Créateur,
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
ROZALYN - Diable (2)
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[Laboratoire ___________ – date _________ ] - Suite
Plus tard, sur la table d’examen, nue et vulnérable, elle se hait, se fait la promesse, dans l’intervalle, que si cette chose se permet le moindre geste déplacé, elle le frappera. Fort. Aussi fort qu’elle puisse. Et tant pis pour les conséquences.
Plus jamais.
Mais la peur la pétrifie, malgré la porte entre-ouverte et la présence de Narciso dans les escaliers adjacents, pour lui laisser un semblant d’intimité.
Un arc de métal et de capteurs passe au-dessus d’elle, la balaye de son faisceau. L’air semble électrostatique sur sa peau. Elle tremble un peu, de ce sentiment froid, pénétrant que votre vie dépend de la toute puissante d’un autre. Elle se hait d’en être arrivée là, de devoir se livrer à cette créature.
Toujours de dos, surveillant les données capturées par l’appareil, l’N-GE demande :
— Du coup, tu veux le garder ou tu me le donnes ? C’est compris dans la formule, tu sais.
Elle serre le poing, fixe ses seins dont les lézardes des cutters sont encore fraîches, leurs bords croutés, tendus et gonflés, son ventre hachuré, et plus bas encore, jusqu’à ses orteils sur lesquels le vernis rose s’écaille.
Elle s’était faite jolie, ce jour-là. Parce qu’elle voulait plaire. Parce qu’elle pensait que si on l’aimait, alors on ne lui ferait plus jamais mal.
— Prends tout, mes souvenirs et… (elle hésite, refoule cette idée qui effleure sa conscience) ça. Prends tout. Absolument tout.
Iel marmonne, pivote sur son siège, replonge derrière son écran, en tapant sur son clavier qui fait un bruit épouvantable. Le clappement irrégulier de ses calculs s’étire jusqu’à ce que l’angoisse n’en puisse plus.
— Votre protocole, il… il est efficace ?
Une question un peu conne, pour une pauvre fille paumée. Elle le sait, demande quand même. Ce silence l’oppresse, ou plutôt cette absence de conversation. L’accrochage a muré les deux adultes dans un respect friable.
— Le meilleur.
— Et ça marche comment, votre truc ? Vous allez me shooter et m’hypnotiser, puis hop ! plus rien.
— Mieux que ça.
Un brin d’agacement. Elle relance :
— Votre truc, c’est illégal.
— Évidemment.
Le scanner refait un passage, projette un quadrillage sur son corps. Du coin de l’œil, elle perçoit les photos que prend l’engin, les classifications automatiques de ses bleus, coupures, plaies recollées comme Narciso a pu, avec les moyens du bord, sans oser toucher son sexe sur lequel une lame sadique a joué.
— Pourquoi ?
Lae Doctor se retourne vers elle, ouvre un nouveau sachet de bonbons, engouffre ostensiblement des petites billes dans sa bouche. Peut-être est-iel un peu vexé.
— Parce que certaines personnes n’acceptent pas l’idée qu’on puisse avoir droit à une seconde chance, répond-iel, après une lente mastication. Je pourrais te faire oublier ton nom, celle que tu étais avant. Je pourrais te réinitialiser complétement mais je ne peux pas te promettre que ton corps, lui, ne s’en souviendra pas. Il y a des effets secondaires, des réactions traumatiques résiduelles, à distance. Je suis biologiste, pas alchimiste. Je n’efface rien, ne fais rien disparaître. Mais je peux faire en sorte que tous tes souvenirs, ces informations, ces messages chimiques, soient rangés dans une petite boîte, que cette boîte soit débranchée de ton affect et rangée bien au fond. (Encore un bonbon) C’est pour ça que j’ai besoin que tu me racontes. Pour la calibration.
Sa paume ouverte se tend vers elle, propose quelques sucreries rondes et brillantes. Elle n’ose pas se servir. Devant cette insistance muette, elle obtempère.
