SKËNDER

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QUI SEME LE VENT... (4)

SKËNDER

[Midipolia – hiver 2251]

Longtemps, tu as envié cette place près de la lumière…


Des orbites noires et vides, d’où suppure un goudron épais, glissant en trainées visqueuses qui lui lèchent les chevilles. Il veut bouger mais ses jambes s’enlisent. L’odeur d’ammoniac et du souffre s’infiltre dans sa poitrine ; dans son cœur, le sang qui grumèle. Ses mains surnagent et s’embourbent. Ce ne sont plus des yeux mais des gueules qui le fixent. Des dents claquent et l’obscurité palpite. Ça monte encore. Sous le menton, un filet de bulles. La surface liquide frisonne puis se déchire.

Un chuchotement. Si tu veux tout… Tu dois…

Un sourire ? Presque. Quelque chose l’attrape, des crocs longs et fins qui se referment autour de son pied et le tire vers le fond. Une vague poisseuse s’insinue dans sa bouche, ses narines. Il coule, incapable de se débattre, les poumons pleins de plombs.

Des dents mordillent ses mollets. Un pincement d’abord, presque délicat, puis une pression, une rupture, un arrachement net. La douleur – atroce – fuse, et il veut hurler. Hurler dans cette mélasse grouillante qui mâche sa chair et ses os. Hurler.

La mâchoire verrouillée, le cri reste en dedans. L’air manque. Il ouvre les yeux et la lumière crève un nuage jusqu’à ses pieds, au bout du lit. Skënder conjure le mauvais rêve, passe une main dans ses cheveux collés de transpiration. Une main, un bras… Compter. Vérifier. S’assurer que tout est là.

Et plus, si affinité.

Le sursaut réveille à peine la merveille à côté de lui. Un ange, un vrai pas un monstre échappé d’un labo, sa gorge blanche offerte à l’orée des draps roses. La fille remue et la soie glisse sur sa hanche, la trace d’une poigne, cette cuisse où le sperme a squamé. Un sillon grisant dont il voudrait remonter la source. Commencer avec la langue puis lui refaire un peu le cul avant d’attaquer la journée.

L’heure projetée est néanmoins impitoyable. Dans l’aube matinale de l’après-midi, la fatigue pèse autant que le reste de chimie. Ses muscles le tirent encore, enroués par cette bonne baise qui fait oublier qui a pris qui et dans quel sens. Skënder s’extrait de là. Son pied roule sur une bouteille renversée ; la gamelle rattrapée in extremis à la porte de la salle de bains, l’eau froide sur la gueule, puis la brûlure du ristretto avalé d’une traite ; le pur arabica chassant l’acide du gamma-O sur sa langue.

Il récupère son aux’ planqué dans un tiroir de la cuisine. Le cumul stratosphérique de notifs lui fait savoir que la nuit n’a chômé pour personne. À poil devant sa baie vitrée, Skënder goûte peu les banderoles Juraqan, les logos en tourbillon qui chatouillent sa terrasse, les échafaudages poussés durant son sommeil sur lesquels ouvriers et droïdes s’affairent. Horizon barré. Finito, les supercargos de toutes les couleurs, ces minuscules jouets que déchargent les petits bras mécaniques des grues le long de quais fins comme des baguettes. Et ma vue sur la mer à deux millions trois-cent cinquante mille ?

Skënder se voit mal se plaindre auprès de Don Caponi que ses investissements fassent de l’ombre aux siens. Sûr que tu l’as fait exprès, Tempête. Comme chez toi, hein. Ivanna aussi fait comme chez elle. La maison, elle la connait à présent. Elle sort du lit, se douche avec la porte grande ouverte en chantonnant. Sa silhouette émerge d’une brume chaude, son peignoir emprunté lui tombe malencontreusement des épaules. Ses seins ronds rebondissent quand elle sautille, l’empreinte de ses pieds encore humides, ses petits pas dansées avant de se lover contre lui.

— Tu veux un café, Ivanna ?

