Mes complices envoleurs,
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
JABEZ
Envoleur (2)
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En étant tout à fait honnête, Jabez ne dit pas oui juste pour les beaux yeux du commissaire épris de Justice – avec la majuscule comme dans les belles et tragiques histoires d’Amour. Non, il dit oui parce qu’il lui promet 100 points supplémentaires par an et 100 de plus par arrestation de poissons gras, sans plafond annuel. Le calcul est express. À cette allure, Jabez serait capitaine d’ici cinq ans maximum. Un coup de pied au cul inespéré à sa carrière en stand-by ! Les formulaires de bascule de service ne seraient pas un problème. On s’en occupera plus tard et topons-là. Jabez n’a jamais été très contrariant sur l’administratif.
Pour gagner son après-midi, il la joue mentor en deuil et le commandant avale sans moufter. Personne viendra le sonner avant demain. Le commissaire Attila propose de se charger en personne de la famille d’Aboubakar. Aussi, Jabez accepte avec soulagement et reconnaissance. Les palmes ont toujours un petit effet réconfortant. Quelques instructions plus tard, il fait un détour aux vestiaires pour repasser une tenue civile par-dessus une armure plus légère, se prend un sandwich à la machine avec deux autres cafés, deux longs américains avec trop de glaçons, puis attend sur la plateforme son carrosse avec un million de questions à propos du prince charmant qu’il doit interroger. Le lieutenant Ferran vous dira tout ce dont vous avez besoin de savoir.
C’est là que ça commence à chier de travers. Jabez s’installe dans l’aéro banalisée. Ça fait un bail que j’ai pas été passager. L’échange de politesses reste règlementaire entre lieutenants. Jabez offre le second café, récolte un froncement de sourcils comme seul merci, et n’a pas le temps de croquer un bout dans son encas que le regard désapprobateur de son nouveau binôme le braque, toute amabilité, même professionnelle, disparue.
Le pilotage se passe de commentaire. Xavi Ferran était déjà un con à l’école, maintenant c’est un con d’escargot maniaque de la propreté – le comble pour un membre de l’Anti-Drogue. Pas moyen d’ouvrir la bouche pour en placer une sans que Xavi lorgne de travers les potentielles miettes qui pourraient s’en échapper. Pour faire bonne mesure, Jabez a déplié l’emballage sur ses genoux en faisant bien gaffe et mâchouille son sandwich au goût curry cendreux – vite, pour achever la bestiole. Le poulet synthé c’est vraiment dégueulasse. C’est pas à la vitesse où ils vont qu’il risque de renverser quoi que ce soit mais bon, autant essayer la bonne intelligence dès le premier jour…
Pendant les affabilités sur comment vont les conjoints, les enfants et toutes ces conneries où l’on se rend compte qu’on a vraiment le temps de rien avec ce boulot épuisant, Xavi s’engage sur le Cercle et finit par y venir :
— Abou, c’était un bon gars.
— Les gens morts sont toujours des gens bien, renvoie Jabez en essuyant ses mains.
Xavi hausse les épaules. On dirait un robot gonflable. Comme la plupart des membres de l’Anti-Drogue qui descendent sur le terrain, il porte un ensemble sport capuche large sur son armure légère. Les choufes les appellent les ballons, vu qu’ils ont quand même tendance à crever souvent.
— Y’avait un gars à nous quand ça a déconné en bas. Kóstas, tu connais ?
Jabez imprime ce « nous » protéiforme. Cette nouvelle Brigade commence déjà à danser la tarentelle avec des éléments de langage qu’il n’aime pas. Du tout.
— Tout le monde connait Kóstas. C’est une tête de con.
Ancien militaire et aujourd’hui terreur des quais. Le seul enfoiré qui cogne les dockers, leurs copains stiddari et même ses propres collègues douaniers. Pas un ami à Macbeth, ça. Par quelque acte nécromant – ça ne pouvait être que ça –, personne ne lui avait encore pété les jambes pour le calmer. Pour ça, Jabez éprouve un peu de respect. Enfin, autant qu’on peut en avoir pour ce genre d’animal enragé.
— Tout le monde l’est pour toi. Paix à son âme, sauf ce gosse !
— Abou rêvait de vous rejoindre et il a été exaucé. Maintenant, il est au paradis des incorruptibles, génial non ? Et je demande pas ce qu’il pouvait bien foutre avec vous à la Mèche. Parce que ça va pas me plaire.
— Eh, arrête. C’est bon. Il voulait t’expliquer, en plus. Putain ! maintenant, je comprends mieux pourquoi il tournait autour… Bref, ça avait rapport avec ton pilote. Vous l’avez mis sur écoute. Nous, on draguait côté Sanctu depuis un moment, sur l’ox notamment. Puis vous avez ramassé cette frankée et ça a pas loupé.
