Volpino

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J'ai vu un crâne au sommet d'une tour,

Par curiosité, je l'ai interrogé.

Douloureusement, il m'a répondu :

« Je suis mort sans que pour moi sonne le glas. »

Traduite et adaptée de Vitti ‘na crozza, chanson traditionnelle sicilienne

*

* *

* *

[Entre Catane et Taormine, 2208]

La mort a le visage d’une N-GE. Conçue en cuve, cette cruelle génétique est une beauté éthérée qui n’appartient pas à leur monde. Autour d’elle orbite toute une bibliothèque d’un autre millénaire. Juvénile pourtant, si gracile, sa sérénité laisse lire une autre vie ; une existence belliqueuse. Sa blancheur de statue rayonne d’une lumière artificielle, crue, presque virginale mais douloureuse. Des interstices de lames sous-cutanées courent sur ses avants bras sec et nus. Prêt à se déployer et à trancher. L’albinoïde veille, sa main veinée de bleu posée sur le dossier de don Elmo Bianchi. Celui-ci feuillette un authentique livre, confortablement intronisé dans son fauteuil et sans considération pour son invité.

À genoux et à poil, Volpino renifle un goût ferreux dans l’odeur du cuir et du papier. La bâche sous lui ne le rassure pas du tout. Pas plus que le sourire torve de l’N-GE sous ses lunettes masque – ce regard qu’il n’ose chercher. Voici qu’il s’égare dans ses boucles blanches qui tombent en volutes le long de ce corps affuté, ce torse plat, ces jambes élancées, jusqu’au ras du sol où il est prosterné. Elle lui semble flotter. Et dans sa suspension, il perd aussi la notion du temps.

Elle ricane :

— Il a l’air mignon et obéissant. Et il n’aboie pas.

— C’est un petit futé, souligne le parrain en tournant une page. Assez pour pas pisser sur le tapis.

Volpino inspire et libère ses mains de ses parties pour feindre une contenance. Impossible de se débiner maintenant. Sa place de chef des Arculeo, il l’a arrachée avec les dents. Il déballe :

— Cette guerre contre les Caponi, c’est du gaspillage de fric et de main-d’œuvre. On pourrait mettre en commun et dégager la Krovavaya. Et le port de Midipolia sera à nous. Rien qu’à nous.

L’N-GE éclate d’un rire cristallin. Volpino encaisse sans broncher, craignant qu’un geste parasite lui coûte sa tête. L’arrangement n’en est pas un. Personne n’est dupe. S’entre-tuer ou se faire avaler par la Stidda. Les Bianchi n’ont aucun intérêt à laisser les Caponi grossir plus qu’eux. L’équilibre tripartie reste le meilleur compromis.

Après une éternité de silence, don Elmo referme son livre, acquiesce, puis consulte sa Patek Philipe au verre ébréché. Le geste est trop furtif pour que Volpino n’ait le temps de capter le modèle. Il ne voit que les doigts de l’N-GE, l’albâtre qui prend vie, se serrer sur l’épaule du parrain.

— Demain matin, mes hommes viendront vous chercher. Otages de la famille des deux côtés. Je m’en porte garant.

Volpino déglutit. L’organisation que ça implique, les délais... Mais la proposition ne se refuse pas. La main de l’N-GE ventile la fin de l’entretien. Le Diable jaillit dans le dos de Volpino et le redresse d’autorité. Ses articulations craquent. Un sac sur sa tête et une plaisanterie sur sa longueur pénienne plus tard, Volpino regrette presque. Il n’a pas osé demander son nom à la dame. La bite à l’air, ça aurait marqué mal.

Le Diable et son escorte toquent à l’aube. Maman ouvre sans poser de question. Elle reste digne jusque dans le baiser qu’elle laisse sur le front de son fils, un baiser qui a l’humidité poisseuse de toutes les promesses que son père n’a pas su tenir.

Après une fouille intégrale – la seconde en deux jours, Volpino est convaincu que ça lui plaît à cette pédale d’ex-militaire chauve, ça et briser les genoux de ses gars, douze qu’il lui en doit –, les Bianchi conduisent les Arculeo vers une crique déserte loin de Catane. Le voyage en aveugle est un orage de phosphènes dans un silence hermétique. Volpino sent contre son genou les tremblements de Berto, son second.

Les pieds plantés dans le sable, on les décagoule et les laisse cuire sous le cagnard plus d’une heure durant. Aucun n’en mène large sous les éclats des fusils d’assauts des hommes du clan Bianchi. La configuration est propice à un piège, mais Volpino ravale son commentaire.

Quand les bruits de roulements reviennent, il réprime un frisson. L’N-GE irradie d’une lumière aveuglante en contraste des BMW Gespenst Vantablack garées sur la falaise. Elle accompagne don Elmo dans la descente, bras dessus, bras dessous, jusqu’à la plage. Si l’homme n’a pas besoin d’aide, il aime se faire désirer.

