Celleux-là mêmes qui, refusant d’abolir la mort organique,

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

Litzy

Bleu Cerise (1)

Qu’yl est amusant de constater que celleux qui sont le plus attachæs aux notions d’altérité sexuelle et à la pesanteur de la physiologie humaine vendent sous le manteau la propagande d’un monde immatériel où tout est absolument satisfait, mais que, pour être choisix à en franchir le seuil, yl faille s’astreindre à une discipline aveugle par la privation de nos plus bas instincts. Celleux-là mêmes qui, refusant d’abolir la mort organique, ne survivent que dans l’attente d’une éternité de l’âme et nous targuent de mépriser le sang qu’iels répandent autant que leurs bonnes paroles. Qu’iels relisent leur livre ; la chair fut autrefois une seule.

Extrait de « À son image, entretien avec lae R’wasta » par Æl-FauϽon, éditions la REvolte, 2230

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[Midipolia, 2244]

Tu as bientôt quinze ans, déjà des cheveux blancs et la chasse est ouverte.

Son souffle est lent, son cœur aussi. Son sang est froid et visqueux. Il s’accroche aux parois de ses veines, sirupe à travers ses muscles engourdis, peine à atteindre ses extrémités. Litzy bouge ses doigts, mous, les resserre autour du câble. Engluée dans sa propre chair, elle éprouve le décalage entre sa volonté et la texture du tissage sur sa pulpe, la fermeté de sa prise. Elle estime le vide, la façade qu’il va falloir descendre en rappel, le poids du baudrier sur ses hanches, celle, encore, de la combinaison en fuzzy trop large qu’on a ajusté à même sa peau brûlante d’une fièvre nouvelle.

Maintenant, elle tremblote.

Elle se souvient de sa pudeur inopinée face aux Lames, dans la Gespenst, à l’habillage ; à leur indifférence devant son corps malingre, cette même indifférence à se dénuder eux-mêmes, hommes comme femmes, à ajuster leurs combis, à serrer les sangles, les holsters, vérifier les poches, compter les chargeurs supplémentaires, déployer et plier les morpholames des gants, éprouver l’accroche des semelles magnétiques et le geckoscratch, plaquer le masque contre son visage, effacer les regards derrière l’affichage tactique et les prédictions de Gabriel – Bonjour, nous sommes l’IA symbiote ! –, qui veille sur eux et les coordonne.

Maman est là. Je veille sur toi. Nous veillons sur toi. Murmures intra-osseux sur lesquels Litzy serre les dents, et tant d’années de déni sur les activités en plongée de Maman. La honte aussi, si passagère obstruée dans sa gorge, qu’elle régurgite. Ses molaires l’écrasent pour en garder le goût du sang. Puis, Rozalyn a glissé l’aiguille dans son avant-bras avec une douceur presque sublime ; l’injection, le jus de glace dans ses membres. La froidure épaisse qui cristallise en elle.

Cerbère, derrière, dont les os sont si denses qu’ils sont d’un noir miroir, la couve d’un regard féroce.

— 35,7°. Ne bouge pas. Patience…

Litzy respire, lentement, attend, encore, afin que le produit fasse tomber sa température corporelle en dessous des seuils de détection infrarouge. Ses doigts gourds se détendent sur le câble de ses électrocutters. Dans le creux de ses paumes, la tiédeur des batteries la rassure, comme une petite main lovée dans la sienne.

Toujours par deux, toujours.

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[Midipolia, 2244 – deux jours auparavant]

Tu as bientôt quinze dans, déjà des cheveux blancs et tu apprends que chez les chasseurs tout est bleu.

La projection grise de l’aux’ – fixe. Ni vibration ni son. Le temps s’étire. Litzy vérifie encore, par réflexe. Réseaux disponibles. Crypto-routines appliquées. Les chiffres des heures changent, le sang paillète sur ses rétines, mais elle reste là, sur son lit, tête en bas, yeux rivés sur l’absence.

Des notifs, des flash infos, tous les canaux. Trois putains de jours que ça s’entasse pour raconter la même chose, avec les mêmes formules toutes faites, les mêmes mélodrames mécaniques qui n’éplorent plus personne mais qui justifient son assignation à domicile et le mutisme parental sur les opérations en cours. Mais pas de Giovanni. Pas de Skënder. Même cet abruti de pot de glue d’Eligio a fini par arrêter de la solliciter. Protocoles de cloisonnement. Silence radio.