Jabez s’agace qu’on lui repasse l’histoire. Il voit encore ce sourire fendu d’une oreille à l’autre sur ce visage écaillé et boursouflé. Rien à foutre des miettes, il croise les bras et tape du talon. Xavi le zieute en biais, souffle d’agacement, puis reprend :
— On s’est un peu incrusté, voilà... Ça faisait un moment qu’on était sur Pavel Zorine. Il baise à tous les râteliers celui-là. On avait quelqu’un, chez lui. On savait qu’il préparait une réception et on a voulu en être puisque, lui, y serait en personne.
Le bon vieux flagrant délit. Jabez veut parler mais la boucle aussitôt. Certes, l’occasion était superbe, ça explique pourquoi la hiérarchie lui a dit de s’assoir, lui. De rester focus sur le pilote. Pour pas gêner les collègues et protéger la couverture. Mais toutes ces manigances commencent à sérieusement le gonfler. Il pense aux points au fait qu’il ne peut pas tout envoyer en l’air en plein milieu du Cercle comme un gamin capricieux une heure après avoir dit oui. Hors de question qu’on le dépose au bord de la voie. Maintenant qu’il est dedans, il y reste jusqu’au bout.
— La version courte, s’impatiente-t-il. Abou foutait quoi avec Kóstas ?
Xavi a encore un regard vers l’emballage aux pieds de Jabez. Il n’a pas touché le café. C’est le genre à boire du chai latte avec du lait animal.
— On est intervenu pour exfiltrer notre agent. On a formé deux groupes. Une partie en récup, l’autre avec Kostas et Abou en poursuite. Sur le toit, certains ont tenté de s’échapper par les passerelles de maintenance et y’a eu échanges de tirs. Abou était en première ligne et…
— C’est bien son genre.
— Ouais…
Silence dans l’habitacle. Jabez voit les tours à voilette blanchâtres se dessiner derrière le quartier des Affaires et ses hologrammes envahissants. Le secteur ouest est le plus sympa de la cité à bien des égards. Xavi consent finalement à toucher le café du bout des lèvres.
— Kóstas n’arrête pas de jurer ses grands dieux qu’il reconnait le type à l’elma, grimace-t-il. Ça a zouké les drones, je sais pas si tu sais.
Si, il sait. La Brigade forme un ramassis de baveuses et les légistes ne font pas exception. C’est le grand service aujourd’hui, tout le monde se met à table. Xavi continue :
— Pour lui, y’a que les vieux Walkyries qui font ça.
Autant dire, une liste de gens inapprochables. Et démerde-toi avec l’intuition d’un furieux. Jabez a envie d’être mesquin :
— Et toi t’étais où ?
— À l’arrière en coordination.
— Comme par hasard…
— Eh ! Je te demande, moi, où tu étais pendant que ça a mal viré ?
Jabez se tait et affiche une moue un peu coupable, mais juste pour la forme. Je t’emmerde mais restons cordiaux. Premier jour, bordel. Premier jour.
— Bref. Après ça, on a ramassé et compté les morts : cinq. L’identification à cracher des noms de russkiy de seconde zone et… d’Alfio Bunocci.
Jabez tique. Ça fait un paquet de cadavres. Le mauvais mélange explique la méchante fiesta.
— Le gros de la Stidda ?
— Celui-là même. Mais y’a des absents : Pavel et ton pilote ont laissé des traces mais se sont enfuis. On les cherche encore... Et Bunocci n’est pas venu tout seul, tu t’en doutes. C’est pas les empreintes de dockers qui manquent, d’ailleurs. On suppose que le tireur était parmi eux. Mais avant ça, nos amis Russes ont aligné l’un des leurs sur le toit. On a pas retrouvé le corps mais y’avait un paquet de sang. Le Fichier nous a carrément envoyé nous faire foutre et la demande de consultation exceptionnelle tourne encore. Celui-là est pas humain, tu captes ?
L’absence d’information en est une à part entière. Jabez aligne les points illico. Midipolia est coulante sur la circulation des N-GE et de leurs copycats ; elle a ratifié la convention All Human. En pratique, quand ça promène dans la nature, c’est pas leur problème mais celui du service de la régulation génétique, qui fricote avec l’Armée Unitaire et Europol et toute la soupe d’acronymes fédérale. Alors quand ça bave, et qu’on tombe sur une séquence à brevet militaire, l’ordinateur sonne. Un type ou une nana avec une chemisette impeccable descend de sa tour d’ivoire ministérielle continentale, prend un hélico affrété rien que pour ellui et vient expliquer qu’il n’y a pas que des solutions, les leurs bien entendues, et que c’est pas le boulot qui manque, n’est-ce pas ? Bonne journée, lieutenant. Simple.
— Le rapport ?
