Baby,

9 minutes de lecture

IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

ROZALYN

Tango (1)

Baby, I'm a gangster too and it takes two to tango

You don't wanna dance with me, dance with me

Honey, I'm in love with you, if you don't feel the same

Boy, you don't wanna mess with me, mess with me

Why? 'Cause I'm a jealous, jealous, jealous girl

If I can't have you baby, if I can't have you baby

[Jealous, jealous, jealous girl]

If I can't have you baby, no one else in this world can

Jealous Girl, Lana Del Rey

*

* *

* *

[Midipolia, 2244]

Dans une autre vie, tu as été patiente, douce et gentille.

Le Walkyrie a arraché la moitié d’une tête de brigadier. L’onde électromagnétique fait buguer les drones en survol sur le toit. Fran, saisi d’un bref vertige, vacille. L’escouade en armure légère se débande et se replie sous la trappe ; abandonnant leur collègue dans une flaque dévorante derrière un climatiseur.

Narciso, flingue toujours tendu, observe un temps de flottement terrible avant que ses yeux ne reviennent sur Giovanni, entre les mains de lae biohacker émétique.

Une bourrasque soulève des cheveux roux en bataille. Rozalyn empoigne Skënder par le colback pour lui faire monter l’échelle la plus proche. En état de choc, l’épaule ensanglantée, le jeune homme obtempère en pilotage automatique. Tremblant et avec un bras à mobilité réduite, il attaque péniblement l’ascension vers une passerelle de maintenance donnant accès à la massive plateforme supérieure. Fran charge pompier un Giovanni à la paupière papillonnante et monte sous la couverture du Diable, dernier à suivre.

En haut, leurs têtes éraflent la voûte de métal bardée de tuyaux et de câbles. Une ouverture d’évacuation, toutes alarmes hurlantes et clignotantes du mode incendie, est déverrouillée. Cette chance n’en est pas une. Le worn qui a tout paralysé a tout gobé… La signature est évidente. Un énième détail dont elle s’occupera plus tard.

Plié en deux par la hauteur sous plafond et les contractions de son estomac, iel maugrée dans un vieux français à l’attention de Narciso. Celui-ci ne répond pas, obnubilé par la mer au relief concave. Rozalyn jette un œil en contrebas ; les six individus moins un, petits points minuscules entre les blocs colorés du quartier, ont battu en retraite. Le vol stationnaire de l’essaim confirme un shunt-down salutaire. La frilosité d’un état-major économe ne déçoit jamais.

Mais chasse est lancée, et le temps compté.

Leur seule option viable reste de traverser la plateforme pas l’intérieur, puis se fondre dans la ville médiane. Narciso semble avoir un échange télépathique avec lae biohacker.

— Je promets rien, bougonne-t-iel.

Rozalyn prend le temps d’une longue et profonde inspiration avant de plonger dans le tunnel. Ses serres s’enfoncent dans la chair moite de ses paumes. Trop de question et d’adrénaline l’embrouille. Là, elle a cette envie – ce besoin même ! – de secouer Skënder comme un prunier pour obtenir des réponses mais étouffe chaque pulsion violente en écrasant ses propres molaires les unes contre les autres. L’analyse des circonstances précises qui ont conduit à ce merdier attendra, pas l’héritier.

Elle ferme la marche, le fils de l’Albanais toujours à portée de griffe, tandis que Narciso file dans le corridor étroit et seulement éclairé par la signalétique d’urgence – ombre muette, fébrile ; désemparée. Pour la première fois, elle voit en son père de substitution un homme qui subit les évènements.

Le feu de l’action laisse place à un silence morne, une léthargie dolente dans leur progression hâtée en ces entrailles souterraines flottantes. Une vingtaine de minutes comme des heures de pénombre cahoteuse. Leur cadence précipitée se mue en piétinement d’aveugles sous les indications de lae biologiste, de plus en plus hésitant sur la direction à prendre pour rejoindre la surface sans se faire cueillir à la sortie ; l’elma ayant altéré son radar. Giovanni se vide inexorablement. Le goutte à goutte sur les dalles joue le métronome entre ses râles. L’air se charge de vapeurs caustiques, d’une tension insidieuse. Plusieurs fois, Skënder, bras en écharpe, se prend les pieds dans les raccords tubulaires non sans provoquer une injure, cette colère si difficilement contenue par le Diable. Et par extension, celle de Rozalyn. Le gosse n’a pas encore bien réalisé. Elle se temporise. Ce garçon est loin d’être stupide. Que ce flou perdure, le temps de parer au plus urgent. Pas l’énergie de lui courir après.

