ALDO

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QUI SEME LE VENT... (5)

ALDO

[Midipolia, Plateforme Sup’, Centrale – hiver 2251]

Ce n’est pas du courage.

Le corps repêché tout juste, la Volante plus rapide que la tempête. Le sous-lieutenant Noâm Martel faisait la planche, un sourire bienheureux sous les oreilles. Soulagé peut-être, après s’être fait rompre les os. Il faudra attendre le rapport du légiste pour le décompte précis. Et de la précision, il en a fallu pour la courbe parfaitement symétrique qui a sectionné carotides et jugulaires d’un trait net et sans bavure. Bordures de la plaie légèrement brûlées, coagulation est typique : électrocutter.

Il se dit que ça aurait pu être lui – ce ventre gonflé dans la mer, la mer dans cette gorge, cette gorge dévorée par les mouettes –, tout en sachant pertinemment que non, non, ça ne pourrait pas être lui. Le sang sur ses mains n’en est pas non plus. Frotter comme un damné ne l’en débarrassera pas.

Dans les chiottes de la Centrale, l’éclairage cru est un direct au ventre. Il crache sa bile, rince sa bouche puis la torche d’un revers de manche. Les plaques composites sur ses lèvres, une texture de sel et de violence. Ses poings crispés au lavabo, la mire au miroir, il essaye de cadrer le sous-lieutenant Aldo Micalleff. Cette carrure râblée avec les spalières tactiques. Cette mauvaise gueule olivâtre. Ces yeux, les siens, qui le fixent et le jugent. Il a toujours craint ce regard. Ces sourcils froncés, broussailleux et qui se rejoignent presque, avec un épi, juste-là. Ce putain d’épi. Il se rince encore le visage pour diluer ce sang qui ne sait pas mentir, son propre sang qui charrie des dettes au nom de Stidda – une nébuleuse dont la cartographie est projetée dans la salle des inspecteurs.

Il est encore trop tôt pour y croiser du monde. La pièce est immense et pourtant étroite, sinueuse. Aldo se faufile entre les cloisons de hauteurs inégales, entre les bureaux encombrés de restes et de gobelets, les halos de miettes sous les fauteuils protéiformes aux coloris passés et disparates, leurs mousses enfoncées, griffées par les armures que l’on porte du matin au soir et du soir au matin car on ne sait jamais quand on doit intervenir, quel feu l’on risque de croiser. Ou quel coup de lame.

À sa table, Aldo n’a pas les tripes de s’installer. Ça gargouille. En vis-à-vis la boite de biscuits entamée la veille, les tablettes et les écrans, puis derrière encore, la chaise vacante. Celle que le capitaine Jabez est allé chourer aux collègues de l’Anti-D. C’est pas pour ce qu’ils s’assoient, à toujours descendre offrir des cafés aux minettes du Labo ! Un café froid et un blouson jeté sur le dossier comme dernières preuves de l’absence ; cette absence d’intérêt que suscite ceux dont « c’est le métier ». Le Commissaire divisionnaire Sylvester Attila en personne n’attend plus rien du service de maintenance concernant la verrière à opacité variable de son bureau individuel, qui scintille et bruite. S’y moire le tableau central.

Profitant d’être seul, Aldo s’en approche et tamise cette matière noire. Il s’y plonge, dévisage ces portraits d’hommes et de femmes, tire les liens de parenté, les mariages comme des alliances en satellites – Caponi, Bianchi, Carmine, Ozzello, Santini, et ses doigts n’en effleurent que la surface –, tous ces systèmes qui exercent leur gravité les uns sur les autres, poursuivant leurs propres ellipses, des trajectoires rivales qui entrent en collision avec d’autres galaxies : Krovavaya Bratva, Sanctuaire…

Aldo tend les bras pour déplier la constellation Stidda. Un hologramme du passé, car les lumières mafieuses, lorsqu’elles atteignent ces bureaux, sont trop souvent des vies finies depuis longtemps. Il faut ramasser les cadavres, étiqueter les preuves, enquêter sur des exécutants minables, écoper les non-dits, ce que veulent bien raconter ces imbéciles qui croient arracher un peu de substance à des monstres liquides, essayer de remonter les capillaires de l’argent au travers des tours poreuses, jusqu’aux terrasses en pierre de lave sur lesquelles brunchent des gens pour qui seul le tribunal des morts compte tandis que les vivants attendent non pas la justice mais la couronne de fleurs envoyée par les commanditaires. Qui meurent, eux aussi.

