I

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QUI SEME LE VENT... (4)

I

JABEZ

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[Midipolia, hiver 2251]

Ils reviennent toujours.

La nuit grésille, menace, vrombit sous l’orage. Frigorifié, le capitaine Jabez s’accroche aux rambardes des passerelles, affronte le vent de face, la pluie en aiguilles et échappe de peu à la glissade quand il pénètre, enfin, dans le sas de son immeuble. Même avec le col de sa veste zippé jusqu’en haut, l’eau s’infiltre et ruisselle jusqu’à ses jambes.

— Medicane… merdicane, oui ! jure-t-il.

Il a passé cette foutue journée à écarquiller les yeux sur les déclarations de vols des compagnies, à les comparer, date contre date, aux détails de stocks entrepôt par entrepôt, aux mouvements de palettes dans le registre, et avec les saisies enregistrées chez des receleurs ; à relier les trous comme des points pour essayer de comprendre qui soulage qui et remonter la piste d’une énième combine. De la branlette intellectuelle pour enquêteur de bureau, en somme.

C’est maintenant qu’il faut descendre en peloton bien organisé pour faire les comptes. La journée n’est pas perdue pour tout le monde. Ce cyclone subtropical en approche est tout à fait propice à quelques manœuvres, comme le disent les stiddari. Nul doute que les dockers sont encore à pied d’œuvre pour « sécuriser » les piles de containers avant que la mer et le vent ne se servent. Faudrait pas avoir à négocier avec les assurances, hum ? De la marchandise perdue pour avarie, c’est tellement commode. Cette spécialité locale a valu le surnom de « Tempête » à Don Caponi, un seigneur criminel dont la particule signe la noblesse de son rang chez la Stidda, cette association de plusieurs clans mafieux dont il semble porter la couronne ici, à Midipolia ; ce foutu palais des courants d’air aux allures de maison à monstres.

Capitaine à la Brigade de Lutte et de Répression Contre le Crime Organisé, Crimo’ de son petit nom, Jabez a compté les points durant la dernière guerre qui a opposé les deux factions majoritaires de la pègre locale. Bratva russe et mafia selon la tradition spaghetti se sont écharpées, et tant pis pour les arbitres et les éclaboussures de sauce tomate sur les civils. Une vilaine période qui a laissé des places vacantes dont il a allégrement profité pour monter en grade.

La distribution de cartons rouges a été sévère. En sortant Donna Maddalena Bianchi, cheffe de clan du même nom, la Crimo’ a négocié une paix relative. Aujourd’hui, l’entente reste cordiale entre les deux parties scélérates, jusqu’à la prochaine volatilité du marché…

Qui l’attend en embuscade, dans l’ascenseur.

Un diable trop pâle l’alpague sans ménagement. La porte se referme sans fuite possible. Une main blafarde, marquée par les cinq étoiles si reconnaissables de la Stidda, verrouille sa manche avec une force que dément sa petite taille. Jabez sent la présence d’un second homme derrière lui mais n’ose pas se retourner. Une autre paluche, tatouée elle aussi, façon old russian school, appuie sur le bouton de son étage. Ses muscles se crispent, son cœur rate un battement. La cabine entame sa pénible montée.

— Tu rentres bien tard, capitaine, tinte une voix cristalline d’enfant prédateur. C’est ça, hum, capitaine, maintenant ? (Un silence) Félicitations.

Les langues d’acier des tours environnantes dodelinent sous les prémices du cyclone, leurs ombres agitées défilent contre la vitre embuée. Son estomac remonte dans sa gorge. Minuit, heure du crime.

Vivre par l’épée, périr par elle, hein ?

On le relâche. Un regard en coin confirme sa première impression. Le seul malfrat de toute cette putain de ville qui ne l’ait pas baratiné durant son interrogatoire : Giovanni Luciano Silenzi, petit prince des Bianchi, vingt-deux ans, fraîchement sorti de cinq années à la glace pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Pas un innocent non plus ; une des rares certitudes de la carrière d’enquêteur de Jabez.

Si on exclut un coup d’électrocutter qui lui a arraché la moitié de la bouche jusqu’à l’oreille, le gamin a tout d’un ange. Un visage de poupée pour un physique androgyne se reflète dans les miroirs de l’ascenseur malgré la tenue sport ample. Jabez n’est pas dupe, il a déjà affronté cette génétique optimisée ; N-GE pour Next-Generation by Ectogenesis. Le soldat parfait pour une future et sanglante sauce Romanoff.

— T’as eu la prime pour tes chiffres ? Franchement, avec le mal que tu te donnes, l’est rapace ton Commissaire, sì ?

En n’importe quelles autres circonstances, le tutoiement aurait été une marque de familiarité voire de mépris, mais pas de la part du jeune mafieux. Jabez a pris le pli des codes de communications parfois obscurs de cette engeance. Si l’on s’entre-« tu » c’est qu’on se respecte un minium, même en tant qu’adversaire. Il inspire une grande bouffée, puis assène :

— T’es venu me faire des menaces ?

L’N-GE ricane un peu.

L’ombre en arrière bouge, une masse menaçante. Celle d’une gueule de crocs tatouée sur un cou bien large. Jabez est physionomiste, il a déjà chopé ce type pour des aércourses illégales sur le Cercle : Vyacheslav Valeev, un gars du Baron – ce seigneur rival de Don Caponi. Le monde est vraiment petit.

Jabez tente de grappiller quelque chose :

— Tu t’es fait de nouveaux copains là-bas ?

Le ton se veut à peine ironique. Cette alliance tout bonnement contre nature est synonyme d’emmerdes sérieuses.

Giovanni hausse les épaules de façon exagérée. La question semble le vexer.

— À cause des saloperies de ton Commissaire, la Tempête ne veut plus de mes services.

Un coup de langue taquine le bord de l’affreuse balafre sur cette face juvénile. Le geste réveille de mauvais souvenirs. Une salle d’interrogatoire, un méchant dérapage. Ce jour-là, Jabez s’est pris en pleine gueule un de ces pavés de « bonnes intentions » qui couvre la route vers l’Enfer.

— Je te le dis gentiment mais je te le dis qu’une fois : demain, tu restes à la maison, d’accord ?

Son instinct de flic répond à sa place alors que le plus élémentaire bon sens lui dicte de la fermer :

— Ben voyons, et pourquoi donc ?

— Je te dirais bien parce que « tu vas te mouiller » mais vous, les flics, vous comprenez pas bien le second degré. Donc, je te la fais simple. (Un temps) Je t’aime bien et que ce serait vraiment, vraiment, dommage que tu ramasses pour les autres.

Derrière, le Russe se marre ostensiblement. Une terreur froide s’empare de Jabez. Il n’a pas eu les couilles de regarder la vidéo du tabassage en règle du sous-lieutenant Martel, ni même les photos de son corps boursouflé, grignoté par les squales ; égorgé à l’électrocutter. Un sale comique de répétition.

La porte s’ouvre sur le couloir qui mène à son appartement. Là où l’attend sa femme, Elia, et le petit, à trois pas. On le pousse violemment. Les semelles humides, le capitaine manque de se manger le sol. Il se retourne pour saisir une occasion plusieurs fois manquée :

— Eh, Giovanni ! Tu peux encore.

— On aura pas cette conversation, coupe-t-il.

Un demi-sourire se dessine sur le visage de l’N-GE. Et la mort s’en va comme elle est venue.

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