Rompus !
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
JABEZ
Envoleur (4)
*
* *
* *
Dans la demi-heure suivante, l’Albanais obtient gain de cause. Des griffes de la félinoïde arrivent trois sacs remplis de barquettes rigides avec des couvercles décorés de fleurs et de matriochka, accompagnées de jolies baquettes en bambous ciselées et de serviettes à planter pleins de graines. Ça hume le poisson frais et le tempura. Le meilleur du sushis russe midipolien – traditionnel, comme s’est écrit sur les emballages, pour ce que ça veuille dire. Sur ces entremets, Xavi a rameuté Kóstas au comptoir de la cuisine pour démousser des canettes. À se demander si eux non plus ne jouent pas une comédie où Jabez serait le lazzi malgré lui. Il se sent comme dans une de ces réunions d’habitués à l’ouverture des chakras. Kina, lovée dans un coin de canapé, savoure, les pupilles dilatées de plaisir. Même s’il tapote son paquet, Lorik semble valider le menu et n’a pas encore allumé une cigarette.
On pourrait appliquer le principe qu’on est toujours mieux porté devant douze que par six mais Jabez n’est pas idiot. Enfin, il aime à s’en convaincre. La chose est trop facile sur bien trop d’aspects. D’abord, les suspens de Xavi, ensuite le déballage net de leur client et maintenant la promesse de confidences sans aucune contrepartie assurée. Sans compter les conditions de recrutement. On m’a mis sur la liste parce que j’ai des liens. Son égo s’en remettra mais ça le titille sur l’étendue des dossiers du commissaire à son propos. Merde, il ne s’en est jamais épanché auprès d’Abou, d’Elia, ni de personne !
Se sentant attendu, Lorik attaque en même temps que son dessert ; un siberia.
— Commencer, par où ? Bah, je sais pas trop… Vous nous faites du café, lieutenant Ferran ?
Kóstas écume de rire mais Xavi s’exécute, avec un petit bisou de prostitué. Jabez ne s’attarde pas à cette énième plaisanterie. Il a un million de questions sur ce Narciso Canova, dont il n’a jamais entendu parler, mais il sait que le mafieux ne lui répondra pas s’il sent perdre la main. Aussi, il replace la conversation sur les rails :
— Le début ?
L’Albanais mâchouille tranquillement, puis :
— Y’a pas de début, mais si je devais vraiment choisir, je dirais que ça a commencé à virager à Catane en 2208. J’étais un bon p’tit soldat à l’époque. On venait de me marier avec une Bianchi pour sceller l’accord avec des familles albanaises. Les fiançailles à l’ancienne avec tout le bordel à l’église. Allah m’en est témoin, Dieu est unique et j’ai fait l’effort du curé !
Jabez ne voit pas le rapport. Enfin, si. Ce stiddaro va lui baver sa biographie et baller toutes ses anciennes combines, complices inclus, avec un choix consciencieux des faits, des noms et des dates. Je deviens le dépositaire d’une vengeance qui n’attends qu’une liste de noms.
Selon Lorik, le contexte de l’époque était le suivant : ça ferraillait méchant entre les Russes, les Magrébins qui ont érigé cette cité avec l’argent occidental pas très propre, des capitaux étrangers sous-marins et des passe-droits européens borgnes tout frais. Ce que vient foutre le Vatican dans cette mêlée ? Dieu est partout, sachez-le. Aussi, l’Immaculée Concept de la cité sur la mer a reçu la plus haute bénédiction. Traduire : clientélisme, rempart évangélique contre les sarrasins et furieux transhumanistes, amen.