Perdu. Valya, c’est joli aussi, comme prénom. Son sourire à travers ses lèvres pulpeuses effleure la tasse offerte. Le murmure d’un merci qu’il a envie de cueillir ; puis de la renverser sur le canapé, étaler ses cheveux dans l’auréole du soleil qu’il n’a pas aperçu depuis des jours – non, il a du boulot. Des tonnes de boulot.

Il l’embrase sur la joue, demande combien ? au creux de l’oreille. Elle regarde ses mains, caresse la marque de la Stidda, cinq étoiles entre le pouce et l’index, puis lui fait cinq avec ses doigts assortit d’un clin d’œil. Tu te fais vraiment pas chier, Ivannalya ou peu importe. Va pour six. Son bracelet passe contre le sien. Vibration transaction.

Ah ! ces ongles de pétasses fluorescents qui remonte sur ses bras, sa nuque qu’elle pétrit avant de glisser le long de sa colonne vertébrale jusqu’en bas… Elle propose un extra, juste comme ça, presse ses seins contre lui. Skënder frémit. Il ignore s’il serait raisonnable de parier là-dessus.

— Dis-moi, comment t’as dit qu’il s’appelle ce gars, là ? Celui qu’est pas gentil avec toi ?

Elle minaude.

— Pavel. C’est un gars du Loup Bleu, tu savais ? Lui aussi, il demande des trucs aux filles.

Elle n’en dira pas plus que la veille. Skënder sera obligé de remettre ça ; trop boire, avaler ces saloperies de pilules qui le font bander à en avoir mal aux couilles, noyer les questions comme des poissons trop gras dans du gamma-O, la sauter pour faire passer la dose.

— Tu lui passeras le bonjour, à Pavel ?

Elle glisse comme une ombre en porte-jarretelles sous un manteau d’hermine. La microbalise collée au cul, quelque part dans la muqueuse, devrait résister aux enzymes une bonne semaine. Raccompagnée à la porte, elle marmonne un truc dans sa langue : salaud. Sauf qu’en russe, ça claque mieux qu’une levrette.

Misère, maintenant il l’a dur et il regrette. Ou pas. Vu l’heure, son prochain rendez-vous ne va pas tarder.

Intimité retrouvée, Skënder consulte son aux’. H4110w confirme que Litzy a fait le job. Une pierre deux coups qui le satisfait doublement : priver la Krovavaya d’un précieux logisticien et la Crimo d’une baveuse. Et puis, il n’a jamais réussi à l’encadrer, cet enfoiré. Toujours à chipoter au milligramme près et à arranger les volts pendant les Runs.

Un craquement de nuque plus tard, il va calmer sa demi-molle sous une douche fraîche. On ne reçoit pas une donna en sentant la chatte. En ressortant trempé, il a le déplaisir de trouver la Diablesse installée au comptoir de sa cuisine. Il s’enroule illico dans le peignoir abandonné par Ivannalya sur une chaise – et pas uniquement par pudeur. La dame exhibe sous son top transparent des seins nus couverts de balafres et des abdominaux ciselés qu’il ne pourrait même pas s’offrir avec boost chirurgical.

— C’est pas parce que tu as l’accès que tu peux rentrer comme ça, tu sais.

Rozalyn le jauge de pied en cap avec mesquinerie. Sa main passe dans ses cheveux sanguins pour le redonner du volume. Skënder s’est toujours demander si elle était une vraie rousse, sans jamais avoir eu l’aplomb de vérifier. Il pourrait tomber amoureux, lui promettre la plus douce des nuits s’il ne craignait pas tant qu’elle lui brise son petit cou avec ses gros bras. Et Dieu sait qu’il a fantasmé des tas de scénarios de ce genre pendant toute son adolescence, constatant avec l’amertume de sa vingtaine qu’il vieillirait avant elle – diabolique génétique à brevet militaire éternellement trentenaire.

La Diablesse extrait de son Channel un Walkyrie Dix-Sept qu’elle braque sur lui.

— Je pourrais te flinguer, juste comme ça, tu sais. Te vaporiser avant que la Tempête ne le sache.

Et se serait magnanime.

— On est vraiment obligé d’avoir cette conversation… comme ça ?

Ces trois jambes sont redevenues flasques. Rozalyn n’a jamais trop eu le sens de l’humour.

