la meute nous a dévoré.
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
LITZY
Eigengrau (3)
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[Midipolia, 2244]
Tu as quatorze ans, presque quinze, déjà des cheveux blancs et les étoiles noires te guident.
L’Interlope n’est pas un énième sous-quartier malfamé de Midipolia, plutôt une frontière étrange, entre deux murailles d’appartements et d’échoppes où les tuk-tuks slaloment entres les artistes de tous bords, les blouses fluorescentes des biohackers et les habitants, pour majorité augmentés ou xénohumains, d’une classe salement moyenne. Les ruelles y embaument la mauve un peu âcre, le gras des lubrifiants des cybermécaniciens, et le désinfectant des clando-labs d’hybridation néogénétique parmi les fumets savoureux des cuisines ambulantes et les gaz des bombes de nanopeinture.
Des oreilles touffues pointent au-dessus d’une frimousse rosée, à près de deux mètres de haut. Deux iris orangés illuminent un minois poupin au museau délicat, aux vibrisses éclatantes, et d’une absolue et troublante symétrie. Sa peau siliconée, légèrement halée, semble luire comme une perle dorée. Ses pupilles verticales bioniques se dilatent quand elles se posent sur Litzy.
L’hybride féline se rapproche d’elle, à la frôler, s’agenouille à ses pieds dans un ronron grave.
— La présence d’une enfant du Voleur de Feu au Sanctuaire nous honore, Chasseuse.
Confuse à tant d’égards, Litzy ne peut s’empêcher de lui gratter lui tête. La double queue s’entortille de plaisir entre des jambes au duvet soyeux. Son cœur bat vite, délicieusement vite.
— Conduis-nous à Hallow, Maneki, lui intime Narciso.
La créature humanoïde apprécie encore quelques gratouilles avant de bondir en position bipède et se faufile, gracieuse, dans une allée parallèle. Les grelots à son cou sonnent comme des balises dans la foule de la pause méridienne qui piétine.
Après une ascension d’escaliers mécaniques, de passerelles au-dessus de l’artère principale, et d’enfilades de portes, Maneki marque un arrêt devant un paillasson en forme de croix et s’y fait allègrement les griffes avant de repartir, à quatre pattes sur un garde-corps. Un brouhaha de machines fluctue en gris pailleté d’or rose derrière la porte. Il y a une chambre d’isolation quelque part… Le Diable lorgne, amusé, sur l’écusson des adeptes de l’Authenticité. Litzy y essuie ses semelles huileuses avec un plaisir manifeste.
À l’intérieur, des saignées dans les murs dégueulent des câbles comme des tripes dans un boyau sombre et chaud, les petits diodes des équaliseurs et des transfo brillent comme autant d’yeux d’araignées embusquées. Des cartons de Takeaway et de pizzas s’empilent et moisissent dans un coin. Une odeur immonde baigne ce dédale de couloirs. Ils traversent des pièces emplies d’un désordre savamment ordonné de calculateurs volumineux sifflants et de consoles médicales étranges, jusqu’à la salle d’immersion.
Litzy n’en a jamais vu en vrai. Tout y est. Le fauteuil de dentiste au centre d’une piscine gonflable qui déborde d’une eau poisseuse ; des tentacules de connectiques s’en échappent vers les béances des cloisons encore debout ; l’odeur rance de la transpiration et l’homme à la peau sombre, en caleçon, immergé jusqu’à la taille et branché à l’occiput.
Deux verres bondés implantés se posent sur les deux arrivants comme des ocelles de mouches. Sa bouche n’est plus qu’un clapet d’où l’on perçoit des fanons verdâtres. Il gueule, ou plutôt grince, à travers son masque de virtu :
— Sabel ! Hey ! Fini de te toupiner, y’a du client !
Une fille guère plus grande que l’N-GE, et à peu près du même âge, boulote et au crâne rasé sous une capuche, apparaît comme un elfe de maison dans un sweat pelucheux, un peignoir à la main. Un paquet de Crispy’Rocket saveur wasabi large comme un oreiller dans l’autre, elle enjambe maladroitement le rebord, puis, l’eau sous sa poitrine, va décâbler le type dans une manœuvre périlleuse qui renverse quelques chips.
— Ouais… ouais…
— Putain, arrête de bouffer ! T’es déjà grasse comme un thon transgénique, puis tu fous des miettes partout.
— Tout est d’gueulasse t’façon.
— Si tu te pissais pas dessus en rodéo, ça le serait moins.
Narciso ricane, un peu sec.
— J’ai pas qu’ça à foutre, Hallow. L’est venu, mon poulet ?
Sortant du bain, le hacker croise le peignoir sur son tronc noueux, opine puis envoie un pouce en arrière, vers la petite grosse qui bagarre encore à s’extirper du bassin. Une fois fait, les fringues en molleton de Sabel dégoulinent, mais ça ne l’empêche pas de continuer à s’empiffrer allègrement.
— Vouais qu’c’est venu, marmonne-t-elle entre deux poignées. Avec un bébé poulet ultra constipé.
Des couleurs grises uniformes émanent de l’adolescente rondouillarde, rien de comparable à la synthéchine de Hallow, parcourues de slots brillants en or rouge. À peine si elle serait câblée. Peut-être qu’elle a juste un LCR nano-dopé ? Litzy s’interroge sur combien de mètres cette boulette pourrait rouler avant de crouler sous un coup de lame. Ça serait amusant. Quelque chose en Sabel résonne comme une proie.
— Et ?
— Et qu’il sera reparti aussi ravi que toi, chuinte le type.
— Vous l’avez trouvé ? s’étonne Narciso.
Une chip olivâtre entre des doigts potelés se suspend à mi-chemin de la bouche, qui s’étire en un une moue radieuse.
