Les Corps
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
JABEZ
Envoleur (3)
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L’appartements qui sert de planque est indécemment élégant et cosy. Le hall donne sur un vaste salon avec trop de banquettes et tout l’attirail d’immersion pour films intégratifs et jeux. L’ensemble baigne dans des tons doucereux de bois et de coquillage blanchi par la mer. Une baie vitrée s’ouvre sur un balcon avec vue sur les canaux. Sur la gauche, la cuisine immense et impeccable ravirait Elia. Vue la taille de la pièce à vivre, Jabez estime trois ou quatre chambres, dont au moins deux suites parentales. Ça embaume la peinture et le neuf comme dans les projections publicitaires qui font baver le secteur médian, mais avec une pesanteur de renfermé et de clope.
Y’a que le programme de protection fédéral des témoins qui en a les moyens.
— Vous auriez pu ramener à bouffer, les gars !
Jabez manque de s’étouffer avec sa salive et sa vexation à la silhouette féline de Maneki – enfin, de l’agent à la Régulation Kina –, qui débaroule devant lui avec ses grand yeux orange. Elle le flaire du haut de ses deux mètres puis l’enlace comme une vieille connaissance. Des années qu’il se rencarde chez Hallow et Sabel, et l’hydride était passée sous son radar.
— Oh, Jabez ! miaule-t-elle. Je suis tellement désolée pour Aboubakar…
Sa double queue frotte ses jambes avec une insistance possessive. Maintenant qu’elle résonne à ses oreilles, Jabez identifie la cyber-voice des écoutes de chez Pavel Zorine. Apposer des images sur les bruitages de fin de soirée entre la félinoïde et le gangster le fait douter de la fiabilité de l’agent de la Régul’.
— J’suis content de constater que j’suis pas le seul couillon de cette affaire, se marre Lorik Zijai.
Enfoncé dans le canapé, en short de sport et t-shirt large, une jambe bandée allongée sur une pile de coussin et une potence de perfusions pas loin, l’Albanais paraît sincèrement compatissant quoiqu’amusé. Ses traits sont tirés. Trois jours sur la corde raide. Il a beau jouer au mariole, il ne dort pas beaucoup, remarque Jabez. À raison. Il aurait fallu l’extraire de Midipolia. Or, le stiddaro affiche pas la tête du témoin accommodant. Déduction : rien n’est signé. Il craint pour sa famille. Mais qu’est-ce qu’a foutu Xavi, putain ?
En tout cas, un client pareil ne se refuse pas. Jabez trépigne en silence.
— Je t’ai déjà dit de pas fumer, Lorik… s’agace Xavi qui est parti se servir dans le frigo sans considération pour personne.
— Je vous emmerde, lieutenant Ferran ! lance le mafieux au travers de la pièce. Et je vous permet pas me tutoyer. On est pas copains, vous et moi.
— Tant que tu signes pas l’accord de protection, t’es le copain de personne ici !
Xavi s’assoit bien en face de lui et lampe sa canette de bière avec tout le mépris qu’il peut pour son informateur récalcitrant et le règlement.
— Je vous signe quedal tant que j’ai pas ma garantie, rétorque Lorik en cendrant sur le tapis.
— T’auras aucune garantie tant que tu signes quedal. J’enverrai pas un seul de mes types pour aller chercher ton môme. Puis, c’est un grand, ton garçon, avec une responsabilité pénale toute à lui... (Xavi lui refait le coup d’un micro-suspens.) Il s’est barré sans toi. Accepte-le.
Là-dessus, l’Albanais se reclut dans le silence.
L’agent Kina signifie qu’elle va relayer la surveillance et claque la porte. Dans l’intervalle, Kóstas a quand même eu la bonne éducation d’aller chercher des canettes pour tous les autres, Jabez inclus, dont un lot qu’il confie à Kina pour les collègues postés à l’extérieur. Jabez en compte quatre. Toujours planté au centre de cette maison témoin où les choses refusent de s’emboiter correctement, il commence à comprendre où ça coince.
