qui nargue la nuit trop claire

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ANGES CORROMPUS

LITZY

VANTABLACK (3)

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[Midipolia, 2238 – la nuit]

Tu as neuf ans, déjà des cheveux blancs et tu ne sais pas (encore) ce que signifie « raccompagner quelqu’un à la Madone ».

Le lieutenant des douanes Yann Macbeth rentre de plus en plus tard, avec le poids du fer et les flagrances du port vissées à son uniforme. Il ne fait même plus attention à Maman, figée sur le canapé, abrutie de médicaments, imperméable aux spectres qu’il ramène avec lui. C’est peut-être mieux ; moins de maux. La télévision projette des ombres magnétiques, des batailles épiques et des monologues d’amour creux – des gouffres remplis de couleurs imaginaires qui se mêlent aux fluctuations doucereuses de l’arme de service encore tiède.

Litzy se fait minuscule, sous sa couette. La démarche claudicante traverse le couloir jusqu’à la salle de bain. Elle serre contre elle sa console éteinte, retient son souffle. L’eau s’écoule dans l’évier puis se coupe. Elle attend, ne bouge plus. Si cela n’a jamais rien brisé d’autre que des choses inanimées, la colère dont est parfois capable papa l’effraie. La nuit, monstre et homme se fondent – et s’épanchent dans les lavabos.

Lorsque la porte de sa chambre s’ouvre, elle a peur. Il s’assoit près du lit. Les effluves de sa veste imprégnée d’huile et d’alcool, de fumée et de feu, lui piquent le nez. Le holster de cuisse émet des vibrations chatoyantes. Des phalanges écorchées, gonflées, accrochent ses cheveux avec tendresse.

— Tu ne dors pas encore ?

Ses yeux s’entrouvrent, un contour de barbe se confond à un sourire. Elle aime autant l’anglais mâchouillé de son père que l’italien carillon de sa mère. Quelques mots balbutiés, à peine audibles tandis qu’il la borde. Le savoir à la maison la rassure. Elle ne veut plus avoir à appeler le service des urgences en pleine nuit parce que Maman a de la bave aux commissures et le cœur trop faible à cause d’un comprimé de trop.

La peur se faufile au fond de sa tête, se tapit puis se couche. Litzy déteste cette sensation. C’est un sentiment de proie. Elle ne veut pas en être une. Non ! Pas comme sa mère dont la cervelle est dévorée de créatures irréelles à cause de plongées trop profondes.

Leurs doigts formant un V se touchent à peine. Elle voudrait que son père soit suffisamment fort pour terrifier les cauchemars maternels, de la même manière qu’il sait tenir en respect les siens.

— Bonne nuit, souffle-t-il.

Baisers sur le front et sommeil de plomb.

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[Midipolia, printemps 2239]

Tu as dix ans, déjà des cheveux blancs et les mains pleines de sang.


Les hommes de Donna Maddalena Bianchi l’appelle la Maison, et c’est aussi un peu la sienne. En cette vaste demeure perchée et isolée en périphérie de la ville, derrière ces murs tapissés, Litzy entend les âmes blessées après une mission difficile se réfugier auprès d’une mère bienveillante qui les attend avec du thé ou du café sur un canapé douillet. Les salles de bains, si nombreuses, aspirent les larmes amères même des recrues les plus rompues. D’autres s’agenouillent pour demander pardon et protection dans le bureau de la matrone, sous la vigilance du Diable, capable de jaillir de n’importe quel recoin de couloir, comme un démon attiré par les messes basses pour signifier d’un regard de braise aux deux N-GE, écoutant aux portes, d’aller jouer plus loin. La cuisine murmure des confidences de vieux brigand. Zulfiqar aime toujours radoter sa jeunesse et celles de leurs pères à un Skënder trop bruyant mais habile questionneur, quand ils se lèvent suffisamment tôt, ou plutôt se couchent indument trop tard après une traque à la wyverne de bronze. Aussi, il n’est pas rare de croiser Rozalyn déjà couverte sueur après une séance de cardio particulièrement intense. Se faufilant jusqu’aux garages plutôt que vers le lit, le petit bande perçoit les sincères engueulades entres Baleine et Ermes. Et comme ce soir, les festivités réunissent les clans dans la vaste salle à manger ‘ouvrant sur le toit-terrasses.

