Chaque chose meurt.
ANGES CORROMPUS
ROZALYN - Nous (1)
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Le mot « camorra » n'existe pas, c'est un mot de flics, utilisé par les magistrats, les journalistes et les scénaristes. Un mot qui fait sourire les affiliés [...] Celui que les membres d'un clan utilisent pour le désigner est « Système » : « J'appartiens au Système de Secondigliano ». Un terme éloquent qui évoque un mécanisme plutôt qu'une structure.
Gomorra (2006), Roberto Saviano
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[Sicile, centre-ville de Catane, été 2237]
Tu as oublié le plus important. Ou plutôt, tu l’as jeté au fond du gouffre comme un cadavre anonyme. Et celui-ci murmure, dans cette tombe béante, des promesses non tenues.
L’arracher des serres de la police aurait pu être une gageure. Mais Giovanni, huit ans, est déjà filou comme un Bianchi, même s’il n’en porte pas le nom. Sainte Marie Mère de Dieu ! À la vision de cette silhouette familière en tenue de bain et pieds nus sur les pavés brûlants, le gamin crie :
— Mamma !
Il s’échappe de la prise d’un carabiniere, zigzague à travers cette cohue d’uniformes noirs, glisse entre deux portières de banalisées, franchit la barrière holoprojetée pour se jeter dans les bras de Rozalyn. Son visage baigné de larmes s’enfouit contre sa poitrine bardée de cicatrices, tandis que le soleil décline sur Catane et le règne de Don Elmo la Gorgone. Un ange passe. Instant suspendu durant lequel elle se crispe. La jeune femme n’a rien pour se défendre contre la horde de flics potentiellement peu accommodante sinon son string et ses griffes greffées
Rozalyn se rassérène. Son poing droit se tend devant elle. Ultime argument. Tant pis pour le spectacle de cette rousse au corps d’athlète dénudé, à la chevelure de sauvage et aux orteils pleins de sable. Les lames incrustées sous sa peau la picotent, prêtes à jaillir. Elle espère sincèrement ne pas en venir à une telle extrémité.
Personne n’est dupe. La cité entière sait que cette étrange petite créature albinos est le petit-fils adoptif du vieux parrain, que sa mère, ou du moins sa tutrice légale, n’est pas cette rouquine de vingt piges débarquée là.
Elle enveloppe l’enfant qui ne pèse rien, laisse les pleurs devenus incontrôlables s’échouer sur son épaule.
— Je suis là, murmure-t-elle.
Rozalyn n’a pas réfléchi une seule seconde. Une notif d’infos locale sur son auxiliaire alors qu’elle s’apprêtait à piquer une tête, elle a tout laissé en plan. Elle a couru, folle furieuse à travers la ville, à bout de souffle malgré son perfectionnement génétique, ici – mue par une impérieuse nécessité d’être auprès du gamin.
Cet appel irrépressible du fin fond de ses entrailles mutantes. L’empreinte, ou un sens aigu du devoir, peut-être ?
Le monde ne lui laisse pas le temps de s’appesantir sur ses obscures motivations.
Ses yeux balayent la scène de crime, la Porta Garibaldi et ses pierres de lave ébréchées. Les bâches couvrent à peine les mares de sang coagulé, deux corps, une sandale oubliée là, les éclats de verre des vitrines explosées, les impacts de balles dans les murs – non, pas un meurtre, une annihilation pure et simple. Les techniciens en combinaisons et autres écussons du service après-vente se braquent sur elle, emplis d’une lassitude presque agressive. Un roi est mort, ce soir. Catane suffoque, dans la crainte légitime d’une éruption de violence.
Le miraculé, contre elle, tremble.
— Je suis là, lui chuchote-t-elle encore, avec une douceur qu’elle ne se connaissait pas.
Elle caresse les boucles blanches du petit N-GE, y retire un morceau de chair collée. Ses muscles se bandent d’une tension nerveuse, dangereuse. Ses yeux promettent l’Enfer à qui tenterait de le lui prendre. Mais personne, absolument personne, ne s’oppose à cette main tatouée de cinq étoiles entre le pouce et l’index.
On a flingué Don Elmo et... Elle se mord les lèvres. Si le gamin était là, Volpino aussi. Son intuition susurre l’évidence. Les conséquences qui se déploient en elle l’étouffent quand elle prend contact avec cette réalité. Rozalyn sait vivre avec cette épée au-dessus de la tête, comme n’importe quel affilié, mais la voir tomber reste un choc. Une douleur sourde.
Qui ? bouscule la question suivante. Insidieuses déductions en cascade. À la vitesse avec laquelle se répandent les informations… Pourquoi personne… L’absence des membres du clan dans les environs est flagrante. Aucun soutien dans les ruelles adjacentes. Rien. Pauvre conne, se fustige-t-elle.
Guet-apens ! aurait gueulé Narciso, son père adoptif. Voilà le Diable en déplacement avec Maddalena, missionnés tous deux pour une négociation de la plus haute importance à Midipolia. Loin, bien loin, de la bataille qui risque de s’engager, ici. L’adrénaline inonde son sang. Le clan ne sera plus qu’un monstre prêt à dévorer ses propres membres pour oublier la perte de sa tête. Et si…
Gifle mentale. Dégage de là ! Ne reste pas à découvert.
Se sachant vulnérable, elle préfère ignorer l’absence des hommes qui auraient dû assurer la sécurité du chef de famille – des fuyards ou … ? Rozalyn déguerpit, le fils de Maddalena Bianchi blotti contre elle. Une chose à la fois. Leurs vies en premier, la guerre de succession ensuite. Elle déteste cet instinct qui lui hurle de garder cet enfant contrefait contre son sein comme s’il était le sien.
