ne survivent que dans l’attente d’une éternité de l’âme
[Midipolia, 2244 – deux jour plus tard]
Tu as bientôt quinze ans, déjà des cheveux blancs et tu ne sais pas qu’elle est ta couleur préférée.
Cerbère égrène : trente-quatre six degrés, trente-trois cinq, trente-deux quatre, trente et un et… des frissons de douleurs. Des raideurs dans la nuque. De la neige dans sa vision périphérique. Les nombres grondent. Litzy ferme les yeux, stabilise les noirs d’os et blancs d’acier qui la vertigent et l’embuent. Pas l’habitude de la sensibilité max de ses implants. Son corps s’alourdit tandis que son cœur ralentit encore. Dans le masque, un plan se déplie. Sa petite croix clignote sur le toit plat, proche de l’échelle par laquelle Cerbère l’a chargée à l’épaule pour lui épargner toute activité musculaire. Le parallélépipède du bâtiment se dessine en transparence bleue, avec une cible prioritaire en surbrillance azur, étage 6, face sud-ouest. Litzy repasse les étapes de la mission, ses doigts glacés, serrés sur le système blocker avant d’entamer la descente.
Elle se penche. Ses deux électrocutters balancent à leur dragonne. La brise s’invite, presque tiède, dans son cou. La vision IAssistée polarisent les cibles secondaires par priorité. En contrebas, un patio dans lequel s’agitent des lucioles grisâtres enfantines ; autour, une galerie spirale sur laquelle quatre points rouges vont et viennent en maraude. Gabriel murmure : brigadiers sous couverture, armure légère sous l’attirail civil. Mise en exergue des points faibles : gorge, visage, mains. Litzy zappe les spécificités de l’armement. Vrai qu’elle n’écoute jamais quand Gio et Sken causent flingue.
La chaleur dans sa paume devient brûlure.
Son regard se déporte près de l’accès aux voies de garage, plein ouest, tout en bas. Les Lames menées par Rozalyn attendent dans le sas. Flammèches de violet dont les armes contre leurs flancs bourdonnent, éclatantes.
— Ta priorité absolue, c’est Lorik, répète Cerbère. Le reste n’a strictement aucune importance. Tu entres, tu le tues, tu sors et tu n’attends personne. Gabriel va te guider. T’occupes pas de nous. Surtout pas. On t’ouvre la voie, on gère tes périphéries, on t’extraie au besoin, mais si tu enrailles notre mécanique, on foire. T’as capté, Lucianina ?
— J’ai tout capté, Cécé.
Cerbère lui claque gentiment l’arrière du casque. L’immersion freeze et saccade. Litzy sent comme si les pylônes métalliques du projo lui transperçaient le ventre. Un acide remonte dans sa trachée. Gabriel, qui avale les positions des sentinelles, recrache les itinéraires de leur ronde. Fenêtre d’angle mort de 3,67 secondes dans…
— OK, Lucianina. 31,3°. T’as tout capté et tu vas tout ignorer des gorges toutes tendres. Surtout la grosse chatte. Celle-là, t’as pas les dents assez longues. Maintenant… GO !
Les points violets bougent et se déploient. Litzy verrouille sa prise sur le blocker, prend de l’élan avec la sensation de parcourir des kilomètres. Son corps vitrifié se jette tête la première vers une brume de jardin.
Une fraction de temps indéfini déroule pendant lequel elle imagine se rompre à l’impact. L’air mord et siffle. Nuée de trajectoires et d’ombres. La sécurité du harnais lui happe le souffle quand le câble rencontre une arrête. Comme prévu, son poids balance vers l’intérieur pour la faire atterrir sur la galerie, trente mètres à gauche au contact. En touchant le sol, son sang afflue des talons aux mollets. Chaleur exquise. Gabriel décroche ses mousquetons, rembobine. Là, Litzy s’aplatit, stupéfaite par la décharge chimique qui l’a amortie tout entière.
Ça clignote au-dessus de sa tête. Caméra KO, rassure Gabriel. Quant aux détecteurs thermiques, rien n’a hurlé ni précipité de cavalcade. Avec une aisance de pachyderme, Litzy rampe vers l’entrée de l’appartement, ce rectangle de ciel dans les contours fades de la projection sélective. Ses oreilles ne perçoivent rien aux alentours immédiats. La ronde des brigadiers en civils se poursuit. Aussi, elle se ramasse, presque en boule, pour poser les charges près du boitier de la porte selon l’IA. Puis, elle détecte la cadence d’un pas, la brillance de l’armure et espère que l’angle de la pente lui accordera un répit. Gabriel calcule, aussi froid que le liquide dans ses propres veines : interception visuelle dans 4, 3, 2…
Inspire. À l’ouverture, elle suivra le tracé, frappera au plus vite avant que ça ne défouraille. Les Lames montent, encerclent, ectoplasmes mauves terribles. Tension et lourdeur. Muscles gourds. Misant sous l’effet de surprise, Litzy préférait ne pas se servir du Slim Glock plaqué contre sa cuisse. Elle accuse son manque d’entrainement avec. Narciso n’a pas épilogué le détail, mais elle a clairement senti qu’une exécution à la main fait partie du message à envoyer – dans l’idéal.
Au clic du déverrouillage, l’N-GE inexpérimentée ne songe plus à toutes les raisons et les circonstances qui ont conduit à ce plan dont elle fait la pierre angulaire. À cette absence qui lui creuse la poitrine. Elle plante là ce sentiment de second couteau pour bondir – lames électrifiées au clair. Son corps gangué de givre craquèlerait presque.