Les bonbons n’en sont pas, sans goût. Ils fondent sur sa langue. L’N-GE lui sourit, visiblement satisfait.
— Vous pouvez tout effacer ? Genre, ardoise blanche ?
Elle commence à se sentir peu molle. Iel ouvre un tiroir, quelque part, en extrait une bouteille d’alcool à 70°, des compresses, une aiguille sous vide et quelques tubes de prélèvements sanguins. Son assise roule jusqu’à la boite de gants, dont iel s’équipe.
— C’est ce que je viens de dire…
Cette conversation semble l’agacer. Elle sent de la nervosité quand iel badigeonne le pli de son coude de produit, place le garrot. Lorsque l’aiguille s’enfonce dans sa veine, elle détourne son regard. La fatigue l’accable d’un coup. Le voyage a été si long.
Lae Doctor remplit les tubes un à un, sans même contrôler ses gestes experts d’un visuel. Plutôt, iel examine les lacérations sur ses seins, les brûlures de mégots sur son ventre, les marques violacées entre ses jambes, avec la rigueur d’un mécanicien qui désosse une voiture au complet et fait l’inventaire.
Ses yeux atrocement clairs se plongent dans les siens quand iel retire l’aiguille, presse un coton. Un demi-sourire soulève une partie de son visage tandis que l’autre reste figée, paralysée.
Aucun homme ne m’a jamais vue nu, ainsi.
Elle déglutit. Ce n’est pas un h… Non, aucun ne m’a jamais regardée dans les yeux quand…
On pince la cuisse ; elle voit mais elle ne sent plus rien. Cette sensation de flottement. Ses yeux s’arrêtent sur le col un peu relâché du t-shirt, un truc de geek. La peau de la gorge comme des cratères, les reliefs blanchâtres d’anciennes brûlures remontent jusque derrière les oreilles. Iel fait mine d’attendre, grimace un peu, n’apprécie pas d’être observé de la sorte.
— Vous êtes…
— Le seul qui reste. (Sa voix électronique tressaute). Et je vais faire de toi une diablesse. Maintenant, dis-moi… Que t’ont fait ces salopards pour te mettre dans un état pareil ?
Iel manipule son bracelet de montre, puis sourit. Demi-lune de confidence artificielle. Encore une piqûre. Elle n’a rien vu, rien senti, cette fois-ci. La douleur n’existe plus. Ni la peur.
La drogue se diffuse, délie sa langue, abat tous ses filtres. Le faisceau d’une lampe teste la contraction de ses pupilles. Lae Doctor répète sa question. Une digue, quelque part entre ses côtes, cède. Un sanglot remonte dans sa poitrine, un flot puissant, irrépressible.
Une couverture d’aluminium l’enveloppe, elle qui s’est recroquevillée sur la table d’examen. La lampe refait un passage, l’éblouit. Encore la même question. Mot pour mot.
Elle expectore chaque détail comme on curète une chair infectée, lambeau par lambeau, à la tenaille, en extrait ce pus sous les croûtes d’un cœur qui bat trop fort, et qu’on arrache, pour enfin libérer le jus vicié.
Elle raconte, fixant le ballet infernal de cette machine qui dévore les tubes de son propre sang ;
Comment après cette rencontre avec _________ via une appli, elle se laisse prendre par ses compliments, ses présents, ses promesses, ses confidences, prendre tout court, sur cette plage arrière, face à la mer.
Elle aime ça.
Les fois d’après, ils préfèrent aller chez lui. Et c’est bon. De sécher les cours, de fuir les cages d’escaliers et les bars où vous n’êtes qu’un morceau de viande dans le supermarché de la chatte fraîche, pour vibrer entre ces bras-là. Si bon de ne pas rentrer le soir, pour éviter les cris et les disputes, les reproches d’une femme qui subit la vie à 40 degrés sans glaçon et éponge les coups d’un soir parfois un peu trop secs.
L’amour est un abandon, une salvation. Minable petite histoire cent une fois ergotée. Drama feuilleton de la programmation de fin de soirée.
