et nous targuent de mépriser le sang

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Litzy plonge dans le premier entrebâillement pour se mettre à couvert. Riposter. Se saisir du Slim Glock. La seconde décharge l’aveugle un bref instant, imprime des phosphènes voraces sur ses rétines.

À contre-temps, sa blessure la prend au corps. Une douce et foudroyante douleur. L’impact résonne entre ses vertèbres ; l’onde se propage dans son dos, ses côtes, ses nerfs, jusqu’aux fibres crampées de ses muscles qui se relâchent d’un coup.

Les teintes fantômes s’évaporent. Ses genoux flanchent. Elle amortit sa chute en appuyant son dos contre un mur. Ses bras pendent, inertes. Ses perceptions spatiales en carafe, elle risque un pivot de tête. En niveau de gris, l’ogre rampe. Non, c’est un Diable, se dit l’N-GE. L’aura bleutée ne mentait pas. Il contourne le corps du Ballon dont elle n’entend plus le cœur – juste un larsen continu, en fait. Elle se fait violence mais ses doigts refusent de dégrafer son flingue. Elle les observe, tachés d’une gluante peinture, se mouvoir en décalage près de son holster de cuisse. Le temps lui est devenu lent et saccadé, presque ivre.

Elle tente de tirer une dragonne d’électrocutter, mais son contrôle moteur fluctue. Poison ou ? Sa respiration peine. Poitrine crevée, appel d’air à ses poumons qui s’affaissent. Impossible de distinguer les contours de la crevasse, sous la combi. Heureusement, la balle l’a traversée de part en part. Litzy le sent autant qu’elle ne se sent plus. Ce corps d’ombre, son ombre de corps d’où la chaleur dégouline sur ses jambes étendues face elle pour former un trou dévorant.

Sa langue trempe dans du sirop bleu cerise, la dernière couleur survivante, celle de la mer sur laquelle des coques se cognent les unes contre les autres comme se frottent ses orteils d’enfant pleins de sable et de rouille pour les en débarrasser – cette lumière qui tombe dans l’eau quand il est l’heure de rentrer à la maison. Ce mirage ondule. Litzy voit sa propre silhouette plonger, pieds en avant.

Elle expire cette douleur et ce goût d’été colle à ses lèvres gercées. Le sol tremble. L’air s’est immobilisé. C’est une sensation physique sans texture, une peur de la suffocation. Elle tousse. Crache ce qui coince. Pas maintenant ! Lève-toi ! On torche sa bouche.

Cerbère se penche sur elle. Son visage, masque compris, est éraflé par quatre longs et profonds traits qui descendent jusque dans son cou. Son corps aussi est lacérée. Elle fouille avec l’assurance de l’urgence les poches de son gilet et en extrait, une, non, deux capsules de médigel qu’elle écrase sur la plaie. Avec douceur, elle incline légèrement Litzy pour soigner son dos. La mélasse s’épand en diffusant une chaleur anesthésiante. Un second souffle. Pas aujourd’hui. Peut-être qu’elle parle à voix haute, au-delà- de sa propre tombe. Une, deux piqûres dans son cou. Une troisième à la cuisse. Cerbère lui sourit, carnivore mais satisfaisante. Litzy a maintenant du feu dans les veines. Assez tergiversé ! Des fils invisibles la manœuvrent debout. Elle considère curieusement les lambeaux de chair collé qu’elle laisse derrière elle, comme une empreinte.

Du renfort a débarqué dans l’intervalle. Merde, depuis quand ? Les armes d’un noir scarabée se découpent sur les ventres des combis en fuzzy. Contraste monochromatique. Tout est si fade et plat... Est-ce ainsi que les humains perçoivent le monde ? Des mots claquent, inintelligibles. Litzy capte néanmoins un panorama ; on menace au fusil d’assaut l’hybride et les deux brigadiers qu’on lie poings dans le dos, face contre terre avec des colliers de serrage. Le Diable ennemi a un échange que Litzy n’entend qu’en neige radio à propos du Walkyrie que Rozalyn range avec convoitise dans son gilet. Litzy aurait voulu l’achever, cueillir en trophée cette arme qui l’a ébranlé, mais dans cette lucidité d’adrénaline et de stims de combat, ce temps défilant frame par frame avec une précision languide, elle oscille d’un impératif tout autre : la chasse à Lorik Zijai.