Comme un bruit de grelot parmi les premiers coups de feu étouffés par les silencieux des Lames, là-bas. Litzy s’engouffre dans le couloir d’entrée et pivote à droite, d’après la trajectoire de Gabriel. Vers une odeur de tabac et de feu. Le jaune de la cible brasille parmi quatre silhouettes rouges. Des informations annexes saturent sa vision ; déductions heuristiques stratégiques et autres optimisations combinatoires.
Son sang bouillonne jusque dans ses orteils. Ses pupilles dilatées balayent l’espace salon coupé par un comptoir de cuisine. Une table basse encombrée de barquettes de sushis, de canettes, une potence de perfusions près d’un canapé dans lequel est avachi l’Albanais. Irradiant.
Litzy s’élance, mais esquive de justesse le premier brigadier qui se jette sur elle. Sa lame à main gauche ripe contre l’épaulette de l’armure sous le blouson. Un Ballon de l’Anti-Drogue ! La droite rate de peu l’artère de l’avant-bras en surbrillance. Spasme au contact de la chair. Hurlement. Grelot, encore. Gabriel signale une silhouette en posture de tir. Litzy pivote dans un maelström arc-en-ciel, roule s’abriter derrière le comptoir. Le souffle brûlant, le corps électrique, elle n’a pas le temps de goûter son tour de chauffe – ni Gabriel de la recalibrer sur la cible – que ça gueule :
— Jabez sur Lorik !
Flou cinétique de la cible et d’un corps rouge basculant derrière le canapé. Charge d’un fauve rose dans un tintamarre de carillon. Maneki, se remet-elle. L’hybride : danger. Cerbère s’en chargera, qu’elle a dit. Reste focus sur la cible.
— Kóstas ! fait le Ballon.
Un orge bleu magnétique, lent et corpulent. Litzy ne s’attarde pas sur ce déjà-vu qui intime en elle un sentiment d’urgence. Gabriel dessine des silhouettes en pointillé, probables déplacements. Elle bascule sur le côté, se couvre à l’angle d’un mur. Des détonations vibrent dans l’air. Ça sent la poudre par-dessus la sueur et la chair iodée. Des barquettes de sushis jouent les poissons volants. La cible rampe et se carapate, sous bonne garde d’un quatrième lascar, canapé en barrière, vers les pièces du fond. Raté pour la surprise ! Elle cliquète de frustration, fléchit les jambes pour se redresser. Le feu aux poumons, elle serre les poings autour de ses lames. Pas le temps de dégainer. Gabriel évalue les trois qui l’encerclent : le Ballon, l’hybride, le géant bleu, en barrage de la cible en fuite. Elle se jette sur ce dernier.
Ses électrocutters décrivent un arc vif, heurtent et mordent des plaques de céramique. Clic de frustration. Etincelles. Litzy se plie, feint une retraite, change d’appui, cherche l’arrière d’un genou. Glisse pour passer entre les jambes massives. Tranche ce qu’elle peut. L’Albanais toujours en mire. Gabriel anticipe mal. Le géant ploie mais pivote. Litzy se rate. Encaisse un coup de tibia, puis l’impact de l’hybride féline. Des ergots dans ses épaules ; au travers la maille des alvéoles titanisées de sa combi. La douleur achève le froid en elle. Fixée, elle se débat, mais sa tête lui tourne. Elle sent ses muscles se ramollir, imagine le pire. Neuro-paralysant, ou... Schéma tactique cacophonique. Fais chier ! se lamente-t-elle. Fais vraiment chier !
Si l’N-GE avait été autre, Litzy n’aurait pas été aussi vulnérable. On aurait pris le temps de lui apprendre à se battre, à tirer parti de ses capacités. On l’aurait vraiment préparé à cela. Et cette négligence, d’où découle sa propre impuissance, la consume de rage tandis que son corps lutte contre le poisson, que sa vision se trouble et que ses doigts se relâchent autour de ses électrocutters.
Un nuage d’orage noir balaye tout. Cerbère aligne l’ogre, puis le Ballon. Dégueulis précis. Trois fois deux coups au poitrail. Non létal avec l’armure, mais qui fracasse les côtes. Ça chute et ça crie. Gabriel insiste sur la cible, polarise toute en dégradé de gris, hormis elle et sa présence tutélaire, qui ont atteint le second balcon d’une chambre. Litzy se mord les lèvres, le goût du sang envahit son masque, et peut-être des larmes aussi. De soulagement. Maneki est bien obligée de la lâcher pour se jeter sur Cerbère.
L’empoignade termine au sol. Les deux furies se déchainent. Coups de crosse, de griffes, de poings lestés et de pieds entre grelots et grognements. Litzy bondit par-dessus le corps du Ballon, le souffle en râle. L’autre a roulé sur le ventre pour se trainer vers son acolyte, la blessure à l’arrière de son genou bée d’un sang écarlate. Il jure en la regardant filer :
— Putain d’N-GE ! Putain de Diables ! Putain de guerre que vous n’avez pas voulu finir !
— Non ! hurle Maneki. Ne la tue pas.
Litzy détale. Dans son dos, elle sent enfler une tempête. Un bleu qui gronde et craquète, le chant d’une nuée en chasse, le gonflement arythmique d’une énorme vague – qui éclate lors. L’onde magnétique la submerge. La nausée brise son élan. Gabriel shunte. Litzy se plie en deux, arrache son masque, crache aussitôt sur ses bottes. Les couleurs se sont tues. Elle se retourne. Le monde s’est enfumé de noir. Noir comme Cerbère, le visage creusé et le nez tordu plein d’un sang d’encre, Maneki et l’écume à ses lèvres. Noir comme ce regard de monstre, le bras tendu qui braque un Walkyrie vers elle pour une seconde salve. Cette fois-ci à pleine charge.
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