Parce que c’est une éternelle dégringolade. Aldo remonte le fleuve des nécrologies jusqu’en amont, le point d’origine, arbitraire certes, des archives de la Crimo : Catane 2208 et le meurtre de don Gabriele Caponi. Lui succède tout naturellement son fils, Don Caponi, alias la Tempête – l’œil au centre du maelstrom. Ce regard noir capable de faire trembler les ombres, ses sourcils froncés, cet épi, juste là.

Aldo est comme traversé par une absence ; un rejet peut-être ? Une erreur de lit d’après l’honorable société. Tous ces éléments de langage l’enragent.

Don Caponi semble être un homme calme, avec des épaules solides, des jambes courtes fermement ancrées le sol. Le morphotype est confondant. L’assurance aussi. Indéniable dans l’échange de poigne. Les surveillances filment le parrain en complet jupe combo grimace polie de son vis-à-vis ; ici don Elmo Bianchi, grande perche flinguée à Catane en 37. Il cède sa place à sa fille adoptive : Maddalena. Images suivantes, Maddalena Bianchi et Don Caponi, leurs mains aux ongles manucurées, l’ivoire et l’or dans le creux d’un cuir tanné. Entre le pouce et l’index brillent cinq petites étoiles obscures. Bien sûr, un tel tatouage ne constitue pas une preuve en soi, n’importe quel tribunal déboute l’argument face à un avocat un tant soit peu adroit, mais les faits sont tenaces et les rares aspirants à la contrefaçon se retrouvent systématiquement incapables de torcher leur propre cul.

Aldo considère la chair de ses poings nus, les serre. Quelle force faut-il pour défier l’attraction d’un trou noir ? Pour s’opposer à des dynasties en ramassant des petits cailloux ? Pour les lancer en l’air et espérer toucher leur forteresse de verre blindé ?

Il croyait savoir quelle force l’a placé là. Il voulait savoir. Il y croyait.

— Ça commence à bouger.

Le Commissaire pose une main sur l’épaule d’Aldo. Il est une ombre au visage angulaire, cache-œil assorti à l’uniforme, col zippé jusqu’en haut comme à l’école. Deux rangées de dents s’étalent en une bienveillance amusée.

Alors le sous-lieutenant Aldo Micalleff dézoome. Les bureaux autour de la projection, les reflets de nuits trop longues dans les cernes des collègues. La pluie dégouline encore des capes de Boris et Eivind qui se partagent un cornet de fritures, tous deux assis sur le bureau de Xavi. Celui-là louche mal sur les miettes et les éclaboussures. Bien en face, Jabez grimace un bonjour, portant un plateau de gobelets fumants dont Kóstas assure la distribution clopin-clopant.

La chaleur dans ses paumes. Une grande inspiration pour renvoyer le sous-lieutenant Noâm Martel dans son dossier. Voilà. Une affaire après l’autre, parce qu’on ne peut pas enquêter sur la mort d’un collègue. Pas d’exception. Ici on respecte les règles.

Ici : la Lutte et la Répression contre le Crime Organisé au grand complet. Intitulé longuet et ronflant aux vues des effectifs et des moyens à disposition, mais Aldo s’y sent toujours mieux qu’à la Dilettante des Douanes. Il a longtemps imaginé que promener le visage d’un parrain dans les couloirs physionomistes de la Centrale lui vaudrait des problèmes d’avancement, jamais qu’il lui serait, finalement, si facile d’intégrer les Incorruptibles après deux ans à se ronger le frein – pas plus mal, son ancien supérieur n’aimait pas son zèle – même si cette unité n’a de brigade que le nom. Il faut bien commencer quelque part !

Encore bleu, Aldo suit le brief matinal, cette mécanique un peu étrangère. Le froissement du papier gras, la courbe qui s’achève au pied de la corbeille et bouscule d’autres sphères bosselées, pétanque de la veille et l’avant-veille, abandonnées comme des hommes, par des robots qui ne guerroient plus contre l’entropie qu’un jour sur trois.

— Encore raté ! ricane Eivind.

— Rappelle-moi d’être toujours derrière toi, si tu dois tirer, le tacle Boris.

— Personne ne s’est jamais plaint.

— Preuve en est.