Aussi, elle se souvient parfaitement de la configuration de l’appartement grâce aux stimulations de la veille ; elle n’oublie pas non plus les dernières projections de Gabriel, même si elle regrette son matériel cramé. Foutue impulsion EM !

Les quatre Lames du groupe se sont déployées : deux à l’entrée, deux en stand-by. Rozalyn, cheffe indéchiffrable sous le masque, lui adresse un geste de menton, puis de main : « OK ? » Litzy opine, Python se détache vers elle. En passant, celle-ci lui colle un patch dans le cou. Bouffée chaude, encore. Ses bronches s’ouvrent d’un coup. Et la puissance qui l’ébroue lui insuffle une sensation exquise.

Cerbère en tête, elles s’élancent toutes trois. Litzy empoigne son Glock main droite, électrocutter en gauche. Couloir, porte. Python ouvre, Cerbère contrôle par l’entrebâillement, rien, pivot dos contre dos, sans angle mort, mécanique millimétrée. Seconde chambre, vide aussi. Litzy envie cette synchronie, regrette l’absence de Gabriel, les cibles derrières les murs, le murmure de maman. Elle se raccroche à Giovanni, à la lézarde, à ce souvenir de mort flottante. Elle se surprend à avoir le temps d’y penser – troisième chambre, vide. Pas de piège au sol. Progression en sourdine. Virage. On ne sait jamais. Tout est devenu si latent. Dernière porte. Verrouillée, la suite parentale. Cerbère signe : « Deux individus. Toi attends. Python enfonce. Moi d’abord. Contrôle périmètre. Puis toi. Prête ? »

Tir dans la serrure, poussée, film muet mais senteur de désinfectant. Le lit en vrac, du nécessaire médical étalé dessus. La vitre du balcon grande ouverte, un drap noué à la rambarde. Elle s’apprête à dévaler qu’une main sur l’épaule la stoppe. « Non. Là. » Index vers la salle de bain. Rudimentaire mais malin, si on mise sur l’absence d’Iassistance ou d’IF. Second patch dans son cou. Léger écœurement au shoot. Ses pupilles se dilatent, captent un peu de couleurs. Essentiellement un voile rouge en périphérie. Cerbère a un regard appuyé sur elle. Ses oreilles bourdonnent. Ça cafouille à la réception. Sous-titre à la main : « Ça va ? Tu entends ce que je te dis ? » Litzy fait oui puis mezzo-mezzo. Ordre en saccade réitéré : « Python ouvre, moi contrôle. Toi attends, puis tues. Prête ? » Litzy confirme, non sans lassitude de cette répétition. Les Lames se postent ; Litzy derrière Python. Compte à rebours. Un coup de pied fait sauter le ridicule loquet.

Python balaye à hauteur d’homme et tire dans le tas qui se jette dans ses jambes. Bascule, corps à corps, coup de crosse au visage. Cerbère attrape et soulève d’une seule poigne l’assaillant, en civil celui-là, pour le balancer sur le lit. La voie libre, Litzy ne s’attarde pas. Précipitée, elle se vautre lamentablement sur une flaque. Merde ! L’inévitable gamelle lui fouette les sangs. Elle se redresse, ses bras tremblent. Du de l’écarlate maintenant se mêle à l’eau sur ce putain de carrelage pseudo antidérapant gris-vert. Mire vers la cible. Un écho la déstabilise. Vision trouble. Elle hoquette, ravale sa bile et s’appuie sur le lavabo. La douleur revient par vague, hache souffle et tympan.

— Alors… toi… envoyé… déconner… vraie… ‘loperie.

Lorik ricane faiblement, recroquevillé dans la cabine de douche et clope éternelle à son bec. Sa jambe est entendue, bandée, ce qui l’empêche certainement de bouger. Même acculé, ses yeux cernés de vert la défient tandis qu’il tire sur son clou. Skënder a la douceur de sa mère, se dit-elle. Mais Litzy ne se laisse pas attendrir. Elle pousse le curseur de l’intensité au maximum, sans entendre le chant de l’électricité courant sur le fil de sa lame. Un vertige la saisit ; le rire lui vrille le crâne. L’Albanais continue sa litanie en faisant un rond :

— Tu… diras… putain… jumelle… moi et… pédale. Pour …pino. Tu… diras ? Que… mère et Don-Don…

Écho, écho. Litzy loge un tir groupé dans la poitrine de l’indic. Le Slim Glock semble peser une tonne quand elle le laisse retomber contre sa cuisse. Lorik éructe, la ligne de son rictus tremble puis s’affaisse. Et la cendre se noie dans l’eau et le sang. Litzy le fixe, presque déçu d’autant de fragilité.

