Au bénéfice de qui ?
IVAN TSAREVICTH, LE LOUP & L'OISELLE DE FEU
GIOVANNI
Ange (4)
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Giovanni émerge. Ses yeux s’aveuglent dans les reflets sur l’écume, les contrastes. Il se presse à replacer ses protections auditives. Effet rideau salvateur. Un temps, il songe à l’effort constant de sa mère pour compenser sa cécité.
Soupirs de la part de Litzy, dont la respiration a repris son plein volume.
— Va falloir que tu m’expliques comment tu fais.
— De la pratique et de la patience.
Il grimace au coup de coude dans ses côtes meurtries
— De la patience ? Tu sais faire ça, toi ?
L’ironie pétille dans le murmure. Ils montent sur une barque pour couper à travers l’espace de mouillage. S’entame alors un jeu d’équilibriste dans ce port bordélique. Ils se coulent, furtifs, entre les caisses et les filets. Leurs doigts moites recroquevillés sur les électrocutters, leurs ombres réduisent la distance entre eux et la cible. Une seconde écholocalisation confirme, là, à moins de dix mètres, la présence humaine sur un rafiot, l’un des plus gros. Cinq mètres de long avec une cabine couverte. Et dans un état relativement propre, comparé aux poubelles voisines. Le calme ambiant lui révèle un sommeil profond. C’en est presque trop facile !
Un contrôle des alentours confirme la voie libre. L’astre solaire se coule dans l’horizon et apporte une lumière incommodante en passant sous la ligne de la ville qui les couvre. Giovanni fait signe à Litzy de stopper sa progression.
— On attend la tombée du jour.
Il désigne le bidonville sur les hauteurs, et les indiscrets qui les épient.
— Pas sûre que ça aille baver à la Sureté, note Litzy. Ça n’aime pas beaucoup les brigadiers par ici. Mais restons prudents.
S’il avait su, il se serait sapé plus discret. Et il aurait calé la montre. Avec ce putain de soleil qui ne veut pas se coucher…L’adrénaline commence tendrement à étrécir ses perceptions. Replié contre le bois humide du bateau-dortoir, la présence de la fée sans nom derrière lui, à l’affût du moindre mouvement, il maitrise tant bien que mal son impatience.
Y’a pas de raison que ça foire, sì?
Pas de mouvement d’éveil de la cible. Litzy tressaille malgré elle, reprend le fil d’une conversion manquée :
— C’est ma première fois. J’veux dire…
Il se retourne vers elle, lui sourit. À moi aussi. Mais les mots ne viennent pas, bâillonnés par cette proximité qu’elle lui a refusée à l’aquarium. Il se permet de passer une main dans ses cheveux pour la réconforter. Impression de caresser une flamme.
La circulation de ses jambes goûte peu la posture recroquevillée. Une demi-heure d’attente est encore nécessaire avant que la nuit ne leur offre son cocon de discrétion et que des petites lanternes s’allument dans le bidonville. La prochaine fois, parce que Narciso n’est pas du genre à faire les choses au hasard, il anticipera mieux son approche. Presque si le Diable ricane à son oreille. Bleu-bite va.
L’obscurité s’installe enfin, laissant à peine filtrer quelques vers de lumières excrétés par les orifices de la cité monstre moirant la mer en étoiles coulées. Litzy se déplie, se déporte sur le ponton pour contourner le bateau et arriver par l’autre bord. À moins de sauter à l’eau, pas d’échappatoire. Giovanni, synchrone, suit la manœuvre, de cette mécanique naturelle déjà instaurée entre eux.
Elle grimpe sur l’embarcation, se faufile vers la cabine et son ouverture à demi bâchée. Les greffes à ses cartilages chatoient, captent les ronflements de la frankée. Un signe l’invite à monter à bord à son tour. Giovanni active le flux de l’électrocutter, se perd dans sa contemplation. Le bleu, presque blanc, du courant qui parcoure les striures de la lame, dans la même courbure que le manche doté d’un anneau de sécurité avec un mousqueton. La polarisation tout autour, comme le chant de mille oiseaux en arabesques complexes déploient des couleurs qu’eux seuls savent percevoir.
Litzy arrache la toile imperméable pour dégager leur vue. Vis-à-vis de connivence avant de passer à l’attaque ; enfin.
La frankée a un sursaut languide. Des mamelles flétries sur un tronc noueux, littéralement écailleux, étirent une peau étonnamment élastique et maronnasse sur des côtes saillantes. La chimère trafiquée se redresse péniblement sur ses coudes, façon gecko frigorifiée. S’ouvrent un œil vitreux, une bouche stupéfaite.