On met peut-être un peu trop à l’aise les collaborateurs de la justice avec l’argent du contribuable, néanmoins on ne peut décemment pas négocier avec ces gens qui sacrifient leur vie de pacha sans une compensation minimum. L’échange d’informations reste pour eux vital. Leur offrir une porte de sortie devrait sembler suffire, mais en réalité, ne pas les traiter d’égal à égal est juste un manque de respect. Et c’est bien la seule chose qu’ils ne vous pardonnent jamais.
Jabez se dit qu’il tient sa chance si on lui laisse attraper la chose par le bon bout. Ce con de Xavi est certainement un très bon renifleur mais il ne sait pas parler à autre chose que des petits dealers. Là-dessus, l’Albanais est plus malin. Ça fait trois jours qu’il macère dans son pyjama et il sait que le temps joue contre lui. Tout son cinéma n’est qu’une question de principe. Avec expérience, le mafieux minaude tout mielleux :
— J’ai plus de clopes, lieutenant Ferran.
La bassesse du front de Xavi a quand même une limite, il décolle son séant pour rejoindre Kina. Avec une subtilité toute surprenante, Kóstas a déjà déserté la zone comme un spectre. Peut-être pas si con, celui-là.
Jabez assume sans préambule son rôle de suceur de moelle, il va querir à manger et réchauffe ce qu’il trouve dans la cuisine avant de s’installer à la place de Xavi. Sympa les restes de Takeaway. Lorik regarde la nourriture avec un sourire épuisé. L’un comme l’autre le savent ; cette situation bancale n’est dans l’intérêt de personne. Et ça ne doit plus trainer.
— Vous avez des enfants… Jabez, c’est ça ?
Il fait mine de ne pas paraitre désarçonné par l’emploi de son prénom que personne n’a prononcé auparavant. Jabez joue la franchise :
— C’est en cours. On se connait ?
— Disons qu’on m’a dit vous avoir vu trainer pas loin du Mystic après le Run, mais… oui, on se connait. Enfin, de loin. J’ai bonne mémoire des gens qui m’ont demandé un service.
— Je ne vous ait jamais rien demandé. Et vous vous rappelez bien ce qui vous arrange.
L’Albanais masse son genoux bandé. Il a le cuir usé par le sel, le soleil et la limaille des docks, mais le regard alerte du vieux loup de mer. Jabez inspire. Laisse-le venir. Ménageons sa fierté.
— Je vous devais quoi ?
— J’exagère un peu. Tu as eu affaire avec Volpino. Lui et moi, on était comme ça. (Il lie ses deux mains). Sabel, ça te rappelle rien ?
Cette fois-ci, Jabez accuse le dossier, le plan en origami du commissaire et le passage au tutoiement.
La gamine était mineure, seule au monde et aurait refusé toute aide « officielle ». Elle craignait qu’on ne l’enferme dans un de ces programmes de réhabilitation pour copycats. Jabez était allé chez ceux qui savent s’arranger autrement. De ce hasard qui n’en est jamais un, il a croisé Volpino. Il lui a échangé la gosse contre un oubli de procédure sur une affaires de viol en réunion streamé qui mettait en cause un de ces gars – enfin, il suppose. Une pauvre gamine contre une autre. Jabez avait cru comprendre à cette époque que la Stidda était sympathisante du Sanctuaire, et il ne s’est pas trompé. Volpino s’était marié avec la plus terrible de toutes les N-GE de la ville. Pour l’avait déjà vu combattre dans l’arène avec son jumeaux du temps de Don Elmo, il n’a jamais fait aucun doute que celle-ci en soit une véritable. Sabel était entre de bonnes mains, d’une certaine manière.
Jabez préfère ignorer comment le commissaire a pu le savoir. Chaque chose en son temps. Il réplique :
— La dette est payée depuis longtemps.
J’étais jeune et naïf mais si tu veux descendre, allons-y. J’irais jusqu’au fond cette fois-ci.