La Maison est un lieu plein de vie, à la différence de cet appartement emmuré d’holofilms et de VR par abonnement où ne résonne que l’absence. Ici, rien n’y personne ne peut lui faire du mal ou presque.

La soirée d’anniversaire, d’elle ne se rappelle plus quel membre, commence bien. Le repas est interminable, si bien que Zulfiqar finit par s’endormir sur sa chaise au lieu d’avoir l’œil sur la table des enfants. Litzy et Giovanni, par une diversion de Skënder, s’éclipsent et échangent leurs vêtements. Leur stratagème, une idée du fils de l’Albanais, vise à éviter une sempiternelle conversation d’adulte pour le petit prince, Don Caponi appréciant de converser en sicilien avec un locuteur natif. Comme prévu, trois mots suffisent pour la démasquer, et le parrain, bon joueur, la congédie d’un rire. Non loin, Narciso leur fait un clin d’œil, responsable d’un coup de ciseau astucieux pour confondre leur coiffure, sous le roulement d’yeux d’une Rozalyn éternellement agacée. Après tout, il n’y a que Skënder qui est encore capable de les distinguer.

Litzy, profitant de sa couronne de boucles blanches d’impunité, rejoint l’escouade enfantine dans la pièce à jeu. Pile au timing ! Pour tomber sur une énième chamaillerie entre Giovanni et Vittore Ozzello, qui ferait mieux d’avaler sa cuillère en argent ou de se gratter le cul avec, plutôt que de jalouser celles des autres. En arrière mais toujours aux basques, ses deux poissons-pilotes du dauphin Ozzello en rajoutent :

— Ici, c’est pas un endroit pour les filles. Va jouer avec elles, là-bas !

— De toute façon tu comprends rien.

— Et puis d’abord, t’es même pas une vraie…

Litzy ne leur laisse pas le temps de finir. Rageuse, elle saute sur Vittore et chope la première chose qui vient avec les dents, avant de cogner cette bouche trop grande.

Giovanni ne peut décemment pas fracasser la progéniture des alliés Bianchi, malgré les taquineries qui virent à la moquerie, voire à l’attaque de meute. Ces petites enflures, en jouent. C’est pas ce timoré de Skënder qui enverra les mains !

Son petit poing verrouillé sur la touffe de cheveu du jeune Vittore Ozzello, l’autre brandit pour un autre service, elle jauge méchamment les enfants rassemblés autour d’elle. D’un côté, Meri et Leone, les plus jeunes cousins Carmine la dévisagent, tandis qu’Imma et les filles, à l’autre bout et clairement ostracisées, hésitent à prendre part. Skënder a chopé Giovanni par le col pour l’empêcher d’envenimer la situation avec les deux bébés lieutenants qui ont lâchés leurs manettes et se sont redressés.

— Répète ce que tu viens de dire, crache-t-elle. J’ai pas bien entendu.

Vittore éponge morve et sang de son menton, puis pleurniche :

— J’le dirais plus, Gio. J’le dirais plus...

— C’est Litzy, abruti, corrige Skënder.

— Ben, c’est pareil, renifle-t-il. On sait jamais, merde !

— Justement, pourquoi tu manques de respect ? argue Giovanni.

Le fils de l’Albanais peine à maitriser l’N-GE, pourtant de deux têtes plus petits que lui. Celui-ci se dégage finalement d’un geste d’épaule.

— Hey, c’est bon là, intervient Marco. Il a pas fait exprès.

Eligio, le plus grand de leur clique, s’interpose.

— Y’fait jamais exprès ! Traite-moi encore une fois de gonzesse et…

— Et quoi ? C’est quoi ce waï, les minots !

L’ombre du Diable apparaît au fond du couloir que Marco et Eligio ne sont plus là. Litzy relâche Vittore et tire un grand sourire satisfait à Narciso qui s’est agenouillé pour contrôler le nez du blessé et essuyer des yeux humides.