Elle roule sur le côté, remet sa tête dans le bon sens ; si tant est qu’elle le puisse. Elle repasse la liste des nouvelles demandes de contact sous ses doigts. Toute la bande habituelle a changé ses ID. Sauf eux. Elle connaît les codes d’authentification par cœur. Elle hésite à texter les autres pour grappiller. Non, ça fait désespéré. L’attente est un temps qu’on ne peut pas tuer.

Parce que la guerre, c’est une histoire d’hommes.

Elle ravale cette amertume. Un million de scénarios se projettent sur son plafond. Skënder est un affilié, un soldat ; Giovanni, le futur chef de clan. Bien sûr qu’ils ont mieux à faire que de donner des nouvelles. Bien sûr qu’elle n’a pas à exiger d’eux quoi que ce soit, de sa chambre sécure. Après tout, c’est pour la protéger. Elle, la petite princesse, n’a qu’à espérer les secours pendant que son petit château prend feu.

Litzy sursaute, ses perceptions se déploient au-delà des murs. L’ombre bleue diabolique, flanquée de trois, non, quatre personnes armées. Et l’éclat sucré d’un électrocutter.

Cinq coups secs à la porte, toujours. Cette fois-ci entrecoupés de cliquetis étranges aux couleurs fuyantes ; des bleus diffus, presque mauves, comme des ecchymoses. La faible voix de sa mère traverse l’espace d’une angoisse de mort. Et si Papa était blessé, ou pire ?

Litzy accourt pour déverrouiller l’entrée. Ouvre.

Elle est plus grande encore que Maddalena. Un voile tombe sur ses épaules, drape une tunique large, fendue des deux côtés par-dessus un pantalon ample. L’ensemble est en toile de coton indigo des partisans de la Mère Non-Née. À l’inverse d’eux, l’N-GE – certitude viscérale – ne va pas pieds nus mais avec une paire de sneakers vintage à lacets. Une pièce longue et rectangulaire masque le bas de son visage. Litzy ne voit que deux yeux si familièrement clairs se poser sur elle avec une douceur aiguë. Ce ne sont pas cinq doigts mais trois griffes qui jaillissent des manches pour capturer ses joues.

— Et tu es… Lyse ! Magnifique. Tu es magnifique.

— Litzy, corrige-t-elle en automatique.

La formule qu’elle n’a jamais entendue que dans la bouche de la Donna la prend de court. Déjà, l’N-GE entre d’autorité avec son escorte. Rozalyn guide par le bras un Diable aux yeux bandés sous un masque solaire, suivie de deux Lames que Litzy a souvent vues sans jamais connaître leur nom. Dans leurs poitrines, bat l’écho cardiaque contre les lamelles des gilets.

Sa mère a quitté le canapé dans lequel elle était avachie pour serrer dans ses bras l’N-GE. Cette vision de camaraderie la transperce. Ce n’est pas Maddalena, mais c’est bien sa voix sans âge, un brin moqueur, qui grésille de cette gorge :

— Annun’, comment vas-tu ?

Mais Maman rétorque en agrippant ces serres longues et acérées :

— Je sais pourquoi tu es là. Ce que vous venez réclamer. Et je ne peux pas... Je ne peux pas te la rendre comme si ça n’était qu’un chien au chenil. C’est ma fille, ma fille ! et je l’ai élevée du mieux que j’ai pu !

Maman tremble au point que ses maigres jambes se dérobent. L’N-GE la soutient d’une seule main ; une tache magnétique qui ronronne comme un point fixe dans l’autre. Une Lame a refermé la porte, l’autre s’est postée derrière Litzy. Rozalyn lâche Narciso et fléchit ses jambes en posture de combat. L’adolescente suffoque d’incompréhension.

— Personne ne vient te demander la permission, reprend l’N-GE, placide. C’est trop tard. Cette décision a été prise il y a plus de dix ans, mais ça doit faire trop longtemps pour vous. Votre mémoire est courte et sélective. Toi comme Madda avez choisi de les séparer pour éviter un drame soi-disant programmé, parce que vous vivez et réfléchissez comme des humains. Iels grandissent et on ne peut pas les garder ad vitam aeternam enfermés. Tu le savais du jour où nous te l’avions confiée. Tu as accepté. Maintenant, je suis là. Nous sommes là. Et je vois de grands yeux pleins de surprise et de ressentiment parce que ta fille ne comprend rien à ce qu’il se passe, car vous ne lui avez rien dit.

Rozalyn tente de s’interposer en levant une main d’apaisement.

— Annun’, asseyons-nous, d’accord ? Personne ne te reproche quoi que ce soit mais… Asseyons-nous et discutons-en, OK ?