— Tu n’as aucune idée de ce que tu as payé ce jour-là, ricane l’Albanais. Si je te disais ce qu’ils en ont fait de l’autre fille… Celle-là ne méritait pas la justice ? Ou, au moins, un brin de compassion ? Tu n’y penses jamais ?
— Que je n’aurais pas dû ? sa voix gronde malgré lui. Et toi, tu n’y penses jamais, au fait que tu n’es qu’un égoïste qui a infligé ton mode de vie à un pauvre garçon ? Qu’il a certainement voulu rendre fier son papa ? Et qu’il est tellement embrigadé dans tes conneries qu’il a préféré s’enfuir plutôt que trahir ?
Jabez sent qu’il a frappé trop fort et trop tôt. Que son propre fiel de ne pas être à la hauteur de ses responsabilités, présentes comme futures, a macéré trop longtemps. Après tout, il n’en sait rien, on l’a jeté dans la fosse. Mais il s’est levé, les poings serrés et la gorge nouée. Il n’arrive pas à arracher les fantômes d’Abou et d’Avrora sur ses rétines, massacrés par ces hommes d’honneur qui n’en ont aucun pour monnayer la vie des autres, femmes et enfants compris. Il ne dort plus d’imaginer sa propre créature, ce têtard de plus en plus humain dans sa cuve, gambader dans ce monde de dingues parce qu’il n’a pas su dire non. Il tremble, de cette terreur aussi viscérale que son émerveillement à cette idée, cette putain d’idée, que ce petit monstre puisse lui ressembler, à lui, son père.
Les pupilles de Lorik se sont écarquillés. Ses lèvres frémissent. L’homme est au bord des larmes. Un long silence consume la Russtik sur le bord du canapé.
— Ils vont me le déchiqueter… balbutie-t-il en regardant dehors. Si c’est pas déjà fait. C’est son ami. Enfin, c’est ce qu’il croit. Mon fils, il est… Putain ! y’a des jours j’aimerais que ce soit le dernier des abrutis, mais c’est pas le cas. Mais c’est aussi un grand sentimental, dessous. Je le sais. J’ai fait de mon mieux, pourtant. Je voulais… je voulais qu’il réussisse, qu’il ait une bonne place pour pas avoir à faire de sales trucs, comme moi. Il est vachement bon à l’école. On dirait pas comme ça. Il aurait pu passer les concours et tout… Mais voilà, qu’est-il s’emmerde puisque tout est signé d’avance, franchement ?
Le flot de paroles dévale comme les larmes. Lorik s’est affaissé et grimace de douleur. Jabez sait qu’il le tient par la corde sensible. Il laisse les mots se tarir d’eux-mêmes. Ça lui fait toujours bizarre de voir ces types si durs et confiants se recroqueviller d’un coup quand ils sont acculés.
— Elle m’a bouffé le bras, poursuit-t-il. Elle l’a chevillé à son propre gamin. Enfin… cette… Je sais même pas si c’est une vraie femme, putain ! Mais son gosse, enfin c’est pour dire hein, c’est le même qu’elle. Exactement le même. Il va en faire de la charpie. Lui et l’autre, bordel ! je sais même plus combien ils sont ! Comme cette petite frankée…
Jabez a perdu le compte mais cette mention clignote dans un coin de sa tête. Promettre l’impossible ne serait pas raisonnable, ni tenable. C’est le meilleur moyen de perdre un indic. Il tente pourtant :
— Bon, (il essaye de poser sa voix sans paraître trop paternaliste avec un type de deux fois son âge) écoute-moi : j’ai besoin que tu me donnes quelque chose à manger sur ce qu’il s’est passé à la Mèche ou au Run. Avec ça, on fait ce qu’il faut pour un accord en bonne et due forme. Ensuite, je m’occupe de voir si je peux trouver… Comment il s’appelle, ton fils ?
— Skënder.
— OK. J’y vais moi-même. Pour ce que ça vaut. Mais je ne peux pas te promettre que Skënder me suivra. On se comprend, Lorik ?