Qu’as-tu inscrit dans mes gènes pour provoquer ça, salopard ?
Malgré la chaleur qui irradie ses voutes plantaires, la jeune femme bondit, léonine. Crinière feu en cavale aveugle. Avec la terrible sensation de n’avoir plus personne à qui se fier. De la sueur rince le sel qui tire son épiderme.
Elle ne doute pas un instant que tous les enfoirés à galons sont déjà à la porte de la demeure de Don Elmo pour une visite de courtoisie. Que si Volpino fait partie des victimes, d’un « si » qui n’en est pas un, il faudrait être la dernière des abruties pour se pointer à la maison de sa mère en espérant passer au travers.
Elle remonte la Via Giuseppe Garibaldi jusqu’à la Fontana dell'Elefante avec l’espoir que la masse vacancière lui assurera une couverture suffisante. Ou du moins, qu’on n’osera pas s’en prendre à eux dans un endroit aussi bondé et blindé de caméras. Déjà, des familles ont investi les tables pour l’apéritif. L’incident nourrit conversations et folklore, évacué par les locaux et l’impérieuse nécessité économique d’assurer une bonne saison. Il ne reste que ça, ici, pour survivre. Et celui-ci tient, sous perfusion des clans.
— C’est bon… Je peux marcher, marmonne le gamin toujours dans ses bras. Je suis pas un bébé !
Quelques secondes sont nécessaires pour qu’elle comprenne le sicilien. Une latence que saisit Giovanni. Il se répète, cette fois-ci en prenant soin de prononcer à l’italienne, et tapote son omoplate.
Une fois posé au sol, l’enfant se frotte les yeux avec une vigueur nerveuse. Du sang et des traces de coulures jaunâtres tachent son maillot des Rossoazzurri. Il scanne la zone d’un mouvement de la tête, les greffes à ses oreilles luisent légèrement, puis rassuré, bredouille :
— Tu lui diras pas… il renifle puis torche sa morve sur son poignet. À Mamma… Tu lui diras pas que j’ai pleuré, si ?
Deux billes atrocement claires, cernées de rouge, la transpercent. Le môme se fait violence pour réprimer un nouveau sanglot mais ne dévisse pas son regard inquiet d’elle. Son bras sèche encore sauvagement ses yeux déjà gonflés. Ses petits poings se serrent, la poitrine de Rozalyn aussi.
— Non…
Rozalyn a beau ne pas particulièrement apprécier ce gamin difficile qui lui vaut parfois bien du travail pour rattraper ses conneries, cette demande la heurte. Elle n’a jamais encaissé de voir Narciso rosser le môme pour l’endurcir. N-GE ou pas, cela reste une minuscule créature contre un militaire aguerri.
— Ni à Ziànu ?
Une peur sincère filtre dans sa voix. Elle avale sa salive, répond avec assurance :
— Ni à personne.
Elle tapote les cinq étoiles encrées sur sa main. Promesse sur l’honneur. Le gamin s’apaise à ce geste dont il pénètre déjà l’importance.
Des doigts minuscules s’infiltrent entre les siens. Il lui adresse un sourire un peu de travers quoique mal assuré, puis pointe la Basilica Cattedrale di Sant'Agata.
— On aura de l’aide là-bas.
Le réseau des Sœurs assure depuis, oh, une éternité, les communications secrètes de la famille. À défaut de miracle, certaines prières sont parfois entendues.
Et la voilà à suivre le petit prince du clan Bianchi, plus calme qu’elle, l’adulte, vers le monument baroque. Parce qu’il ne réalise pas, songe-t-elle. Pas encore. Lui maculé de sang, elle en topless, leur improbable duo fend cette foule de locaux apprêtés pour la passeggiata, de touristes brûlés par le soleil en contemplation devant les menus des restaurants, mirettes curieuses et commentaires à peine voilés par une superbe soirée d’été.
Giovanni s’arrête, la fixe longuement et semble réfléchir. Il devine la question qu’elle ravale depuis le début.
— Ils étaient deux sur un scooter, dit-il. Le reste, j’ai pas vu. Je… je suis désolé…
Lutte intérieure contre une nouvelle crise de larmes. Elle n’a pas la force d’affronter ce regard de gorgone miniature. Le gamin temporise, non sans lâcher sa main, puis finit par lui indiquer, fruit d’une intense mais preste réflexion :
— Roza ?
— Oui ?
Là, immédiatement, elle tuerait pour prendre une douche, laver cette mort qui lui colle à la peau.
— Tu devrais t’acheter des chaussures. Et des vêtements. Tout le monde nous regarde, et puis c’est une église. Déjà qu’on aime pas les gens comme moi là-bas… Alors toi, si tu y vas toute nue…
En effet, sa tenue de bain, ou plutôt sa ficelle qui lui scie les fesses, et sa brassière à demi-translucide frôlent l’indécence, même si c’est la dernière mode et qu’elle n’a absolument aucune timidité à exhiber ses muscles ciselés, ses taches de rousseur et ses marques. Après une inspiration profonde, elle se range à l’argument de raison.
— Tu as raison, soupire-t-elle. Tu ne serais pas un Bianchi, toi ?
La capacité d’adaptation des enfants la surprendra toujours. Giovanni sourit en biais. Le commentaire semble lui faire plaisir.
Aucun doute. Tu en es bien un. Baisé par la mort, comme chacun d’entre eux.
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