L’N-GE cliquète. Un susurre que Litzy se sait seule à pouvoir entendre. Incapable de le déchiffrer, elle hoche la tête de dénégation. Face à cette créature qui détient les réponses à toutes les questions qu’elle n’a jamais osé poser, elle se sent tout à coup sourde et stupide.

— Elle sait pas. Elle a… marmonne Narciso avec une faiblesse que Litzy ne lui a jamais connu.

— Eh, le Diable ! Si t’assumais d’aimer la bite, tu nous casserais moins les couilles. Maintenant ferme-la et va t’assoir. Bien sûr qu’elle n’a pas appris. Bien sûr que non !

La Lame, dans son dos, ne peut s’empêcher de tchiper. Litzy a un regard pour sa mère qui lui sourit d’un air grave et mélancolique, un sourire aussi piteux qu’encourageant qui lui rappelle ce jour où elle avait ouvert le ventre du chat pour en extraire les tripes.

Tandis que Rozalyn guide sa mère vers la cuisine et que les Lames qui les encadrent se déportent, l’N-GE décroche son voile pour lui offrir un visage calqué, cloné, à la bouche de travers. Sa moue n’est pas celle, froide et calculatrice, de Maddalena, ni même celle de canaille de Giovanni, mais bien une soustraction des deux, empreinte d’une rage contenue, d’une tristesse terrible, aussi. Un visage qu’on a placardé dans la moitié des cliniques d’ectogenèse comme à l’aquarium – la gueule d’un démiurge un foutu jour jamais promis.

Cela devrait la bouleverser, mais de ça, Litzy n’en a rien à foutre. Plus maintenant que la tache bleue s’étale comme une flaque autour d’elle. L’N-GE pivote et lui tend un bombers réversible dont le fuzzy est griffé. Un câble d’électrocutter y pend. Elle est à présent incapable de se détacher de cette veste à la trame usée, poussiéreuse, de ces lettres capitales « Complices Envoleurs », ces ailes dans le revers qui ont cessé de battre, un instant, comme son cœur.

Pendue à cette main inhumaine, la pieuvre ailée que Litzy a peinte dans le dos de Giovanni est trouée et maculée de sang.

Iel signe d’une main sèche :

« Qu’est-ce que ça représente pour toi ? »

Litzy bredouille. Tousse. Voudrait hurler. Le bleu du Chasseur se teinte d’un rouge coagulé, d’une haine sans oxygène. Ses petits poings tremblent, sa voix blanchit :

— Où est Giovanni ‽

L’N-GE dodeline de la tête et cliquète encore. Litzy est comme paralysée par cette injonction impérieuse. Alors, dans un tourbillon de couleurs chuintantes, elle est à présent plantée dans la cuisine, les bras de sa mère autour de son cou. Tournis, carapate polytonal. Les Lames braquées sur elle, Narciso et ses orbites creuses, aveugle mais pas sourd, et tous la fixent sauf Rozalyn. Rozalyn, contractée, fatiguée, à l’autre bout, a les bras croisés, fuyant son regard trop clair, trop perçant, qui essaye de récapituler des heures et des jeux politiques et des passes d’armes. Litzy creuse entre les mots, les silences de cette bouillasse de choses à moitié dites, à moitié tues, ces histoires qu’on ne racontent pas en entier et où elle comprend, car il n’y a que ça à comprendre, qu’on a besoin d’elle pour le prochain acte.

L’N-GE finit par l’interrompre :

— La version courte c’est que Maddalena ne peut pas y aller elle-même pour des raisons évidentes de hiérarchie du commandement ; que nous ne sommes pas en état. Quand bien même : dèsmèsdès-vous. Et comme votre patronne a eu la bonne idée de découper son jumeau, elle doit maintenant déléguer le boulot à la dernière N-GE opée qui reste : toi. Ce qui est assez amusant, parce que tu as été élevée comme une petite chose fragile et délicate, alors que, des deux de votre portée, c’est toi qui as hérité de l’imperium et lui de l’empreinte. Encore une fois, qu’est-ce que je me fatigue à vous expliquer que c’est pas comme ça que ça marche, hein ? lance-t-iel. Puisqu’à la fin, je pisse au violon ! Et, par-dessus vous venez tous vous plaindre comme si je pouvais changer ce que vous avez provoqué. Bref, bonne chasse ! amusez-vous bien !

Litzy reste clouée à ses mots, les couleurs qui s’entredévorent Après un silence de cathédrale, iel switche :

— Sinon, je veux bien un café, Annun’. Avec cinq vrais sucres, s’il te plaît.

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