Catafalques que nous saluons trop bas ;
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
JABEZ
Envoleur (1)
Et pourtant Ils tombent,
Cette chair optimisée, raffinée, triple zéro, pure et brutale,
Dans leurs incompressibles placentas de rouille,
Ces geôles aux veines oxydées, aquariums de formaldéhyde,
Catafalques que nous saluons trop bas ;
Mes complices envoleurs, les Corps Rompus !
Louanges aux Corps Rompus (3), par V2Rln XxiI
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[Midipolia, 2244 ]
Un héros, ça meurt pour la cause.
— J’aurais dû être là-bas.
— Et tu serais mort exactement pareil, lui a rétorqué Elia.
Trois jours ; c’est le temps qu’il lui a fallu pour avoir les couilles de descendre à la morgue après avoir – enfin – réussi à dormir avec un somnifère. Trois putains de jours à balancer entre haine et reconnaissance envers cet ange gardien qui a décidé que ce ne serait pas son heure parce qu’il avait pris sa journée pour aller au labo-couveuse ; trois putains de jours de merde à superposer les images de son futur bébé dans sa toute petite cuve avec celles des blessés, dans leur cocon médical, après l’ouverture des hostilités entre la Stidda et la Bratva.
Depuis ça n’arrête pas. On les ramasse les uns après les autres, des soldats des clans, des victimes collatérales liées de près ou de loin à leur tambouille de trafics, des brigadiers dépassés par le nombre parce qu’appelés au mauvais endroit. Consigne, et pas ordre (la nuance fait tout) a finalement été donnée de ne pas se rendre immédiatement sur les lieux, de ne pas s’engager, sinon pour protéger les civils éventuels – encore un élément de langage subtil. Qu’ils se tuent entre eux, voilà. Et on comptera les points à la fin du jeu. Restons dans le canapé et faisons l’arbitre endimanché qui avale son sifflet.
Des fantômes en blouse hantent les entrailles blanchies du département Scientifique de la Centrale. De longs couloirs aux portes vitrées s’étirent et étouffent des échos de plaintes, des pleurs ravalés. Proches, collègues, amis, famille, la douleur ne porte pas la couleur de l’uniforme ni même d’emblème sur un brassard. Des brigadiers y trainent encore malgré l’heure avancée de la matinée. Leur mépris palpable passe sur des mères éplorées, des sœurs désabusées, autant de petits frères emplis de colère, et toujours trop de adolescents, pas encore hommes, qui portent déjà sur leurs lèvres pincées le poison de la vengeance. La des statistiques. L’organisation est savante : il faut veiller à ce que les parties adverses ne se croisent pas pour ne pas ajouter de corps à la pile et saturer encore plus les automates.
Jabez regarde droit devant lui pour les laisser se fondre dans le flou périphérique, vision tunnel du lapin qui s’enfuit. Le deuil se fait viscéral entre les tubes et les étiquettes, derrière les masques jetables et les visières, sous les plafonniers qui ont la clarté des choses définitives et le contraste des décisions difficiles. Le froid ambiant a quelque chose d’anesthésiant ; il brûle la sueur sur la nuque de Jabez avec délice.
Il n’a plus la force d’oublier d’être con. Il n’a pas osé consulter combien de code [Triple-6] sont ici, derrière les lourds battants de métal, aux bons soin des marionnettes et de leurs techniciens, pour combien qui se bagarrent encore en cuve de réanimation. Trop, beaucoup trop. Il a même esquivé la minute de silence tout à l’heure. Cette hypocrisie en grande pompe des Brigades qui se souviennent qu’elles sont toutes de la même famille quand ça chie sérieusement, pour se bouffer les foies le lendemain. Et oublier les détails compromettants.
Oublie ça, se répète-t-il. Oublie ça et passe à la suite. Tu as encore beaucoup de travail, une piste prometteuse avec ton pilote du Run.
On a retrouvé du sang au quartier de la Mèche, beaucoup, dont un prélèvement sur le toit avec un ADN concordant avec celui retrouvé dans la Grey-Fasty R18 Toujours les mêmes. Midipolia adore le comique de répétition.
Sa haine échafaude des hypothèses délétères, des perspectives qui ont l’aigreur d’une profonde trahison. Les vidéos des interventions ne sont pas exploitables et donc non consultables sans autorisation hiérarchique – qu’on lui a refusé pour interférence personnelle. Est-il surpris ? Absurde rhétorique.