— Ça dépend. Tu as décidé de te convertir à la vodka toi aussi ? Vous vous êtes passé le mot avec Giovanni ? C’est ça, votre plan ? On repart en guerre ? Sans l’aval des Fasci ? En avant toute et seuls contre tous ?

Une barrette de charge s’illumine près du cran de mire.

— Roza… de quoi tu me parles ?

Il lève les mains en signe de paix. S’il fait suivre Giovanni depuis sa sortie, et ce, en dépit des ordres de Don Caponi, il n’a pas encore repris contact. Trop délicat avec les susceptibilités claniques en collusion.

Rozalyn holoprojette quelques canaux d’infos entre eux. Elle résume :

— Du brigadier disparu la nuit dernière, puis repéché ce matin. Tabassé et, oh coïncidence, charcuté à l’électrocutt’. Mais je suppose que ça n’a rien à voir avec notre collaborateur Pavel Zorine. À quel moment tu as imaginé que la Tempête se poserait pas la question ? Ni toutes les Brigades. T’es vraiment la dernière des bites. Tous les deux, en fait. Deux bites.

Oh putain.

La surprise de Skënder est sincère. Sa cervelle turbine malgré la menace de l’elma. Que son ami aille voir du côté de l’aimable concurrence, son cul, son problème. Qu’il excite le Commissaire vaut distribution collective de flingues dans la bouche.

— Roza… le flic, c’est pas nous.

Elle ne le croit pas si con, si ? Aucun intérêt de se faire la guerre entre nous pendant que les Ruskovs essayent de nous niquer. Sans nous en rajouter avec le Borgne !

— Regarde-moi dans les yeux et répète-moi ça.

Skënder déglutit mais s’exécute. Il va au-delà du nuage des news, des rails à éjection électromagnétique pointés sur lui, des muscles en tension du bras, de l’épaule, de ce cou dégagé, cette gorge nouée, pour affronter cette fureur et… ne voit que des tâches de son, des cernes, un maquillage un peu défait, du chagrin plus que tout, dans ces pupilles tremblantes et contractées.

— Demande à Litzy. C’est elle qui a géré le gars de la Krovavaya. Le flic, c’est pas nous, j’te dis.

Elle coupe la projo, abaisse lentement l’elma, puis le dépose sur comptoir. Skënder ne s’en détache pas, de cette arme que feu Narciso a légué à sa pupille. Pas plus qu’il ne bouge alors que le poids d’un monde tombe des épaules de Rozalyn en même temps qu’elle n’ôte sa veste. Alors seulement, il se détend lui aussi. Il lui tire un tabouret pour l’installer puis sort ses plus beaux verres à pied. Ils vont en avoir besoin. Rozalyn lorgne du côté de la cave à vin réfrigéré et arrête finalement son choix sur un Quindao Huakong de 2230. Vraiment pas le plus mauvais.

— Sinon, tu as passé une bonne soirée ?

Ses yeux si pâles et si tristes disent avoir croisé la pute russe dans l’ascenseur. Son sourire : Je ne répèterais rien à Don Caponi. Ses ongles, des griffes enduites de poison, tapotent le verre ballon avec une insistance toute féminine. Il ne quitte pas son verre des yeux non plus.

— Tu sais, moi et les optimisées…

Sûr que ça ne lui a pas réussi. Pas du tout. Maintenant Skënder s’en méfie comme d’un chancre. Il encaisse le venin de ce doucereux silence comme une absence entre eux. L’arme de Narciso, un Diable posé sur l’épaule de Rozalyn. Elle lui verse le vin. Ils trinquent aux disparus.

— Et Litzy, comment elle va ?

— Eh bien… Notre dernier client n’a pas été retrouvé les membres aux quatre vents, alors je dirais que ça va. Elle se gère.

— Mmm.

Les lèvres de Rozalyn se pincent. D’un geste lent et circulaire, elle oxygène le liquide et laisse le temps s’écouler. Un signe d’avertissement mais aussi de paix. Elle boit, puis assène :

— Donc tu as pris l’initiative de régler la question Zorine.

— Roza…

— Et tu sais que je sais que tu sais qu’il traine toujours avec le Loup. Donc ?