— Y’a rien de cassé… Oh, t’es un homme ou pas ? Laisse les filles tranquilles, OK ? T’es pas chez-toi là. Allez, circule. Et arrête de casser les couilles, petit con !

Vittore jette un regard en arrière puis constate le plantage. La prochaine fois, j’te louperai pas, se promet-t-elle. Déjà, il disparaît au trot. Le démon indigo se tourne vers elle :

— Évite l’incident diplomatique, tu veux ? Sont fragiles, tu sais…

Surtout quand une fille s’avère plus forte qu’eux. Mais elle se tait et acquiesce. Skënder ramasse les manettes, invitent les filles à les rejoindre et la soirées se poursuit en dézingage de wyvernes et farming du dernier stuff six étoiles du season pass.


Bien plus tard, alors qu’elle est seule avec Giovanni pour une après-midi gaming, le Diable lui offre une petite pochette qui vaut toutes les bénédictions du monde.

Litzy dézippe avec lenteur la fermeture éclair. Scritcccchhh… délice à ses oreilles, le chant de l’acier résonne en ses entrailles. Elle apprécie la brillance des petits outils métalliques dans le ventre en vinyle ; trois ciseaux différents, quatre pinces, deux crochets, des espèces d’hameçons, une dizaine de longues aiguilles, un manche pour bistouri avec différent type de lames, une plaquette épaisse de quatre centimètres semi-souple carrée de quinze de côté, une loupe-lumière et un pocket microscope. Elle n’a jamais osé demander à ses parents – par peur de leur réaction.

La chasse n’a jamais manqué, avec les croûtards qui infestent Midipolia jusque sur les plus somptueux balcons – et qui avaient justifié l’entretien du félin, pourtant jamais remplacé depuis. Ces rats écailleux transgéniques qu’elle attrape parfois, à la sortie d’école, en trainant un peu sur le retour. Leurs pulsations comme des fruits défendus. Son carnet se gorge d’aquarelles égorgées, de viscères en pétales et bouquets collés de phalanges minuscules.

Un temps, presque une éternité, elle reste interdite dans la grande cuisine, avec la trousse à dissection à cœur ouvert entre ses mains. Elle a oublié qu’elle y était venue chercher à boire. Oublier le petit prince, qui l’attend pour achever la traque d’un Dragon Ancien. Oublié, tombé ce masque, éclatée en mille petites choses, cette… Elle rattrape in extremis l’illusion. Elle ravale l’envie, la croque comme un reptile entre ses dents qui perdrait sa queue dans sa fuite.

— Faut pouvoir faire les choses correctement. Le matériel, c’est important !

Méfiante, elle bégaie :

— N-non…

Narciso, qu’elle a toujours craint, se met à sa hauteur, lui caresse la joue avec une bienveillance étrange et menace en équilibre au bout des ongles. Son sourire la fait taire, car le Diable sait tout.

— Si. Tu me promets de ne pas t’en servir sur un humain, même si c’est un abruti Ozzello, et tu nettoies ton bordel quand t’as fini. J’suis pas ta mère, je fais pas ton ménage. Mais ici, tu fais comme tu veux, souffle-t-il. Marraine, elle en a marre des bestioles sur sa terrasse. Alors, un coup de tuyau et personne dira rien à personne, d’accord ?

Vision humide, devenue floue. Elle a voulu oublier le frisson, l’air qui manque à ses poumons, le vide, son bide un peu creux, douloureux, les questions et les mensonges, maintenant impossible de rattraper les morceaux, les larmes. Oublier la parfaite petite poupée bien sage. Hop ! la voilà partie, perdue, découpée, mâchouillée de rancœur, de peur. Ne restent que les couleurs musicales et le goût du fer…

Elle a oublié d’être vraie.


— J’ai quelque chose à te montrer. Tu promets de ne rien dire ?

La pochette dans une main, le rongeur mutant assommé pend par la queue dans l’autre.

Giovanni pose ses manettes, dégrafe son casque VR. Ses yeux se plantent en elle avec un sérieux infini. Un milliard de questions s’agitent derrière ce voile trop clair, ordalique. Des étoiles en chute libre dans un océan de silence. Elle voudrait s’y noyer.