Litzy plonge la première. Réflexe reptilien. Bras en défense, couverts de croûtes rouillées, typiques stigmates de l’oxyde injectée. Barrage de chair inefficace, doigts à la volée, offerts au poignard éclair. Un cri rauque. Des phalanges encore en l’air ; se dessine une blessure profonde le long de l’avant-bras. Feu-follet, Litzy se ramasse au sol, rejaillir dans un coin, vrille pour passer derrière la frankée à peine debout, barre sa jambe d’une seconde coupure lorsqu’elle se redresse. Tranche encore, entre les omoplates. Prise au piège, la cible se retourne. Entaille légère en travers de cette poitrine crevée.
Les yeux de Litzy luisent d’une concentration folâtre dans la pénombre tandis qu’elle entame un ballet d’estafilades.
Face à face, âme miroir.
Alors seulement, Giovanni pénètre dans l’espace exigu, verrouille sa prise à gauche. Se faufile dans cette mêlée de couleurs de chair et d’os raclé à vif. Les cris et leurs résonances, sang tambour entre ses tempes ; L’N-GE s’oublie dans les éclaboussures des souvenirs vermeilles dans le noir compact de sa mémoire trouée, les gobe tout entier pour conjurer la peur. Sa main balaye le visage déformé de douleur à proximité, arrache au passage joue et nez couverts d’écailles, sans la moindre résistance. Gémissements. Des dents claquent. Il déborde sur un côté, permet à la cible une ouverture vers la mer, peut-être un point de fuite. Ça s’y précipite ! Mais Litzy suit, boucle le piège, arrache un morceau d’épaule. Jet tiède sur leurs figures, qui les aveugle à peine.
Danse de lames jumelles, chuintements tensifs. Leurs électrocutters vibrent, au diapason, coupent et sifflent et tranchent et chantent parmi les suppliques. Pulsions bleues et blanches – tantôt dos à dos, tantôt face à face. Rythme unique, sauvage. Le reptile humanoïde mue en créature zébrée, déchiquetée.
Je ne sais plus qui est toi et qui est moi.
L’un bascule par-dessus le poste de pilotage, bondit sur le dos de la frankée pour y planter l’acier chargé. L’autre volte encore, cherche une cheville, rate de peu. La cible se débat, gesticule tant bien que mal, offre une résistance primaire, désespérée, sursaute. Encore une passe, une esquive, le cercle se ferme autour d’elle. Une béquille fait ployer cette jambe maigre pour offrir une seconde tentative. Saisie nette cette fois-ci. L’électrocutter mord allègrement un tendon d’Achille.
D’une volte élégante, la frankée tombe à genoux. Litzy, sur la droite, verrouille et tire la tignasse. La gorge s’offre, haletante. Faisons-en un exemple ! L’N-GE semble lire ses pensées. La pointe courbée du cutter se pose sur une commissure de lèvres gercées, y brûle la chair. Giovanni se poste à gauche, en miroir.
Et le temps s’arrête.
L’un comme l’autre, le souffle court, ils capturent l’instant – savourent cette dernière vague de chimie entre leurs synapses dopées par l’exercice.
Deux ailes d’acier galvanisé fendent de part et d’autre cette bouche trop bavarde jusqu’aux oreilles. Gargouillis et bulles aux commissures d’un sourire béant, dégoutante de sang. La mâchoire inférieure se défait, comme disloquée. Tu ne baveras plus à personne. La tête bascule contre la cloison de la cabine. Une mimine aux phalanges raccourcies glisse sur le plexi, y laisse une trainée épaisse. Son cœur ne bat plus.
Les couleurs disparaissent. Leurs échos se taisent, enfin.
Giovanni accueille cette paix gracieuse, celle qui suit toujours le dernier geste, sent presque poindre une déception quelque part dans son bas ventre. Il imaginait que la chose serait différente avec un humain, si on pouvait considérer ça en tant que tel, que de le faire lui-même apporterait un sentiment d’accomplissement mais rien de tel. Rien sinon le calme de la tâche accomplie et l’agacement d’avoir salopé sa veste satinée – il la foutra dans une benne, sur le retour.
Ses yeux étrécis par l’abattage balayent la cabine, les nuées rouges sur les parois, le corps muet de cette chimère génétiquement déglinguée par quelques optimisations foireuses qui se vide lentement. Cette vie qui épouse le contour de ses chaussures, et semble fuir vers la nuit, suivant le ballotement du bateau. Encore une qui a perdu à la loterie de la transition post-humaine. Il ne comprend pas. Ne le peut. Lui, qui a été conçu à cette seule fin.
Un peu de propreté s’impose. Même si leur ADN ne serait pas considéré comme « humain » à l’analyse et que le fichier de l’Unité Européenne ne possède, sur principe à l’intimité du génome, que des clients déjà condamnés, laisser des miettes de séquences aux blousards serait une erreur de non-initié. Ça, fallait y penser avant de tout charcuter !