— Ce n’est pas ma faute. Je…
Elle se tait. Si. Elle est la scénariste de sa propre déchéance. La certitude s’est gravée en elle, burinée par une culpabilité infuse.
Lae Doctor l’invite à poursuivre avec une douceur de scalpel ;
Personne ne l’oblige à dire oui quand il propose des popies ou des patchs, ni même à danser, jusqu’au bout de la nuit. Elle tombe dans ces bras si rassurants, les laisse la conduire à la maison – chez lui, parce que chez elle, ça n’existe pas vraiment. Sa brosse à dent a fugué du gobelet de la salle de bain. Sa mère ne l’a pas remarqué – un vide sans absence.
Avec volupté, elle permet qu’on la déshabille pour lui montrer à quel point son affection lui importe, même si ces mains-là ne sont pas les siennes. Qu’à trois, quatre, cinq, c’est amusant aussi. Pourquoi pas. Jamais elle n’a reçu autant d’amour, n’est-ce pas ?
Elle accepte, pour ne pas le perdre. Depuis le temps qu’il lui en parle, de ça, et des autres filles qui lui tournent autour. Je veux te faire plaisir. Elle y croit.
Il retire son string avec les dents, la dernière pièce qui la couvre si peu. Que tu es belle ! Elle pouffe aussi, à cause de l’alcool peut-être. Ils sont tous là, autour d’elle, dans cette chambre minuscule, sur le lit. Pour elle, en cadeau. Elle n’aurait pas dû boire autant. Tant pis. Elle se laisse griser par ce sentiment qu’on la veut, elle, et pas une autre. Ses yeux à lui la dévorent si avidement pour la reconquérir quand ils la doigtent tour à tour, lui font gouter sa glaire.
Ah… Mais combien sont-ils ? On écarte ses jambes, les relève sur ses seins – si gros qu’une main ne suffit pas à s’en saisir pleinement.
Pour mieux aller au fond ! qu’un autre s’exclame, avant qu’ils éclatent tous de rire.
Alors seulement, quelque chose se casse en elle. La scène devient trop nette, sous cette acuité nouvelle. Les pastilles caméras au plafond et sur les murs prennent un éclat terrible. L’auxiliaire sur la commode projette un interface de J&M Porn Compagny. Les likes et les pièces dépassent les trois chiffres dans un petit encart, avec la vidéo en plusieurs angles, partagée en direct.
Elle, nue et offerte, au centre d’un monde qui s’écroule.
Non pas ça. Mais si. Elle se débat, encaisse quelques gifles jusqu’à ce qu’une plus forte que les autres la sèche contre le matelas.
Sois gentille, sinon ! Encore des rires tandis que les bracelets se referment sur ses poignets.
La danse d’un cutter sur son téton.
[…]
Petite pute, va !
Elle pleure, enfin, sur cette épaule qui sent l’antiseptique. Elle pleure cette petite chose fragile qu’on a consommée, consumée.
— J’ai voulu mourir.
Elle ne dit pas : pour tuer cette chose en moi. Mais le Diable en a décidé autrement, dans cette salle de bain, où sa brosse à dents a joué la fille de l’air. Apparition miraculeuse, à l’instant décisif. Les Madones sur la route, les panneaux troués de chevrotine sur ce chemin pavé de bonnes intentions, elle l’a lu, dans ses yeux. La délivrance.
À moins qu’elle s’en soit foutue. Comme sa mère. T’avais qu’à pas… Comme tant d’autres choses, si seulement.
Lae Doctor hoche la tête à son histoire pathétique, iel comprend. Les flammes de l’Enfer ont mangé ses entrailles, à lui aussi.
— La mort est aussi mon métier, confesse-t-iel.
Iel caresse sa joue, de cette main avec un gant nitrile mauve taille médium. Elle s’y accroche. C’est doux. Doux comme un baiser volé.
Et le plus beau des anges lui offre la lumière.
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