— À l’intérieur c’était déjà un carnage avant qu’on débarque. Le plus intéressant c’est que le sang de ce… spécimen, sur le toit, matche avec des prélèvements dans les escaliers. Ça a charcuté à l’électrocuter. Ça te rappelle rien ?
Cette fois-ci Jabez a les oreilles en pointe. Midipolia, onze millions d’habitants, est parfois ridiculement petite.
— T’es en train de me dire qu’on a un nouveau sicaire avec un jouet signature.
— C’est pas beau, ça ?
Xavi a l’air ravi. Non, ça ne l’est pas. Ça veut dire que la Stidda aiguise ses couteaux pour faire des exemples et qu’on est qu’au début de la partie. Pleins d’affaires irrésolues qui vont miner les statistiques. Comme si y’avait pas assez de boulot avec la première passe d’armes. Jabez rumine. L’incident de la Mèche a rameuté trop de monde avec trop de flingues pour n’être qu’un hasard. Une transaction a du mal tourné. Un genre d’embuscade, avec quelqu’un qui voulait pas partager. Classique, mais pourquoi pas. La loyauté a toujours été à géométrie variable. Si l’AD était dessus, c’est qu’il y avait de la came quelque part. Et si on exfiltre un agent, c’est que c’est gros. Jabez imagine que son client du jour est un indic retourné, ou un opportuniste de la dernière minute. Dans tous les cas, s’il vend ses copains, et qu’on les colle à la glace pour un moment, Abou pourra avoir un semblant de justice. Tant est que cela existe encore.
— Dis-moi, le truc à réceptionner, c’était quoi ?
— Qui. C’était qui.
Jabez s’irrite. Tout son château de carte s’effondre. Xavi poursuit :
— Si je te le dis, tu me croiras pas.
— Je suis plus à ça près…
Xavi ménage un suspens horripilant :
— Wollstonecraft en personne ! Enfin, c’est ce que m’a dit Kina. Elle y croit un peu trop. Tu comprendras quand tu la verras.
Jabez ne la remet pas. Il sait néanmoins que les infiltrés mutent pour se fondre dans leur nouveau milieu. La barrière est poreuse. Il n’est pas rare, pour pas dire courant, que les agents en profitent un peu. Passer de l’autre côté ouvre de nouvelles perspectives. Jabez s’est toujours demandé si l’on pouvait vraiment devenir amis avec ces gens-là. Il a refusé cette opportunités en début de carrière. La peur de glisser. L’appel du vide. Il s’est taillé la conviction que les gangsters ratés font les meilleurs flics, mais à quel prix ?
Enfin, toute cette histoire vire complotisme sévère. Qu’est-ce que l’AD peut en avoir à foutre d’un biohacker ? Et qu’est-ce que son pilote a à voir avec ça ? Incompréhensible.
— Ce mec est mort, balise Jabez. Depuis longtemps.
— T’as pas vu le film ? Bon, faut croire que non. Dans tous les cas, on sait pas où il est passé. Ni si c’était vraiment lui.
— La Régul’ et l’AU vont pas tarder à débarquer, si c’est pas déjà fait.
— Bien sûr. On leur laisse, ça fait partie des arrangements. Nous ce qu’on veut, c’est la bande à Pavel. Ou la Stidda. Ou les deux. On fera pas la fine bouche. Eux, ils récupéreront leurs merdes et ça ira très bien. Ça débarrasse dans tous les cas.
T’es en train de me dire que le Commissaire s’est acoquiné avec l’Armée ? Pourquoi pas, après tout plus on est de fous et plus on rit. Si Sylvester veut se donner les moyens de ses ambitions, il va avoir besoin d’un peu plus que des uniformes trop bien repassés des Brigades midipoliennes pour secouer le prunier.
— Et mon client du jour, c’est qui ?
Cet enfoiré de Xavi savoure son petit suspens.
— Je te laisse la surprise. Tu vas aimer. Comme ils font ça en famille, on lui a promis qu’on oublierait son fiston s’il déballait. Mais il refuse de nous parler.
— De te parler, pique Jabez avec une certaine satisfaction.
— Si tu veux… (il repère une place de stationnement). Il dit qu’on comprendrait pas. Sylvester a pas voulu que j’insiste. Et Kóstas ne peut pas lui fracasser le crâne contre le mur, vu qu’il ne sait faire que ça.
— Et Kina ?
— Conflit d’intérêts. L’agent de la Régul’, c’est elle.
— Ah.
Jabez reste perplexe. Merveilleux.