D’un signe de tête, il lui désigne le cadavre.
— À la baille ?
Litzy acquiesce. L’eau et ses contaminants feront le reste. Ils le transbahutent par-dessus bord, puis tranchent les amarres, poussent le raf pour le dégager du quai avant qu’il ne se fasse happer par les courants ; déjà des petits poussons mordillent les plaies.
Sur retour à la station-recharge de la moto, Giovanni savoure le silence de leur complicité, cette maille fine mais robuste qui tisse leur amitié et étire des sourires partagés. Les mots jaillissent mal gré lui :
— Écoute, Litzy ! Je m’excuse… pour la dernière fois.
Elle se retourne, volatile comme un gaz inflammable, casque sous le bras.
— Pourquoi tu t’excuses ? Tu regrettes ?
La répartie le surprend. Jamais les yeux si clairs de Litzy n’ont porté autant de lumière. Son visage est tout éclaboussé, ses mèches platine échevelées.
Elle se penche vers lui. Ses lèvres effleurent les siennes. Juste assez pour en apprécier l’acidité sucrée, presque citronnée et l’amertume du fer si caractéristique. Rien de plus. Mesquine vengeance. C’est le moment où tu ne tentes rien, pour lui montrer que tu as bien compris la leçon.
— Je…
Ses doigts d’enfant se mêlent aux siens. Tièdes et moites. Et la vie coule, y ruisselle, leur échappe.
— Laisse tomber, Gio. N’en parlons plus, okay ?
Son assurance n’est qu’un masque. Sa voix chevrote un peu. Giovanni feint de ne rien voir, enfourche la moto et la stabilise avant de l’inviter à monter. L’engin démarre et ils passent les paliers des plateformes, filent à travers les couloirs réservés, plongeurs en remontée vers les lumières saturées du centre-ville.
Litzy tremble alors, réprime un sanglot qui monte, obstrue sa gorge. Une énième fois. Giovanni sent venir la crise de larmes qui suit toujours cet étrange rituel de la mise à mort. Elle serre fort ses bras autour de lui, murmure dans le micro tandis qu’ils s’élancent sur la voie à sustention à pleine vitesse.
— Dis-moi… pourquoi ça me fait ça à chaque fois ? Pourquoi je… nous…
— C’est comme ça, c’est tout.
La voix brisée, il récite cette vieille comptine, Vitti ‘na crozza, dans cette langue qu’il n’ose plus parler, ces mots d’une terre qui parle trop peu :
Vitti na crozza supra nu cannuni,
fui curiusu e ci vosi spiari.
Idda m'arrispunniu cu gran duluri :
« Murivi senza toccu di campani ».
Ils rentrent tard, si tard que l’aube dévore la nuit lorsqu’ils arrivent chez lui. Litzy envoie un vocal à sa mère, lui signifie qu’elle ne rentre pas de la nuit. Ne t’inquiète pas. Sauf qu’Annunziata Macbeth ne s’inquiète plus depuis longtemps. Les antidépresseurs l’ont l’engloutie et ne laisse place qu’à une vague personne, un contour fondu dont l’humeur sporadique ne masque qu’à grande peine une mélancolie en nuance de gris et en perte de repères. Pas sûre qu’elle ne remarque l’absence de sa fille sinon après trois appels manqués du lycée, demain dans l’après-midi. Tard. Trop tard pour regretter. Quant au paternel, le Lieutenant des Douanes Yann Macbeth, il a comme qui dirait pris le pli depuis longtemps, borgne entre deux mondes d’explication en pointillé et de vides juridiques, même domestiques, et une bouteille de whisky pour faciliter son sommeil.
À la maison, juste la marche au ralenti d’hommes assignés à la sécurité que Giovanni salue dans les couloirs. Mamma ou plutôt Donna Maddalena opère très certainement une tournée des clubs affiliés, à moins qu’elle ne traine encore à ces interminables diners mondains qui finissent en réunion stratégique, chez les Caponi. Un calme d’absence nimbe la demeure.
Ils laissent des assiettes de pâtes vides sur la table basse du salon cosy, face à un front de mer ponctué de cargos, même à cette heure indue, puis se blottissent l’un contre l’autre entre les coussins de l’immense canapé d’angle, les doigts entremêlés encore souillés, front contre front ; s’endorment.
Dans leur sommeil, Narciso rabat les stores, débarrasse leurs couverts, calfeutre la pièce à qui ou quoi aurait l’idée de les déranger. Un geste amical signale qu’ils peuvent rester ici, que le monde n’a pas besoin d’eux. Et l’aura indigo disparait comme elle est venue – discrète, bienfaitrice, protectrice.
Les morts et leurs malédictions se tiennent en respect sans troubler ses rêves.
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