Lorsqu’on a vu le jour sur la côte,

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ANGES CORROMPUS

SKËNDER - Paranza (1)

Lorsqu’on a vu le jour sur la côte, on connaît plus d’une mer. On est pris par elle, baigné, envahi, subjuguée par elle. On peut passer toute sa vie ailleurs, elle continue à vous imprégner. Lorsqu’on a vu le jour sur la côte, on sait qu’il y a la mer du travail, la mer des départs et des retours, la mer dans laquelle se déversent les égouts, la mer qui isole. Le cloaque, l’issue de secours, la mer barrière infranchissable. Il y a la mer la nuit.

La nuit, on sort pêcher. Dans un noir d’encre. Des blasphèmes et aucune prière. Le silence. Rien que le bruit du moteur.

La Paranza dei Bambini, R. Saviano (2016)

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[Midipolia, 2239]

C’est toujours la maison qui gagne.


L’eau est sombre à Midipolia, pleine mer oblige. Au fond de l’ancien chantier naval, derrière la misère des quartiers de la Mèche, sur ces plateformes flottantes abandonnées, grincent et se balancent les palans de grues piquées de coquillages. La plupart des banlieusards, qu’un peu d’escalade et la traversée d’une carcasse de supertanker éventrée effraient, à juste titre pour ses effondrements d’entrailles enrouillées, se baignent agglutinés dans la forme radoub numéro 4 inondée. Les affranchis, sinon quelques rares ados en mal de sensation ou des contrebandiers amateurs, par souci de discrétion autant que par bravade, plongent dans l’épave puis empruntent un tunnel immergé étroit, pour rejoindre le bassin suivant, non sans narguer les rares rafiots de plaisance passant par ce bord-là de la ville. Par temps clair, parait-il qu’on aperçoive les côtes tunisiennes, mais c’est, aux yeux de Skënder et de ses acolytes, Giovanni et Litzy, dont la vue est plus perçante encore, un mythe de vin rosée de fin d’après-midi sinon d’anis. Lampedusa, à la limite – et avec beaucoup d’imagination.

Seuls au monde, ou presque, l’expédition menée par Narciso et son père disposent d’assez d’espace sur l’esplanade pour y installer tente, table et assisses pliantes ainsi que le petit panneau solaire qui alimente la glacière que transporte systématiquement Yann, casquette Douanes vissée sur la tête. Toujours bons dernier à se faufiler dans le passage secret, Baleine émerge dans un essoufflement presque claustrophobe et se vautre illico sous l’ombrelle de son fauteuil à suspension qu’a déployé Ermes. Déjà ruisselant de sueur pour l’heure matinale, le jeune affilé bougonne :

— Je comprends toujours pas pourquoi on est juste pas restés à la piscine chez Madda ? Tout ce débardage-là, pour se coller du sel, bouffer des sandwichs, et sans clim…

— Quand tu seras marié, tu apprendras que, parfois, c’est bien que les femmes aient l’impression qu’on bourlingue les gamins pendant qu’elles se font leur weekend bateau-pêche, jette l’ex-militaire en même temps que sa serviette.

— Pour savoir, tu sais ! raille le Douanier.

— J’vais faire celui qu’a pas entendu et on va tous passer une très bonne journée.

Le Diable s’étale à plat ventre, lunettes sur le nez et écouteurs vissés pour sa séance bronzette-lecture.

Skënder a du mal à imaginer sa mère tenir une canne, ni d’où sort cette nouvelle lubie. Néanmoins, la sagesse paternelle lui conseille souvent de ne pas toujours poser de questions, surtout à propos du comportement étranges des filles. Aussi, il n’a rien dit quand sa mère lui a accroché son aux’ officiel au poignet avec l’instruction de ne jamais le retirer – et tant pis s’il ne peut pas la joindre durant le week-end. Je compte sur toi. Sois sage et amuse-toi bien, lui a-t-elle soufflé dans l’oreille après un clin d’œil. Ça ne l’a pas vraiment ragaillardi de passer trois jours complet sous l’autorité paternelle exclusive mais… mission acceptée.

Toute l’équipe s’esclaffe encore tandis que Skënder et les deux petits N-GE se tartinent la figure d’antisolaire sous l’inquisition de l’Albanais.

— Mais on va mettre le masque ! argumente Litzy en sautillant d’impatience.