Pour n’importe qui d’autre, et elle s’y inclut, le Diable ne se serait pas encombré d’un blessé. Il l’aurait laissé sur place, voire achevé. Pas de témoin, pas de problème. Toutefois, Skënder ferait un bon otage et Giovanni Luciano Silenzi est le fils unique de Donna Maddalena Bianchi ; le légataire du clan du même nom. Et plus que ça, songe Rozalyn. Bien plus que ça, pour le vétéran qui a passé ses quinze dernières années à veiller sur ce con de minot. Elle-même a grandi avec cette mission chevillée au corps. Toute son existence ne tourne qu’autour de la protection du petit prince, des avantages certains qu’elle en tire autant que les responsabilités.

N-GE ou pas, un être humain ne dispose que de cinq à six litres de sang. Giovanni se désemplit du peu de couleurs qu’il lui reste, entre deux quintes. Leurs vies restent suspendues à ce faible souffle ; jusqu’à ce qu’ils émergent près d’un relais électrique, passent sous des grillages défoncés puis se retrouvent dans un quartier résidentiel d’enfilades de balcons, ces tas de lasagnes furieuses bas de gamme typiques de l’Interlope.

— Ma mémoire n’est pas si mauvaise, blague lae biohacker. Ça sent toujours aussi bon la saucisse, ici !

— La ferme, Stenn, tacle Narciso.

Iel se renfrogne. Contre ellui, la frêle poitrine de Giovanni se soulève à peine d’un sifflement erratique. Le gamin est détrempé d’un fluide noir, déjà coagulé. Des plaies béantes, quatre ou cinq orifices, peut-être plus, ont inondé un désordre de tissus souillés d’où émerge une tête d’os. Un miracle provisoire qu’il respire encore seul.

La toux sanglante s’étouffe en un murmure pénible. Le Diable flotte dans l’expectative, passe une main sur son crâne, une fois, puis deux, cherche une solution dans les empilements de façades alentours. Elle-même hésite. Appeler les services de secours pour un blessé par balle équivaut à rameuter une escorte policière. Sous-traiter via des paramédics conduirait à un signalement de mineur une fois à l’hosto. Dans tous les cas, impossible de gruger l’identification vocale des enregistrements sans matériel. Le jeter devant les urgences prendrait trop de temps, et quand bien même, une clinique privée se ferait une joie d’inspecter de trop près un authentique N-GE. Raison pour laquelle le gamin avait toujours été soigné, pour de la bobologie sinon des mauvais coups, au G2NOS Lab, à l’autre bout de la ville…

Lae scientifique coupe court à leurs tergiversations, presque mielleuse :

— Y’a bien un charcutier ou deux, dans le coin ⸮

Skënder tente un pas glissé sur le côté. Rozalyn le chope la peau du cou. Couinement bref superbement ignoré par tous. Le Diable consulte son auxiliaire définitivement décédé, lève le nez, se repère et après une dizaine de secondes réflexives intenses, s’engage dans une traverse jonchée de détritus. Une main autour de cette nuque fragile, l’autre sur la blessure du jeune homme, Rozalyn suit Fran qui a déjà emboité le pas. Le quartier semble étrangement désert à cette heure, mais ils prennent soin d’éviter les allées fréquentées, et ne croisant que des augmentés ou des frankés shootés et affalés dans les recoins enténébrés. Enfin, ils parviennent à un antique shop de customs et d’injection.

La juvénile biomécano a le bon goût de ne même pas paraître surprise lorsque Narciso la menace de son Walkyrie ; et l’intelligence de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un braquage à la silhouette fantomatique du petit prince.

— J’veux pas d’emmerdes, se résigne-t-elle. Voyez ça avec la chir en cheffe.

Un segment affreusement long d’une sorte de main aranéide désigne un comptoir crasseux et bordélique de bras, jambes et autres prothèses.

— Y’a pas de raison.

Rozalyn sourit, agressive. Sa marque d’appartenance à la Stidda s’agite sous un nez taché de lubrifiant bleuté. Verrouillant sa prise sur la blessure de Skënder, qui geint, elle entre la première.

— Par la Mère Non-Née ! Vous êtes…

Une pile de membres s’écroule dans un fracas épouvantable. À la vue des deux N-GE, la gérante bée puis se signe comme face au messie. Vite, l’intérieur déjà embarrassé l’est encore plus.

— Bonjour doctoresse. On peut utiliser votre tente aseptique et votre mario ?

Elle se prosterne aux pieds de lae biohacker incrédule et d’une biomécano témoin à rebours d’une apparition. Fran lance un regard qui se passe de sous-titre au Diable, mais réplique avec un brin de contenance :

— C’est trop aimable ! La cuve est libre ? Vous prenez la main ?

