carriole passa sur une grosse pierre en grinçant, sortant Donny de sa rêverie. L’elfe se sentit mal de voir les deux aventurières peiner contre la pente. Il prêta main forte à Marxia pour passer un virage en épingle à cheveux.

— Merci, lui sourit-elle, le souffle court.

Elle demanda une halte et se débarrassa de sa parka rembourrée, nouant les manches autour de sa taille. Poise en profita pour boire quelques gorgées d’eau et en verser dans une écuelle pour les alpagas. Le voyage s’annonçait long et périlleux. Marxia sentait déjà des ampoules se former derrière ses talons.

— Il y a en a pour plusieurs heures de montée, annonça Poise, revissant le bouchon de sa gourde. Quand on sera là-haut, ça ira mieux, avant d’entamer la descente bien sûr...

Quelques nuages sillonnaient le ciel, poussés par un vent qui soufflait par rafales. Les aventurières eurent tôt fait d’attraper des coups de soleil au visage. De son côté, Donny Lagouache bronzait à vue d'œil. L’artiste ne semblait nullement atteint pas la fatigue. Il garda un pas énergique toute la matinée, ce qui ne manqua pas d’agacer profondément Poise.

Ça c’est la génétique, grinça-t-elle. Il a du sang 100% elfique, insupportable ces gars là.

Entre deux efforts, Marxia conversait avec le jeune homme. Ils parlèrent de tout et de rien, passant d’un sujet à l’autre avec fluidité. Donny s’intéressait au parcours de la demi-elfe et dispensait des détails sur sa vie personnelle sans retenue. Il avait commencé par des études de ressources humaines. Se rendant vite compte que la dimension humaine avait déserté le métier depuis longtemps, il s’était réorienté vers une école d’art.

— Tu sais, dit-il à Marxia, une carrière, c’est surtout le hasard des rencontres.

L’ombre d’un rapace masqua le soleil un instant.

— J’ai juste été au bon endroit au bon moment, sinon, on n’aurait jamais entendu parler de moi.

L’archère médita sur ses paroles, ignorant la douleur causée par les frottements réguliers de ses chaussettes dans ses nouvelles chaussures.

— Ne sois pas si modeste, finit-elle par lui répondre, lui offrant un large sourire. Tu as du talent.

Il sourit à son tour, perdant son regard dans la contemplation de l’horizon.

— Énormément de personnes ont du talent, beaucoup en ont même plus que moi, mais elles n’auront jamais le coup de pouce du destin qui fait la différence.

Marxia hocha la tête, comprenant la vision de l’elfe. Leurs aventures dans le PAR, après tout, relevaient également de la bonne fortune.

On aurait pu tourner à droite au lieu d’aller à gauche un jour et finir détroussée dans un fossé, se fit-elle la réflexion.

Les alpagas commencèrent à renacler et se montrer capricieux, faisant ainsi part de leur fatigue. Poise les arrêta sous l’ombre d’un grand sapin et, aidée de Marxia, les détacha de la carriole. Les animaux s'ébrouèrent et partirent paître un peu plus loin, leur laine battue par les bourrasques. Marxia laissa tomber son sac à dos dans la poussière, grognant de douleur. Elle fit rouler plusieurs fois ses épaules, rougies par le soleil.

— Tiens.

Donny lui tendait du gel d’aloe vera, qu’elle s’empressa de tartiner sur sa peau. Un filet d’eau claire courait sur un lit de cailloux plats en travers du chemin. L’archère ôta ses bottes et trempa ses pieds gonflés dans l’onde glaciale.

Il fait de plus en plus chaud, se fit-elle la réflexion.

Donny se munit d’un carnet de croquis et s’assit en tailleur dans l’herbe pour dessiner. L’archère zieuta le sac en toile aux larges anses qui reposait dans la carriole. Elle s’attendait à ce qu’une personnalité comme lui voyage avec trois valises mais Donny Lagouache avait enfermé l’essentiel dans ce simple bagage. Elle chercha sa partenaire du regard et la trouva allongée de tout son long sous le conifère, profondément endormie.

L’expédition reprit la route une heure plus tard. Poise espérait qu’ils atteindraient le refuge du Mont Amarok avant la tombée du jour et la venue du froid. La nuit, les températures descendaient encore bien bas. Chacun prit son mal en patience et aida le chariot à gravir les pentes abruptes. Marxia se se lassait pas de la vue. En prenant de la hauteur, la vue se dégageait à des kilomètres à la ronde. Dans le lointain, elle entendait les cloches de quelques troupeaux retrouvant les verts pâturages.

Le groupe longea un promontoir rocheux, sur les parois duquel des chamois s’entrainaient à la varappe.

— Quelle idée, commenta Marxia, ils vont se casser la binette.

Poise, à l’avant du convoi, se tordit le cou pour étaler sa science.

— Ils viennent chercher les sels minéraux essentiels à leur bonne santé. Tu vois, la roche est humide, l’eau s'infiltre dedans.

L’archère laissa glisser sa main sur la surface grise et put attester des propos de son amie.

— N’empêche que le boiteux làs-bas il rame pour suivre le groupe, dit-elle en suivant des yeux les caprins.

Poise leva le nez, cherchant le chamois en question.

— Bah mince alors, reprit Marxia, je ne le vois plus. Il avait les pattes de derrière plus courtes.

— Tu as du voir le dahu, lui répondit Donny.

Poise pouffa, moqueuse.

— Ça n’est qu’une légende, répliqua-t-elle. On se moque des enfants avec la chasse au dahu.

L’artiste, sans se départir de sa bonne humeur, secoua négativement la tête.

— Ce n’est pas ce que dise les gens d’ici. Il voit le dahu comme un présage.

Les poils de Marxia se dressèrent sur sa nuque.

— Bon ou mauvais ? demanda-t-elle aussitôt.

— Ça, seul l’avenir nous le dira, affirma l’elfe.

La végétation devint de plus en plus éparse, laissant percer la roche à de nombreux endroits. Le silence tomba, plus personne ne trouvait la force de parler. Les alpagas eux-même semblaient las. C’est avec un plaisir non dissimulé qu’ils virent se dessiner au bord d’un lac turquoise, le refuge de montagne.

— Amarok, la dent du loup, annonça Poise en désignant un rocher surplombant le décor.

La perspective d’un repas chaud leur donna des ailes sur les derniers mètres. Sur le seuil de la maison de pierre, un curieux personnage les attendait.