Un coup de coude de Berto ramène Volpino aux petits graviers dans ses chaussures.

— C’est pas ce qu’on voulait hein, Volpino ? Jouer dans la cour des grands ?

Arrivé près d’eux, don Elmo le salue à peine puis s’éloigne. Une subtile façon de prendre de la distance dans l’attente du dernier concerné : le seigneur Caponi. Volpino a les jambes raides ; l’N-GE montre les dents. Il n’est toujours que ce petit renard de la veille, tétanisée face à la mort qui lui sourit en biais.

Tout va partir en vrille. Cette certitude se plante entre ses côtes.

Le soleil a bien entamé son escalade lorsqu’enfin, don Gabriele Caponi et son fils, se pointent sous la bonne garde du Diable. L’héritier doit avoir la vingtaine, presque le même âge que Volpino. L’enfant de roi a le regard noir et brutal de sa lignée – pour ne pas dire que c’est la copie conforme de son géniteur. Une trajectoire de réussite et de fortune est toute tracée dans la carrure robuste de ses épaules.

Les poignées de mains et les salutations paraissent sincères ; mais point d’accolades, hier encore ces hommes d’envergure le considéraient comme quantité négligeable. Bien obligés de négocier, aujourd’hui.

La discussion s’entame dans le vif. Don Gabriele, carotide sectionnée, gigote en poussant des râles pleins de grumeaux. Ses ongles éraflent sa gorge béante, tentent d’en retenir le flot intarissable qui éclabousse son fils. Volpino reste médusé. Dans le coin de son œil, l’N-GE a déjà bondi en arrière. Ses lames scintillent et lacèrent Berto. L’écumeuse crinière ondule, se faufile parmi les Arculeo, tranche visages, mains, bras, en une danse macabre et sublime. Ses hommes – ou ce qu’il en reste de jambes – détallent. Méthodique, le Walkyrie du Diable aligne deux têtes qui explosent comme des pignatte.

Embusqués dans les renforts rocheux, les hommes du clan Bianchi déchargent à l’automatique pour finir le travail. Le sable engloutit les balles. Volpino s’écroule.

Puis l’accalmie.

Supplications et giclés de sang abreuvent la grève. Des carcasses gémissent. On achève les survivants d’une balle pour les plus chanceux. Près de Berto, le Diable essuie avec lassitude le couteau de chasse sur un pan de pantalon avant de le lancer à l’N-GE, qui a replié ses lames ravisseuses.

— Trop vieux pour ces conneries, qu’il marmonne.

Don Elmo considère sans la moindre émotion les corps hachés puis vérifie l’heure. Une Nautilus, et Volpino ne voit plus que ça. L’écran fendu, les aiguilles immobiles, le reflet de l’N-GE et les ombres immenses par-dessus lui. Leurs rictus suggèrent, sans surprise, l’issue fatale du rendez-vous. Le vieux parrain sert alors une claque amicale sur l’épaule de son compère don Caponi fils. Celui-ci torche son visage rougi, puis, dûment porté à la tête de l’entreprise familiale, s’en retourne vers la Gespenst.

Vision floue. Bulles aux coins des lèvres. Chairs déchiquetées. Volpino ne lutte plus pour respirer. Le sang engorge ses poumons, le détrempe. La Madone se penche sur lui. Ses cheveux blancs cascadent sur son visage. Elle rabat une mèche derrière son oreille ; ses greffes d’optimisations brillent dans son cartilage. Des entrelacs irisés. Le jeune homme n’a jamais vu une femme avec des cheveux aussi longs. La voix de l’N-GE a la douceur de la soie, le tranchant d’un sabre. La pression de l’acier sur sa gorge ne promet aucune miséricorde. Son sourire de travers fend la symétrie parfaite de son visage. Volpino n’aurait jamais imaginé qu’une beauté fatale lui offrirait le baiser de la mort.

— Volpino, c’est ça ? Maddalena. Ne bouge pas.

Pour rien au monde. Elle retire d’un geste presque solennel ses lunettes de soleil, les accroche à son col. Il hoquette un mélange de sang, de bile et de larmes, se perd dans ces yeux laiteux, aux pupilles troubles, qu’il devine aveugles. Oh, Volpino n’a pas peur de mourir ! C’est le jeu, ce qui fait toute la saveur de leur existence. Finir ici, dans un coin de paradis, c’est toujours plus plaisant que balancé à la baille, les pieds en avant dans le béton. L’Etna et la mer Ionienne seront ses seuls témoins.

Volpino se sent même en veine.

Vingt-deux années d’une vie qui n’a toujours tenu qu’à un fil. Et le plus beau des anges est venu le couper.

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