Bon, y’a eu le premier réacteur à fusion. La prouesse techno a valu la fiesta comme à Vegas. On a coulé du béton, mais sous l’eau, par des entreprises qui savaient creuser des trous très profonds avec l’argent des autres. Jusque-là pas de surprise. Ça a gueulé « désastre écologiste » et « massacre social » versus « novo mare nostrum » et « pluri culturalité ». David a été écrabouillé par Goliath. Cette histoire, tout le monde la connait. Jabez étire un sourire entendu. Ce qui était l’Union Européenne a, dans l’ombre d’une guerre mondiale qui n’en portera jamais le nom, viré fédéraliste contre la montée du national-favoritisme et on a siglé ça Unité Européenne avec autant d’originalité que de conviction. La version courte étant que c’étaient les entreprises (des lobbys, enfin, non, ça n’existe qu’aux USA, ça, hum) qui avaient gagné. Alors, il a fallu trouver du fric post-bataille, et des bras ; ce qui n’a jamais manqué dans les Balkans et chez une certaine Italie du Sud à la frontière flottante avec l’Afrique du Nord, quoique les grenouilles et les rosbifs princiers n’ont pas chômés ; et on a monté la première cité portuaire comme une machine à sous. Maintenant, incrustez des noms de famille très familiers comme Caponi ou Bianchi entre les marchés publics, le parlement et des sociétés écrans avec des prête-noms et vous tirez un grand trait, ou une langue, comme le Strip à Las Vegas. Exactement pareil, on vous dit.
Avec le port, il a fallu des bateaux ; et avec des bateaux, des gens pour charger et décharger beaucoup, beaucoup, beaucoup de marchandises avec de plus en plus de grues et de trains pour le dispatch vers cette nouvelle Afrique dopé au yen et les derniers dollars pétroliers. L’écosystème c’est fait tout seul. Dans cette sauvagerie raffinée de celui qui paye et frappe le plus fort – il a bien fallu les deux –, et plateforme sur plateforme, parce que l’endroit était quand même sympa, on a érigé des frontlines plus ou moins chic afin d’attirer du col bien blanc. On a mis en branle ce qu’il fallait de services pour que ça tourne, propreté inclus. On a ajouté du sport, de la culture et des sciences parce que les gens riches et éduqués aiment s’offrir de belles parures. Le reste a suivi comme un essaim de mouches sur le cadavre d’un nouveau-né à peine putréfié. Ensuite, on a collé un gouvernement là-dessus et tout le monde a vu ça beau comme la conquête de l’espace les pieds dans l’azur.
Jabez ne l’interromps pas, malgré sa bouche brûlante. La toile se ramifie, vertige difficile à décrypter, deux heures durant. Car Lorik est plus en plus loquace sur les noms des gens et des entreprises, des cabinets de consultings, les contrats publiques, les dates, les pourcentages et les sommes – des nombres si précis que l’exactitude ne ment pas. Son récit s’émaille d’anecdotes qu’il a entendu, enfant. Des réunions dans le cimetière d’un bled perdu non loin de la Nationale 106 italienne ; le sang sur les icones de Saints ; les Madone aux yeux bandées ; les clés dorées qu’on va chercher sous la mer et qui ouvrent des coffres secrets enfouis dans des caveaux. Et des croix, tellement de croix sur une carte gigantesque : Hong-Kong, New York, Moscou, São Paulo...
La gorge nouée, Lorik raconte, comment, la nuit de ses seize ans, alors que la lune n’était à peine qu’un mince croissant, il a recopié le Kanun avec de l’encre mélangée à son sang et à celui de ses parrains ; ce même sang qu’il a versé dans les mains de Don Elmo, des années plus tard, pendant ses noces, par une lame chauffée à la flamme dont sont tombées cinq minuscules larmes de métal, dures et irrégulières, qu’on a incrusté sous sa peau.
C’est donc ça, l’histoire que tu racontes à tes enfants ? L’empire de l’Atlantide fondu par cinq grandes familles comme les doigts d’une main tendus vers les étoiles défendues de l’argent du contribuable, et avec la bénédiction d’une divinité borgne.
— Tout ça c’est très bien mais quel rapport avec Volpino et Catane ? réoriente Jabez.
L’Albanais fait cliquer le briquet.