— Il n’est pas question que…argue Narciso.

De dos, lae Doctor est glacial :

— Petit diable, écoute-moi bien. Un, il y a ici suffisamment de mains expertes pour se passer des tiennes. Deux, ce labo est large comme le putain de placard centenaire dans lequel tu t’enfermes. Trois, le gamin a besoin d’une transfusion et tu n’es pas compatible. Quatre, on ne fera pas plus… hum ? Discret. Et je ne commenterai pas tes goûts musicaux pour une work’playlist. En bref tu m’encombres, donc dégages. (Switch de tonalité :) S’il te plaît.

Iel disparaît derrière un pan de toile jaune translucide, suivi de la dévote et de son apprentie.

— Tu peux essayer de gagner du temps mais tu me la feras pas à l’envers, Frank. Je te livrerais à Maddalena par la peau du cul s’il le faut !

Derrière la bâche, un rire électronique, puis une voix suave :

— Narcisse, mon cher et tendre, tu es toujours si professionnel… Si tu joues à ça, toi et moi savons qui va perdre.

Il étouffe un juron. Rozalyn fait barrage pour intercepter une bagarre n’ayant pas lieu d’être. La seule chose sur laquelle elle a l’impression d’avoir encore une prise. Les chamailleries s’étaient entamées dès que le Diable eût franchi la porte de l’appartement de la Mèche, et n’avait pas même cessé sous la mitraille.

En arrière, Skënder se tord les doigts d’angoisse, jette un œil par-dessus son épaule, direction la porte coulissante. Pas question de le perdre de vue, celui-là ! Narciso réagit, bloque la sortie. Elle bondit. Les griffes jaillissent et se plantent dans la veine de ce cou délicat, y déversent instantanément le poison. L’otage a un sursaut. Sa pupille se dilate tandis qu’il s’effondre comme une poupée de chiffon.

— Garde-le-moi au chaud, je m’en occupe après, lance nonchalamment lae biohacker.

Rozalyn ferme la boutique. Ça s’active en salle d’opération. La marionnette grince. Des ombres tentaculaires se déploient sur le rideau aseptique.

— Dites, vous auriez pas un snack ou deux ?

— T-Tout de suite. Formol, va !

La biomécano en blouse jetable froissée s’extrait pour fouiller sous le comptoir, puis repart avec une boite de biscuits entre ses pattes. Rozalyn préfère ne pas demander si tout est vraiment stérile. Si c’était une bonne décision. Non, depuis notre départ à pied du village, aucune ne l’était.

— Vraiment sympas vos greffes. Scopules rétractables ?

Bégaiements en guise de réponse.

— Chut, pas bouger, Luciano. Bien. Ciseau. Formol, comme… Merci beaucoup. C’est vintage et mignon ce surnom. Non pas la poche de CSS, je me prélève. Combien ?

— Deux ? hésite la chirurgienne.

— Trois, si vous avez…

— À gauche, troisième tiroir.

Siffle un laser hémostatique dont elle croit sentir l’odeur de brûlé.

— Magnifique.

Sachets stériles qu’on déchire, succession d’ordres et de politesses de blouses blanches, bruissements feutrés de l’automate dont Rozalyn imagine les immenses et multiples pattes pilotées s’agiter selon une chorégraphie abominablement pointue, interminable attente entrecoupée de jargon, puis :

— Dis, Narcisse ?

— Quoi putain, Frank ? s’étrangle le Diable.

— K, pas Fran. Va falloir que tu nous expliques deux-trois trucs. Pas que j’aime pas mon nouveau fanclub Atréides mais… Non vraiment, c’est adorable. Holstead, 13. Ah, la saloperie ! Compressez. Euh… On en parle tout à l’heure, d’accord ?

Rozalyn s’est rabattue dans un coin, bras croisée sur sa poitrine. Ses cicatrices la démangent avec la transpiration. Elle calcule sur ses ongles d’acier nanostriolés. Fran, K, Stenn… perd le compte et finit par ne plus y tenir :

— Pas tout seul dans sa tête, donc.

— C’est compliqué, souffle-t-il.

À leurs pieds, Skënder somnole en bavant. Ça en est aussi cocasse que navrant. Harponnant le plafond d’un regard impuissant, Narciso finit par choir sur une caisse et plonger la tête entre ses mains. Cette mission est un putain de désastre… Sa fille adoptive aimerait lui confier un million de choses. Toutes les questions en suspens, les vides et les manques, ce sabotage, mais ce silence suffit. Pour l’instant.

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