Tu l’as toujours su mais tu n’as jamais voulu voir. Tu es complice, comme eux.
Jabez entre dans la salle n°4, comme convenu dans l’échange de mail de la veille. Le morgueux l’attend devant le frigo déjà ouvert. La congélation a peint son masque terne et pâle sur la moitié du visage restant d’Aboubakar ; l’autre est un cratère béant. Jabez a beau avoir l’habitude, voir son adjoint sur la table lui file la nausée. La paupière survivante (cette ironie !) s’entre-ouvre sur un œil opaque. Les lèvres se sont retractées sur des dents éclatées, d’où pend une langue ; un bout de scalp collé noirci de sang est posé juste à côté d’une oreille étonnement conservée, toujours avec l’émetteur d’intervention dessus ; le reste n’est que charpie pour le puzzle du légiste. Le drap, brunâtre et rigide d’avoir bu de la cervelle, est descendu jusqu’à la taille. Le cadavre est toujours vêtu de son uniforme en attendant sa dissection.
— J’te l’ai pas dit mais, c’est probablement de l’elma. Ça a zouké l’e-ssaim autour, aussi.
Jabez ne dit pas : Tu me l’as pas dit, et maintenant je ne vais plus pouvoir faire comme si je ne savais pas. Il répond plutôt :
— Merci.
Le doigt de Jabez tremble pour valider l’identification. Le lieutenant souhaite éviter ça à la famille. Faire pénitence, peut-être. Une idée aussi ridicule qu’inutile, il le sait.
Avant que le légiste ne renvoie le drap roide de sang et pousse le plateau dans l’énorme frigo, Jabez zippe la veste d’Aboubakar jusqu’en haut comme il peut. Il fait de même avec la sienne en sortant. Le frisson de la morgue lui fait l’effet d’un séisme entre ses vertèbres. Il traîne ses pieds sur le chemin du retour, fait le grand tour avant de poser son cul sur les marches en pierre de lave du parvis de la Centrale. Ah, c’est sûr que ça a de la gueule de l’extérieur. Un regard en bas et on pourrait avoir l’impression d’être le roi de la ville – ou l’idée à la con de se jeter dans le vide. Ce que personne n’a jamais encore fait, à ce qu’il sait ; ce qui l’a toujours surpris, d’ailleurs.
En touillant son café froid, qu’il a pris et promené durant son détour, il rumine. Il aurait préféré ne pas savoir.
Les elmas sont des jouets de militaires ; des trucs extrêmement rares et chers sur le marché noir. D’autant plus que Midipolia étant sous protectorat de l’Unité Fédérale Européenne, la circulation de fer y est fortement contrôlée ; à l’exception de quelques règlements de comptes à l’arme de guerre, on ne peut pas dire que c’est le Nouveau-Mexique ou la Confédération avec ses milices en parade de blindés tous les jours. Au contraire, la plupart des clans régulent eux-mêmes fortement l’artillerie dans les quartiers les plus chauds, moins y’a de sang et plus les affaires sont pérennes. La bonne vieille stratégie de la désescalade.
Aussi, la balistique ne donnera rien, Jabez s’y résigne. Dans le système d’éjection électromagnétique, la munition n’a aucun contact avec ce que l’on assimile au canon. Autant dire que les types qui en possèdent un se le gardent précieusement. Pas besoin de consulter le Fichier pour déterrer les affaires froides liées de près ou de loin au crime organisé – cette créature visqueuse qui se fout dans tous les recoins humides de cette foutue cité.
Tout ça pour dire que l’autopsie n’est pas prioritaire. En bref, les proches peuvent attendre pour accorder les rites à leur défunt. Jabez expliquera ça à la mère d’Aboubakar tout à l’heure, avec des termes bien policés. C’est son devoir. En tant que supérieur hiérarchique, il ravalera son fiel et épanchera les reproches.
— Condoléances, Jabez !
La main sur son épaule le fait sursauter. Il lève la tête vers une clique de Douaniers menée par la verrue en chef : le lieutenant Macbeth au large sourire satisfait.
— Espèce d’enculé, comment tu…
La rage l’empêche de prononcer le reste. Son café est parti en l’air. À ça du front du Douanier, Jabez fulmine. Il s’imagine déjà inaugurer le compteur des passés par-dessus bord.