— Le rapport c’est qu’il a mis tout le monde d’accord quand on a commencé à monter les rails maglev. Les Russes, les Arabes, les Noirs et tous les autres. Et j’y étais aussi. Avec ma petite équipe, on importait des sels lourds et de la tech chinoise sous embargo via la Turquie. Me regarde pas comme ça, y’a prescription. On bossait vraiment bien, surtout avec la Bratva qui avait des stocks à évacuer. Sauf que Volpino, avec les Arcuelo, il a pas demandé la permission aux Caponi. En fait, il a rien demandé à personne. Sauf que la Stidda, elle a raqué pour le port version 1 à 12, je te rappelle. Moi, ça, je savais pas. Don Gabriele Caponi, il a pas aimé et il a voulu la guerre. Après tout, un arriviste pareil, il devait en faire qu’une bouchée… Sauf qu’il a pas calculé que la moitié du monde allait lui dire d’aller se faire mettre.
« Et là, je te le donne dans le mille : ça s’est cartonné parce que ni Papa Caponi ni Volpino voulaient se coucher. Du coup, Volpino est allé plaider chez les Bianchi. Parce que les Bianchi, ils aiment bien les Caponi mais ils aiment surtout pas qu’on les regardent de haut. Alors, Don Elmo a réglé la chose simplement… Mais Don-Don Caponi, le fils, il a été malin. Il en a profité pour prendre la place à papa. Parce que ce gros tas de merde n’a le respect de rien, même pas de son propre sang… Enfin ! Volpino, va savoir comment il s’est démerdé, n’est pas mort ce jour-là. Il s’est collé-serré avec Maddalena dans foulée. Qui était la seconde de Don Elmo à l’époque, vu que le vieux avait plus d’enfants. Catane en 08, donc.
— Ça t’arrangeais bien, non ?
— Ah ça ! Et comme entre Maddalena et Don-Don, ils s’aimaient bien, ça a fait ménage à trois jusqu’à ce qu’elle s’en lasse. Pendant ce temps-là, Don Elmo a régalé tout le monde et elle a creusé son trou avec Narciso. J’ai roulé sous Volpino et, on va se le dire gentiment, on s’est bien gavé pendant 30 ans. Puis il s’est manqué.
— C’est-à-dire ?
— Non, toujours pas. Insiste pas, je te dirai pas pourquoi. Pauvre vieux…
Il cendre sur l’accoudoir et balaye d’un revers de main. Reprend :
— Conséquence : elle a fait flinguer les deux hommes de sa vie et s’est posé la couronne sur la tête. Catane en 37, tu suis ? De là est parti la guerre de succession qui a suivi, les bagarres d’opportunités des Russes. Avec son chien de guerre de Narciso et Don-Don, elle a tout raflé.
Les souvenirs remontent. Jabez a appris sur le terrain comment on ramasse les types à la pince et comment on les secoue à l’interrogatoire quand ils reçoivent une main par livraison express de drone dans une barquette de sorbet citron. Xavi et Kóstas regardent Lorik avec de gros yeux de merlans fris, tout alpagués par la chronique. Kina se lèche le bras. Catane, ce bled à touriste raclé d’une authenticité du siècle dernier, sa pierre de lave poreuse, au pied de l’Etna, et où on a toujours pas installé des dessaleurs d’eau de mer, est un point fixe brillant au milieu de la toile.
— Entre-temps, elle s’est fait faire un gamin, continue Lorik. La dynastie, tu vois ? Enfin, deux mais n’en a gardé qu’un, parce que faut pas les coller ensemble sinon ça devient n’importe quoi. De mon avis, ça change rien mais voilà. Et c’est là, le rapport. Les Bianchi, ils sont en business de longue date avec l’UE. On les a mis à contribution pour pas que les Russes débordent de trop après la guerre. Ma famille a fait tampon puisque, disons, historiquement, on a toujours été en affaire avec eux. Tu comprends ? Du coup, Don Elmo, il s’est arrangé pour certaines fournitures et inversement. C’est comme ça qu’il a eu le gros du gâteau de Midipolia entre les cinq familles, et qu’il a ramassé Narciso Canova. Ou je sais pas comment il s’appelle, en vrai. Bref.