— On a déjà la combi, rajoute son clone.

— Eh ! Ça discutaille trop, là. Pas de crème, pas de baignade.

Une œillade diabolique en renfort, les sosies se mettent au garde-à-vous. Baleine rit et renverse un peu de bière sur son ventre en tablier et la serviette réfrigérante dont il a couvert ses prothèses métalliques lui tenants de jambes ; si fines par rapport à son gabarit.

Celles et ceux qui ne craignent ni la hauteur, ni les requins, grimpent un escalier dévoré, passent la barrière de sécurité branlante, prennent un peu d’élan sur l’étroite langue de béton, s’accrochent à une chaîne et se jettent par-dessus la muraille qui les séparent du large pour y piquer une tête.

Litzy est toujours la première. Au second plouf, et après avoir scruté l’eau à la recherche d’un aileron, Skënder se bouche le nez puis plonge. Il a beau savoir qu’Ermes lui a probablement raconté ces conneries juste par taquinerie, la menace du squale persiste jusqu’à ce que Litzy décide de le poursuivre pour lui enfoncer la tête sous l’eau. S’en suit une allègre bataille, quelques tasses, aucun commentaire d’adultes sinon un jet de ballon, une âpre négociation des règles, un match sous l’arbitrage pipé de Yann – qui favorise systématiquement sa fille – et une chasse aux poulpes, jusqu’à ce que sonne l’heure du ravitaillement.

Trois semonces du Diable plus tard, toujours pas de bestiole dans le sceau mais leurs ventres creux engloutissent volontiers des arancini mozza-muscade, des tranches de poivrons grillés, des anchois marinés et un quart de pastèque chacun.

— Sans déconner, tu régales minot !

Giovanni est pas peu fier d’avoir retourner la cuisine la veille au soir. Skënder a préféré une partie de Zero Saints plutôt que faire le brigadier sous l’autorité naissance du petit chef, de deux ans son cadet. Une corvée qu’il laisse volontiers à Litzy, trop heureuse de se lécher les doigts toute l’après-midi. Il n’a néanmoins pas échappé au nettoyage. S’agirait pas de laisser du bordel chez la Donna – et rien à fiche que le petit personnel soit là pour ça.

Entre deux verres d’apéritif, son père finit par lâcher :

— J’espère que ça va bien se passer. J’aime pas quand elles partent comme ça.

Yann ricane tout en comptant sur ses doigts :

— Donna, Roza, Annun’… Paix à leurs âmes.

Et Baleine d’expliquer à son apprenti que la mère de Litzy était une ancienne Lame. Skënder aurait bien envie de profiter de la volubilité alcoolisée de l’obèse pour réclamer une ou deux anecdotes de missions de l’escouade de sicaires mais un regard paternel véhément l’en dissuade. La discussion repart sur des résultats sportifs à l’initiative de Yann.

Après une énième argumentation que non, on ne va pas faire trempette juste après que le repas, – ça vaut que pour les vrais humains ! – le Diable cède à la paix de sa digestion, dérogation incluse pour Skënder, non sans préciser :

— Bon, c’est ton tour, minot !

Ermes grimace. Sûr qu’il aurait préféré mater Rozalyn plutôt que de faire le maitre-nageur de ces deux terreurs et demi. À la place, il traîne une chaise de camping pour se poster sur un renfoncement et avoir une vue dégagée de la zone, aussi bien de la mer que de l’unique accès à leur petit campement.

Une sieste post-prandiale, deux sauvetages de pieuvres et une partie de scopa interminable plus tard, avec la vexation habituelle de Yann qui ne comprend décidemment rien à ces foutues cartes d’épée et de baton, le message tombe. Le Douanier, hébété par la notif qu’il vient de recevoir, annonce :

— Elle l’a retrouvé.

Instantanément, l’assemblée se fige et on lâche les cartes. Le goulot a raté les lèvres de Baleine. Il éponge la mousse et demande :

— De quoi tu parles, putain ?

— Annunziata. Elle l’a trouvé. Le mec qu'a vendu Don Elmo.

Ermes devance un Skënder la bouche pleine de glace et les oreilles en parabole :

— Attends, mais elles étaient pas parties…

— À la pêche, c’est quoi que t’avais pas compris ? taquine l’Albanais.

Son père jubile. Narciso coupe court :

— Remballez-moi tout ça. Eh les minots, terminarès !

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