Jabez préfère ne pas soulever le fait que le type n’a aucune considération pour sa conjointe. On va garder les questions qui fâchent pour plus tard. Il pousse sa bière vers l’Albanais mais celui-ci a récupéré sa clope pour tirer la taffe ultime du condamné. L’abcès crevé, il reprend contenance et un semblant de dignité. Jabez n’ignore pas que les mafieux son parfois de sacrés acteurs mais il accepte de suivre la musique comme il a accepté d’écouter cette rouquine devant le Mystic. Quelqu’un ou quelque chose, Jabez n’en sait foutre rien, le pousse dans le bon sens depuis le début. Alors qu’il y aille, et au vent mauvais !
— Cette histoire avec Wollstonecraft, reprend Lorik le mégot brûlant le bout de ses doigts. Elle est vraie. J’ai vu cette saloperie de mes propres yeux. Mais si tu veux faire plaisir à tes supérieurs, tu dois trouver Narciso Canova. C’est lui qui s’en occupe. Ils s’aiment plus que bien tous les deux, même si c’est pas le sujet. Tu dois le sortir en premier, si tu t’attaques aux Bianchi. C’est lui qui orchestre tout en étant le bras droit de Maddalena Bianchi. Personne ne meurt ou ne paye sans qu’il n’en sache quelque chose. Si quelqu’un a la main sur mon fils, c’est lui. Neutralise Narciso et tu coupes les mains à Maddalena.
— Et comment ? Va me falloir plus que ça, Lorik. Ton témoignage ne suffira pas, j’ai besoin d’éléments matériels.
— Oh, chope-le un soir qu’il traine sur les quais. Il porte toujours sur lui un vieux Walkyrie de l’époque de la guerre sino-russe. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux, ce vieux con de Diable. Si tu le coinces, je peux témoigner contre lui pour le meurtre de Volpino et de Don Elmo à Catane en 37. On y était tous les deux. J’ai gardé mon flingue comme caution. Et si tu me ramènes mon gosse, je te donne même la commanditaire. J’ai aussi une archive d’une conversation cryptée confondante. C’est pas irréfutable mais avec le détail de ce que j’ai ramassé et un peu d’aide de la Fiscale, vous aller retrouver d’où venez le pognon, vu qu’on a quand même nos petites habitudes.
L’Albanais sourit faiblement mais repousse son assiette froide. Jabez déduit alors qu’il est devenu l’instrument d’une vengeance implacable marinée de longue date. Rien d’autre ne justifierait ce revirement. Et ça le réjouit. Le lieutenant sent le terrain propice aux confessions.
— C’était pas ton pote, Volpino ?
— Je l’aimais comme mon frère, mais y’a des choses qui se font pas. C’est tout. De ça, je t’en dirais rien du tout. Puis, c’est bien, aussi, de laisser les morts avec leurs squelettes. Par contre, si tu as du temps, je te refais l’histoire en grand et tu prends des notes parce que je me répèterais pas deux fois.
— J’ai tout mon temps. Mais si tu déposes pas, j’en ferais rien.
— Ah, on s’est pas compris. Votre proc’, tu l’appelles pour tout à l’heure ou demain et on fera les choses dans vos règles. Là, on fait juste la conversation toi et moi. Crois pas que ça me fasse plaisir, mais c’est important que tu comprennes dans quoi tu t’embarques avec tes nouveaux copains. C’est… une question de principe.
— Le même genre de principe qu’avec Volpino ?
— Exact.
Là-dessus, le mafieux s’enfle d’un sérieux de morgue.
— OK, Lorik. Juste toi, moi et les oreilles des murs, parce que je peux pas te garantir qu’ils plantent dehors toute l’après-midi.
— Ouais, bon… (il se redresse un peu dans le canapé et louche sur les restes tiédasses). Par contre, va nous falloir commander à graille. Je bouffe pas ces trucs recuits. Faites un effort, merde ! Et des clopes.
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