Xavi s’accroche, après deux manœuvres maladroites, à une passerelle typique de l’ouest midipolien. Jabez sort le premier pour inspirer une grande bouffée d’air filtré et parfumé au tilleul et aux agrumes. Les ponts piétons forment des arches au-dessus des coulées d’eau de mer qui ruissellent vers les niveaux inférieurs en rideau de lumière bleue. Aucune merde d’aucun animal mutant ne souille les allées en dalles de pierre bistre, et même les robots de maintenance affiches des smiley sur l’écran qui leur sert de tête, vu qu’ici personne ne s’amuse à leur tagguer la gueule pour les aveugler. Seules les bouches colorées rappellent les fonctions des conteneurs à recyclage, fondus dans les façades minérales. Des oliviers noueux ombragent des bancs et bordent les pistes accélératives et celles des livraisons automatisées bien à l’écart. En contre bas, des bateaux sont amarrés et dodelinent au gré d’une brise légère et salée qui soulève des feuillages d’oranger et de citronniers fleuris à l’année sous atmosphère protectrice.
Voilà tout ce quart de la ville dont on entend jamais parler. La population qui s’y promène est relativement aisée, sensibilisée aux problématiques d’éco-société, souvent partisane de l’Osmose et des libertés génétiques, de l’autodétermination individuelle, tant que la ménagerie et les cordes de piano greffées ne débordent pas sur leur impeccable perron. Ils sont bien entendus ouverts à toutes les spiritualités nouvelles comme traditionnelles, malgré quelques Authentiques qu’on n’entend qu’aux élections, en témoignent les petites pancartes signalant temples, mosquée, églises et. Leurs enfants reçoivent une éducation équilibrée avec moitié d’enseignants humains et moitié d’IA « bienveillantes » comme ils aiment à se le répéter.
Exactement le genre d’endroit dans lequel Jabez voudrait investir tout en sachant qu’il n’en aurait pas les moyens avant sa retraite. Avoir un balcon aéré et lumineux, un filet de mer à travers la fenêtre de la chambre et un jardin communautaire dans lequel les gosses du quartier peuvent jouer en toute sécurité, étanche mais ouvert sur le monde parfait qu’aiment imaginer leurs parents et prônant des valeurs comme l’entraide des générations ou la complémentarité des genres, de tous les genres. Un rêve tout lisse, doucereusement confortable avec régulation climatique permanente.
La trogne basanée de Xavi est pas ravie d’être arrivée. Les senteurs d’agrumes lui chatouillent sa truffe de l’AD. Pire, il a un truc en travers et finit par cracher :
— J’arrive pas à comprendre pourquoi c’est toi qu’on envoie.
— Moi non plus, souffle Jabez.
Ça fait tellement longtemps qu’il n’est pas venu dans une zone aussi haute qu’autant de luminosité naturelle et d’écume l’éblouissent. Sa visière lui manque. Il se sent nu, sans son armure d’intervention, et sent les regards des passants sur son arme, malgré le rabat de la veste. Comme s’il était venu troubler la quiétude de l’endroit. C’est vrai, se dit-il. Je suis venu shooter dans ce château de verre qu’a érigé la Stidda pour blanchir son argent.
Xavi est en train d’essuyer les miettes de sa banquette. Il marmonne :
— Essayons de faire ça propre, tu veux bien ?
— Rien n’est jamais propre avec des gars comme Kóstas, ricane Jabez. Vous en avez d’autres ? Le commissaire va en faire un élevage ? Arrête de me baver tes conneries. On va rien faire proprement. Surtout pas avec l’AU. C’est fini, ça.
— Peut-être. Ou pas. Mais pose-toi la question du pourquoi on t’as mis dedans.
— Pas pour faire du propre.
— Tu fais chier, Jabez. Tu fais vraiment chier à faire ta tête de con. Essayons quand même, d’accord ? Essayons, merde.
Oui, essayons de finir cette première journée sans nous agripper. Essayons de préparer un interrogatoire avec un gars dont tu n’as rien voulu me dire parce que ça te fend qu’on puisse faire mieux que toi.
Kóstas les attend sur un banc. Même en civil, tout guindé qu’il est, on ne voit que ses larges mains dans ses gants coqués au bout de larges bras dopés aux injections, le tout monté sur un châssis légèrement bedonnant maintenant qu’il se nourrit de sandwichs avalés sur le pouce. Le douanier galeux les salue à peine d’un hochement de tête et n’attend pas qu’ils arrivent à son niveau pour se lever et les conduire à une résidence sympathique de la même tiédeur artificielle que tout le reste.
— Sois sympa avec Kina, dit Xavi en emboitant le pas. Elle supporte pas qu’on fasse de commentaire sur son physique, euh, atypique. Voilà.
Kóstas, à cadence militaire, a même le chic d’enrober la situation de davantage de mystère une fois devant une porte d’accès où il complète le scan rétinien d’un code chiffré :
— T’es pas allergique aux poils de chat ?
Jabez soupire. Il n’est pas encore midi. Son sandwich lui reste sur l’estomac.
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