— On s’arrache ! Y’a du monde pour nous !

Cette fois-ci, la voix de Python est bien distincte mais Litzy tient à assurer sa part. Elle range son flingue en clippant précieusement le fermoir. Ensuite, elle considère la tête retombée sur la poitrine et s’accroupit près de Lorik. La respiration cahote. L’organisme lutte, l’auréole s’agrandit alors elle se demande si la sienne n’est pas si grande, sous le médigel. Ça devrait peut-être l’inquiéter. Pas maintenant. Elle cale la tête dans l’angle de la cabine de douche – les pupilles réagissent à peine – et élargit, agile, minutieuse, les coins de la bouche jusqu’aux oreilles en un large sourire de chair brûlée. Sa lame soit doit forcer et vriller pour désolidariser la mandibule. Comme ça tu riras jusqu’au bout, salope de balance. Peut-être gémit-t-il, à moins que ça ne soit des acouphènes.

Cerbère jette un coup d’œil dans l’embrasure, signe « Partir ! ». Litzy coupe le jus de ses lames, replace la Russtick humide dans un coin de bouche, puis s’en va en jetant un dernier regard à son esquisse d’écorché, insatisfaite du tracé asymétrique et légèrement trop haut sur la face gauche.

Python converse à l’oreillette tout en amorçant un petit rectangle avec une bande adhésive. Pas des confettis pour la fiesta surprise des nouveaux arrivants. Cerbère se fend d’une brève :

— On descend par-là (elle montre la balustrade et le drap noué). Les autres font diversion. Tu te sens capable ? Je ne pourrais pas te porter.

Litzy joue avec ses doigts pégueux, balance sur ses appuis. Chevilles stables, genoux réactifs, ses épaules la démangeant là où Maneki l’a attrapé, ça ne doit pas être beau non plus. Ai-je le choix ? Rozalyn se débrouillera mieux sans moi dans ses pattes. Elle déteste cette impression de pièce rapportée qui s’enclenche mal dans leur meute. Chargée comme elle est, mieux vaut s’exciter avant que son organisme ne décompense. Le moindre de ses muscles est prêt à claquer comme un élastique, néanmoins elle atteste fort et clair :

— Oui !

Python a neutralisé le brigadier restant. Dans les vapes et pieds et poings liés, son regard voilé erre entre panique et incompréhension. Il tente de serpenter pour s’approcher de la salle de bain, haletant et marmonnant. Litzy l’ignore, s’approche du garde-corps et juge la hauteur. Une dizaine d’étages avant de tomber sur la plateforme, des rebords de balcons relativement dégagés, et une gouttière verticale. Par là. Trente mètres plus bas, c’est libre, à l’exception de rares badauds trop privilégiés pour marcher vite. Le fait que les robotiques de maintenance aient freezé n’a pas l’air de les interpeller outre mesure. Si sa mémoire est bonne, elles pourront se glisser dans une voie de maintenance déverrouillée par Gabriel, à deux rues vers l’ouest, puis rejoindre Zulfiqar comme prévu.

— Cécé, on fait la course ?

Grimace mal assurée. La voltige ne l’emballe pas du tout.

— Je l’adore, décoche Python. Envole-toi !

La Lame pouffe, balance un coup de pied bien senti dans les flancs du brigadier pour le renvoyer dans un coin puis colle sa charge explosive à l’entrée de la chambre. Elle épaule son fusil et s’accroupit près de la fenêtre en sifflant un air de Verlaine Vingt-Deux.

Cerbère lui fait « Toi d’abord » et Litzy essuie le sang de ses mains sur ses cuisses. Deux pas d’élan ; cette fois-ci, elle se sent légère, ondulante mais aveugle. Elle hésite un instant. Comment va-t-elle repérer les prises sans sa perception tridimensionnelle ? Trop tard, des tirs claquent et l’N-GE saute par-dessus la rambarde, accrochant son mousqueton au vol. Et pourtant Ils tombent, chantonne Python.

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