Le souffle d’exaspération de Xavi. Les yeux roulants de Jabez. Les roulettes de la chaise à Kóstas qui s’appuie ventre contre dossier, jambe étendue, douloureuse. Les toussements du Commissaire. Leurs bras qui se croisent et se décroisent.

— C’est bon, vous y êtes ? Donc, je disais : ça bouge.

Pavel Zorine, ligne rouge de la Krovavaya sur la gorge s’affiche en large. Aldo n’écoute pas le CV. Il ne voit que la plaie qui suit le tatouage, la précision de la découpe, les bordures brûlées, la coagulation. Et la haine enfle comme un ganglion quand la sentence tombe :

— Messieurs, j’abrège le suspens : électrocutter.

Quelqu’un frappe du plat de la main. Puis Giovanni Silenzi, dix-sept ans mais en paraît douze sur l’identité judiciaire, étire son rictus le plus aimable.

Aldo relit la généalogie en fronçant les sourcils.

— Pourquoi « Silenzi », si maman s’appelle Bianchi et papa Arcuelo ?

— Des putains d’N-GE. Le « fils » et la « mère ».

Agressifs, les guillemets dans la bouche de Kóstas.

— Lieutenant, intervient le Commissaire.

— Faut demander à la mairie de Catane. Et même eux, ils ne sauront pas !

— Adoption, clôt Jabez.

— C’est ce que je dis. Des putains d’N-GE.

— Lieutenant.

— Ouais, pardon… Non répertoriés, tout ça. ‘Fin, reste que c’est tous les mêmes, ces clones.

Aldo les aurait imaginés plus attachés à leur nom de famille. Mais, après tout, venant de gens qui n’en ont rien à foutre des institutions, qu’est-ce que l’état civil ? Toujours est-il que la filiation ne doute pas. Silenzi et la copie conforme de Maddalena Bianchi, la cheffe du clan du même nom. Une adolescente androgyne presque centenaire. C’est un décalque bizarre, un télescopage du temps qui se moque des pauvres mortels. Case sexe laissée blanche, comme le phénotype : albinoïde.

— Pas prête de sortir de QHS celle-là, qu’on commente.

Ricanements de satisfaction dans la petite assemblée. Depuis, l’équipe soupçonne les survivants du clan sans tête de s’en être retournés dans les jupes de Don Caponi. Les aléas du siphon midipolien, l’épicentre inaccessible. La conversation va bon train à propos du « fils à maman ».

Aldo préfère scroller les PJ transmises par le Commissaire. Il a déjà potassé tous les archives et les notes internes. Silenzi n’a tiré que cinq ans pour avoir charcuté des pieds à la tête une prostituée avant de lui agrandir la bouche à l’électrocutter. La fille était répertoriée aux sources. La magie des tribunaux et surtout le désistement d’un procureur pour un autre a finalement abouti à une relaxe en appel, avec une indemnisation financière indécente, merci le cabinet Carmine. Blanchi à peu de chose près au moment de la mutation d’Aldo, Silenzi s’est depuis fait discret, pour ne pas dire indétectable. Peut-être fomente-t-il de récupérer ses billes ? Trop tôt. Pourquoi ne pas déléguer le boulot ? C’est… imprudent.

Les oreilles d’Aldo bourdonnent en lisant le rapport du légiste. Il décortique ligne par ligne, scrute chaque film. Pavel Zorine, sa gorge béante, son cadavre dévoré de feu et de crocs, recouvert de croûtards et de détritus. Suit l’inventaire des saloperies qu’ont collé dessus, interminable prélèvements toujours en cours d’analyses. Aldo revient sur les résultats d’autopsie. Date et heure, une pelote d’épingles en travers la trachée. Tombé le matin-même – top priorité. Et ça, ça l’étouffe.

— Master en relations internationales et après ? Silenzi est grillé. Je ne comprends pas pourquoi les Carmine se sont fait chier à le sortir pour… merde, pour quoi foutre, en fait ? Caponi le promène même pas comme vigile.

— Il préférait la bite à la daronne !

— Volpino aussi, il aimait ça.

— Eh, ça suffit les gars !

Xavi ouvre les mains en imploration.

— C’est pas lui, assure Jabez.

— Si.

— Non. Silenzi, c’est un gaucher. Et notre client a eu la variante gauche-droite. Là, ‘savez pas lire. C’est pas lui.

Jabez balance la référence correspondante sur le grand projo.

— Recommence pas avec ce truc, ça compte pas pour ces p… Euh, les N-GE.

Le Commissaire opine du chef. Les perles de ses tresses tintent.