Il promet.


Le scalpel se moire, scintille, pétille et étincelle. Écho, écho ! Se réverbèrent les cris ultrasoniques. Subtil grincement du plastique tandis que vibre la dernière aiguille, celle qui traverse un œil écarlate sans paupière. Épinglé, ventre offert, le croûtard ne gesticule plus. Son abdomen se soulève en saccade. Ces petits chicotements ricochent sur la carrosserie de la Gespenst, s’étouffent dans le garage où ils ont étalé les instruments tout autour de la planchette. Le Vantablack dévore les ondes et camoufle face aux scopes – invisible, menaçante, témoin borgne de leurs jeux d’enfants ; un cocon de paix.

Les écailles marbrées chatoient sous la loupe torche, les veinures d’un fluide courent par transparence. On les arrache une à une, dépiaute le dragon devenu corps sans pic, ver sans queue – qui se tortille nerveusement, là, comme un serpent dénudé. Un élastique coincé dans les dents de la mâchoire supérieure ouvre cette petite gueule dont on pince la langue avec tant de force et puis on tire, on tire… jusqu’à ce que ça cède. Clop ! Oh le soubresaut. La chamade qui tambourine le sang à leurs oreilles. Les vibrations subaiguës de souffrance s’amplifient dans leurs pavillons, martèlent des vaguelettes polytonales. Des couleurs douloureuses qu’eux seuls savent percevoir.

Giovanni semble fasciné par la petite opération de sa jumelle génétique. Son doigt glisse sur le poil hérissé, appuie pour provoquer une réaction mais n’obtient que la tétanie. Elle lui tend le stylet dont la courbe d’acier luit, prend sa main dans la sienne, trace la première ligne d’un dessin puzzle sur le poitrail, là, doucement, pour ne pas abîmer les couches inférieures, et ouvre la porte d’un paradis défendu. Les fibres sous les membranes, la cage et la bulle, qui, enfin, crevée, fait s’affaisser les poumons tandis que le palpitant bataille – un coup de ciseau, on soulève à quatre mains avec une délicatesse nerveuse les grilles de sa forteresse, l’adrénaline montre au créneau – , bat la mesure, bagarre encore… puis lâche !

Alors seulement, elle ose croiser son regard, se fondre en elle-même ; une goutte d’eau qui retourne à la mer.

Face à face, âme miroir.

Je ne sais plus qui est toi et qui est moi.

Avec une précision infinie, les pièces anatomiques finement coupées passent une à une sur le porte-lamelle du pocket micro. On s’émerveille et on jubile jusqu’à ce que les fluides sèchent et forme une pellicule squameuse sur les paumes. On gratte le petit crâne d’un revers de lame pour ne pas en émousser le tranchant, réassemble le devenu dinosaure chassé, les voilà archéologues ! Et la bête, ainsi reconstruite avec ses ailes de peau étendues entre les petites côtes étalées, ressemble à une fée alchimique qui dégouline de gras.

Litzy se tend tout entière, claque ses dents pour achever le frisson. Trop de choses et pas assez de mots. Giovanni accueille son silence d’un sourire en demi-lune de connivence. Ses mains souillées tirent sur le t-shirt taché. Grimace. Cherche la vertèbre manquante. Tant pis.

Besoin de pleurer – crever l’abcès au cœur, en faire jaillir l’amertume refluée, l’amour violence et l’innocence parjurée, remplir le gouffre de sa poitrine avec. Remonter la mécanique, ramener le souffle. La chimie d’un sang contrefait la submerge.

Ses doigts rouges tracent des lignes de ciel sur son front à elle. Ses lèvres tremblent, retiennent un sanglot. Ne me déteste pas, s’il te plaît. Il l’enveloppe de ses bras, entonne, à mi-voix, une vieillie comptine pour la bercer :

Vitti na crozza supra nu cannuni,

fui curiusu e ci vosi spiari.

Idda m'arrispunniu cu gran duluri :

« Murivi senza toccu di campani ».

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