— Eh, c’était juste la politesse. T’en veux pas ? Va te faire foutre, Jabez. Toi et tous les abrutis qui t’accompagnent. Vous voulez pas comprendre, ça sera tant pis pour vous !
Le Douanier le repousse violemment. Déjà, Jabez a crispé le poing mais il refuse d’être le premier à frapper.
— Comprendre quoi ? assène une voix derrière lui. Soyez serviable, lieutenant Yann Macbeth, et retournez dans les pieds de votre patronne avant de vous faire vraiment mal. C’est juste dommage que votre copain Volpino ait pris un peu d’avance. On verra si vous ferez toujours partie de la famille quand viendra votre tour.
— Ouais, c’est ça. Chacun son tour, commissaire, siffle Macbeth en prenant bien le temps d’articuler le dernier mot.
Ils s’en vont.
Jabez lui fait un doigt, puis réalise à qui il doit le sauvetage de sa carrière. Un ange passe, peut-être le même qui lui a sauvé la vie l’avant-veille. Le lieutenant compte les palmes sur les épaulettes et lit le nom brodé sur la poitrine du polo d’officiel. Le visage du commissaire Sylvester Attila se contracte, gueule noire et sévère. Jamais les dreadlocks n’ont aussi bien porté leur nom.
— Vous êtes le lieutenant Jabez Serein ?
Jabez n’a pas envie de discutailler comme avec ces enculés d’inspecteurs généraux qui ont sous-entendu la veille qu’il savait pour avoir posé son congé précisément ce jour-là. Il rétorque :
— Si c’est pour encore me casser les couilles, allez vous faire foutre.
— Mmm, pas vraiment. Je cherche plutôt des casses-couilles dans votre genre.
L’envie de disparaître dispute celle de plonger la tête la première.
— Pour ?
— Remuer de la merde, mais le projet épèle « anti-corruption ». Ça passe mieux pour la politique, voyez.
Cette blague !
— Qui vous dit que je ne suis pas ripoux ? L’IG me renifle le cul.
— La recommandation d’un ami commun pour la sodomie. Notre cher collègue Yann Macbeth a l’œil pour repérer les réfractaires aux « paillettes ». C’est comme ça qu’on dit, non ? Puis…
Le commissaire zippe son propre col jusqu’en haut ;
— Aboubakar vous a chaudement recommandé. Il n’a pas tari d’éloges sur vous.
— C’est-à-dire ?
Jabez n’y croit pas. Ce gamin était tout juste sorti de l’école. Et quels genres de compliments mérite-t-il, lui ? Il revoit le jeune adjoint : aucunes erreurs sur les procédures, très à cheval dessus même, mais en y réfléchissant bien, le gamin savait ce qu’il faisait. Il avait une certaine expérience du terrain, disons-le. L’épisode du garage, par exemple. Oh il s’est fait voir en beauté ! Le Commissaire entonne :
— Vous êtes un chevalier noir, Jabez. J’ai entendu des histoires sur vous. Vous n’êtes pas des leurs.
— Regardez mieux.
Le commissaire rit.
— Je le sais parce qu’un de mes gars aux Douanes a vu votre portrait dans leurs chiottes.
— Un de vos… Attendez, là. De quoi on parle ?
— De vous. De combien vous êtes un mauvais flic. Si vous avez quitté votre ancienne équipe, c’est pas parce qu’on a offert une belle promotion, mais parce que vous avez collé au mur des parents maltraitants envers une Artificielle préfigurée pour la plongée. Mais comme vous étiez jeune, que vos états de services étaient exemplaires, et ces gens sont des connards, disons-le franchement, votre sup’ a passé l’éponge et on vous a transféré dans une équipe où vous pouviez vous permettre de secouer des enfoirés sans que ça froisse. C’est pas vrai, Jabez ?
On lui a fait comprendre que ce serait la seconde et dernière des chances. Sa progression a gelé et Elia lui en a voulu, peut-être même qu’elle lui en veut encore. Jabez n’a plus fait le héros depuis. Il a bien retenu la leçon.
— Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?
— La même chose que vous : que ça change.
Jabez reste interdit.
— J’ai un client sérieux qui a très envie de se mettre à table. Sauf que je ne peux pas l’inviter à la maison parce que je sais qu’il n’y arrivera jamais vivant, et je ne peux pas me déplacer en personne (il tapote ses galons sur ses épaules), vous comprenez ? J’ai pensé que ça vous intéresserait, il était à la Mèche quand c’est parti en vrille.
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