Là-dessus, Kina s’étire et ménage un temps mort. Jabez ne sait plus quoi dire. Lorik se permet un commentaire de mauvais goût :
— Tu t’es jamais demandé pourquoi Midipolia est jamais devenu Lampedusa bis ? Certes, la montée du désert rameute du monde, mais les mots « vague migratoire » n’existe pas ici, n’est-ce pas ? Nous, on appelle ça la sélection de main d’œuvre. Pour une raison très simple : le problème n’a pas le temps de débarquer qu’il est envoyé par le fond. Ça, c’est une des missions de Narciso Canova. Son petit escadron, les Lames, est formée de Diables reconvertis, avec permis de circulation et tout ce qui va bien. De temps à autre, ils font le ménage pour assurer les quotas. Ça et d’autres trucs qui arrangent les statistiques ministérielles.
(La praticité d’avoir une organisation paramilitaire sur place, qui ne coute rien ou presque, s’effare Jabez)
« Dans le package on lui a aussi demandé de planquer un mort pas si mort : Wollstonecraft. Lui, je te garantis que les Bianchi se le couvait précieusement parce que c’est la caution étatique qu’on les toucherait pas. Et ça, Maddalena le sait très bien. Même après avoir flingué Don Elmo, tout lui glisse dessus.
Jabez s’étrangle. Il a toujours su que la Stidda était couverte mais pas à cette hauteur de collusion. Les neurones en bourdon, cette lumière sur ces évènements l’aveugle un peu. Le lieutenant ne peut rien en faire. Ce ne sont que les déclarations orientées d’un gars qui a fermement décidé de mener son histoire au bout de l’impasse – la sienne. Tout à coup, l’ampleur de la tâche lui pèse, plus lourde encore qu’une cité bâtie sur de l’argent spectral.
— Mais les choses ont changé, injecte Kina dans la conversation.
Lorik enchaine une autre clope et regonfle le coussin sous sa jambe blessée.
— Maddalena a senti que ça commençait à bouger sous la paix qu’elle a obtenu avec les Russes. C’est Iouri Mikhaïlovitch Beliaïev qui gère l’intérim pendant que papa est à la glace. Avec un peu trop de confiance.... Il a repris contact avec la maison mère et a demandé à un de ses lieutenants de glaner le Sanctuaire avant d’engager la bataille.
— Pavel Zorine ? suggère Jabez.
L’Albanais opine.
— C’est lui qui a embauché le pilote. Alors Maddalena a compris, avec le dernier épisode du Run. Elle a voulu rapatrier Wollstonecraft. Pour faire valoir sa garantie si jamais ça devenait trop bancal. Y’a quantités de barjos du Sanctuaire qui voient cette chose comme un messie. Tu n’imagines pas le bordel.
— C’est là que la Régulation intervient, énonce l’agent Kina. Ça fait longtemps que Narciso est un déserteur, toléré, certes. Récemment, il a pris des initiatives qu’il n’aurait pas dû. Aussi, la direction veut récupérer Wollstonecraft. Sans faire de vague, si possible…
Un simple de changement de fusibles, donc. Jabez blague un peu nerveusement :
— Loupé.
Cette fois-ci, c’est Kóstas qui rigole dans son coin. Jabez recolle les morceaux comme il peut. Pas la peine de demander comment l’agent Kina a coincé l’Albanais. Le tir était double pour le commissaire : faire sauter le totem d’immunité et ratisser large au passage. Bémol, la hiérarchie fonctionne comme un côlon ; vous pouvez faire un plein de détours, inspecter tous les recoins, vous faire malaxer par tous les côtés, coller-serrer-sécher par le long travail de la digestion, à la fin vous tomber comme une merde.
Comme Aboubakar.
— Pourquoi tu racontes tout ça ? Par principe ?
— Tu prends le pli, Jabez. Tu prends sacrément bien le pli !
Pas le temps de s’appesantir. D’un seul coup, les oreilles de la félinoïde pointent ; son poil et sa queue gonflent. Elle feule :
— Ils sont là.
Branle-bas de combat.
Annotations