— Donc ça fait une balance en moins, parce que tu sais que je sais que tu sais qu’il était branché à cet enfoiré de Com’ et qu’ils nous cassent tous les couilles de longue.

Et tu sais aussi que le Loup a ramassé Gio, sinon tu ne me ferais pas tout ce cinéma.

— Mmm. Et on fait quoi ?

Skënder gratte machinalement la petite cicatrice à sa tempe. Cet enculé cinq étoiles, il va vraiment falloir s’en occuper. Mais pas encore. Ses mains restent liées par Don Caponi – et le Conseil a voté unanime : pas de guerre. Mauvais pour les chiffres, mauvais pour la politique, mauvais pour…

Il n’arrive pas à concevoir que Gio puisse être aussi aveuglé de haine et de vengeance. Qu’est-ce que tu branles ? Ça t’as pas suffit, cinq ans ? Non, mieux, tu veux que la Tempête te finisse, cette fois-ci ? Tu sais combien ça m’a coûté ? Et pour y gagner quoi ? L’amitié ne lui paiera pas une autre vue sur mer quand la nouvelle tour Caponi aura vu plongeante sur sa terrasse. Leurs rapports sont parfaitement cordiaux et leurs affaires fructueuses mais Skënder devrait débloquer quelques avoir, investir dans deux ou trois appartements, là juste en face. Simple précaution.

— Eh, réponds-moi. Du coup, on fait quoi là ?

— Toi, rien de plus que d’habitude. Tu continues à sucer les boucles à don-Don pour qu’il ne se doute de rien. Il a l’air d’aimer non ?

Elle croise les bras sur sa poitrine couvertes de cicatrices. S’il n’est Martio l’Épingle, elle pourrait prétendre à être la première lieutenante de la Tempête. Cela comporte son lot d’avantages et d’obligations.

— Gio est en train de se mettre une cible sur la tête, lâche-t-elle.

C’est bien son genre.

— Alors on peut en profiter. Je veux dire…

— Mmm.

Regard de lance-flamme. Skënder développe :

— En foutant le waï, le Com’ n’aura d’œil que pour lui et ses nouveaux copains. Ça va éclaircir les rangs de leurs deux côtés. Nous laisser du temps pour trouver des fonds et du matos, rassembler des alliées. Au moment opportun, le Conseil ne refusera pas la tête du Borgne. La Tempête sera obligée de s’aligner à la volonté des Fasci plutôt que l’inverse.

Il ne dit pas : remonter l’équipe comme au temps de Volpino. Négocier avec l’ennemi. Coucher avec, puisqu’il le faut.

Rozalyn grimace.

— C’est une chiée d’idée. Sauf si tu es capable de deviner la prochaine décision à la con que va prendre Giovanni.

C’est à Skënder de sourire. Il la ressert, puis :

— Oh, mais je sais déjà.

Elle opine en silence, fixant l’elma entre eux.

— C’est vraiment une chiée d’idée mais… Qu’on fasse ça bien ou qu’on ne le fasse pas du tout. Tu lui feras livrer les fleurs, à l’autre connard ? Et… Donne-lui ça, tu veux. Démerde-toi pour envoyer Litzy. Ça peut pas durer leurs conneries.

Elle pousse le Walkyrie sur le comptoir vers Skënder.

— Qu’est-ce que…

Sa question meurt comme l’évidence.

— Ils comprendront.

Elle tapote les cinq étoiles de la Stidda tatouées sur sa main. Skënder aussi. Le poids du message lui pèse soudain. Ce sont les dernières volontés du Diable – avant qu’il donne sa vie pour Giovanni.

Les yeux de Rozalyn rougissent, s’embuent de larmes. Elle ne finit pas son verre, pas encore, se perd dans la ligne d’horizon, le murmure des vagues et des souvenirs qui ressassent le chagrin. Midipolia est magnifique vue d’en haut. Un joyau d’acier dans un écrin d’écumes.

Ouais, ce serait carrément dangereux que les Caponi puissent savoir quel genre de jolies femmes j’invite chez moi.

Skënder lui fait le V de la victoire pour narguer le destin.

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