— Quand bien même. Il est ressorti grâce à ça. Et nous, on va resservir la même ? Pour le même résultat ? Le magistrat chargé de l’instruction va nous bouler direct. Qui c’est d’ailleurs ?

— Fedora.

La voix de Xavi se fraye mal derrière Eivind et Boris.

— Eh bien, on est pas dans la merde…

— J’aurais dû faire plombier !

— Les faits, les mariolles. Commençons par les faits.

Le spectacle de pantomimes se poursuit, les mains en l’air et les langues qui claquent. Jabez qui argumente, Eivind et Boris qui tiennent la mort à distance, Xavi qui la ramène au centre, et tous tournent autour.

La carte du niveau médian, la reconstruction du trajet de Pavel Zorine de sa résidence dans l’Interlope à cette arrière-boutique de pizzéria d’après les accroches de son auxiliaire aux relais et les vidéosurveillances pas trop floutées. La météo a décidément bon dos. Rien à en extraire. Pas plus que celui ayant trouvé le corps. Il obstruait le ramassage des ordures : humain. Midipolia embauche des petites gens plutôt que des automates, selon un principe de paix sociale. Comme celui de n’avoir rien vu, rien entendu, dixit les types de la pizzéria, à deux pas du lieu du crime. Ainsi va la procédure. Rigoureuse et précise comme le décompte des différents ADN, des déchets et des salives des croûtards, mais rien d’humain pourtant, dans toute cette misère du monde qui a dévoré les entrailles de la victime. Ce monde qui se contracte dans cette faille comme une seconde bouche n’ayant plus rien à dire mais dont il faut écouter l’écho d’un cri.

Et tant pis. Tant pis si c’est une impasse. Les top-priorités méritent ce temps-là. Parce c’est dans l’ordre des choses. La hiérarchie. On ne peut pas enquêter sur la mort d’un collègue. Ici on se doit de montrer l’exemple. On ne discutera pas de ça.

Aldo a envie de vomir et de hurler tout à la fois. S’en contient tandis que le Commissaire distribue ses instructions.

Il s’installe face à la chaise vide, enfile son masque et plonge dans les données.

À vingt-et-une heures, la lumière décline au minimum et la pluie tabasse les vitres. Aldo est l’avant-dernier à partir, abandonnant les baragouins du capitaine Jabez à propos d’inventaires portuaires.

— Vous…

— J’attends la fin de la stimulation, se justifie-t-il.

— Qui ne sera pas différente des précédentes.

Aldo n’est pas dupe. Aujourd’hui, Jabez n’a pas beaucoup bossé sur le cas Pavel Zorine ; les connexions aux dossiers communs sont de sacrées balances. Mais le sous-lieute ne dit rien. Pas son problème. L’autre s’étire le cou, droite, puis gauche, repousse ses lunettes sur son front. Une moue : encore une dispute avec sa compagne. Les mauvaises habitudes, celles dont on ne discutent pas non plus. Aldo se sent chanceux. Personne ne l’attend chez lui pour lui reprocher ses fixations.

— Tu sais, Al, c’est pas parce qu’on en parle pas, qu’on y pense pas. C’est juste que…

— Ouais, c’est bon. J’ai capté, ‘savez.

Il salue son supérieur, récupère sa cape sur sa patère et tourne les talons. En sortant une tête le percute à hauteur de sternum. La silhouette d’à peine la taille réglementaire flotte dans une combinaison trop ample et sans brassard ni immatriculation. Un carré noir mat encadre un masque anti-pollution d’où Aldo ne voit que les yeux – ni bleus ni gris, mais clairs, atrocement clairs – qui le balayent des bottes à la tête. Ses pupilles se dilatent.

Elle lui jette dans les bras un bouquet de chrysanthèmes blancs puis déguerpit. Aldo n’a pas le réflexe de la poursuivre que le claquement de ses dockers dévale déjà l’escalier.

Le capitaine a passé une tête à travers l’embrasure.

— C’était…

— Rentre chez-toi, Al. Laisse tomber, tu te fais du mal pour rien.

Des démons dansent dans le regard fatigué du capitaine. Il lui arrache le bouquet pour l’envoyer aussitôt rejoindre la corbeille.

Aldo considère les fleurs avec un sentiment d’imbécilité affreux.

— On s’y fait ? Je veux dire, pour de vrai ?

— Non. Jamais.

— Tant mieux.

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