— Le Loup n’était pas si bien planqué…
Litzy ravale sa question. Hallow fouille sur une table bordélique, finit par en extraire une antique clé de stockage. Hop, dans la poche revolver du bleu de Chine.
— Hey, le Diable, on avait…
— Aio ! Tu m’quémandes ‽ Tu prendras ce qu’on te donne quand on te donne, et ce sera déjà bien. J’oublie rien, t’as compris ? Sois content de pas avoir fini comme ta baveuse d’associé.
Les rangées de fanons du hacker se frottent l’une contre l’autre. Sur un rire grinçant d’« Hallo wins ! », ils sortent. Dehors, aucun trace de l’hybride. Litzy apprécie l’air un peu croupie du quartier. Dans sa grande bonté, son concepteur ne l’avait pas doté d’un odorat ultrasensible. Mais quelle saloperie là-bas dedans !
— Alors, petite fée, humerde ou pas ?
Narciso avise les environs, puis, content de son observation, s’en va par le côté opposé de là où ils sont arrivés. Litzy suit. Au loin, les grelots de Maneki tintinnabulent.
— Ce mec est un câblé, certainement optimisé pour supporter l’interfaçage mais un humain quand même. Le prends pas mal, mais t’avais pas besoin de moi pour ça, Nar-.
Elle retient le prénom à temps. Les micros, ça prend pas de place, et certains grésillent à peine, même pour moi. Il lui sourit, entendu. Cafouillage pardonné.
— Ah, mais Hallow n’est que l’opérateur. La plongeuse de profondeur, c’est la gamine. C’est elle qui m’intéresse.
Litzy dubite. Sabel n’a rien de spécial, les derniers modèles de neuro-virtualisation sont peut-être devenus compacts au point de ne pas chatouiller ses perceptions mais... Le Diable ne pose jamais de question innocente. Un bref instant, elle craint d’avoir loupé la mission. Giovanni est plus doué que moi là-dessus.
— J’la sens pas… (un pincement de lèves l’incite à développer) J’ai envie de…
— Lui faire du mal ?
Les yeux de la Chasseuse s’ouvrent ronds. Cette réaction semble le satisfaire.
— C’est ce que je me disais.
Il lui claque gentiment l’épaule. Cette marque de familiarité provoque chez Litzy un sursaut bizarre, mêlant fierté et doute. Fut un temps, son père la félicitait de ses prouesses acrobatiques ainsi, avant de trouver que ce n’était plus de son âge – et de préférer les après-midi libres avec une bouteille plutôt qu’au parc, avec sa gamine. L’épisode de l’équarrissage du chat domestique avait rompu un lien même si son père lui avait toujours prêté de l’affection.
À la maison, Maman est toujours aussi immobile et absorbée par son masque VR qu’à son départ, sinon qu’elle a muté du canapé au lit de la chambre parental d’où crachotent des fusillades spatiales d’une énième série. Un paquet de nouilles instantanées vide trône sur la table basse, soubresaut d’une survivance.
Les perceptions de Litzy sont capturées par une petite masse brillante dans la cuisine ; un chant de marée à l’écume iridescente. Lorsqu’elle s’y précipite, elle tombe sur son père, rentré bien tôt. Encore dans l’uniforme noir armure des Douanes, l’arme de service à la hanche, ses cernes accusent les dernières nuits blanches face à un bol de café, en plein cœur de l’après-midi. Le coffret estampillé « Sécurité Portuaire » près de son coude est vibrant d’un bleu magnétique presque aussi pur que celui qui émane du Walkyrie de Narciso.
Papa sourit, exténué mais doux. Le dernier Run a bousculé les ententes, et Litzy le sait, chasse est menée contre le pilote russe. Nul doute que les heures supplémentaires sont davantage des missions stidda que des maraudes sur les quais.
— Assieds-toi, petite terreur. J’ai quelque chose pour toi.
De son haleine dégouline le caramel âpre du whisky. Ses doigts tapotent la boîte à musique. Litzy se glace mais obtempère sans crainte. Si son père voulait la disputer, il aurait simplement explosé. Aujourd’hui la lassitude l’emporte sur la colère ; de cette colère, qui ne lui a jamais vraiment été destinée. Les étoiles noires ne portent pas chance, même si certaines veillent sur nous.
— Je ne reprocherai pas à un tigre d’avoir des rayures mais…
Ils sourient de connivence à la mention de sa dernière teinture. Litzy constate avec une pointe au ventre que les cernes sont rougis et gonflés.
— Il y a des choses qui ne se commandent pas. Je le voudrais que je ne pourrais pas t’en empêcher. Il faut tellement de force en ce monde pour être gentil. Tellement, tellement de force…
Yann Macbeth, lieutenant des Douanes jamais désœuvré, son pilier parfois vacillant, son héros souvent absent, son père pour toujours, renifle puis achève un sanglot :
— Et si j’ai commis beaucoup d’erreurs, tu n’en fais pas partie.
Elle se sent fondre. S’effondre en dedans.
— Tu sais, ta mère n’a qu’un seul regret : celui de ne pas t’avoir mis au monde. Je sais que tu as des questions. Beaucoup de questions. Trop, peut-être. Les réponses viendront, je te le promets. En attendant, je veux que tu saches que je ne veux pas d’autre enfant que toi. Pas d’autre version que toi. Ce… cet instinct en toi, Litzy, est chose humaine. Bien d’autres en sont pourvus, des gens qui sont conçus tout à fait « normalement ». C’est comme ça. La nature, même dans une éprouvette, reste mystérieuse. J’espère simplement qu’un jour, il y aura quelqu’un avec qui tu puisses partager toutes ces couleurs que je ne peux pas voir.
Ni l’un ni l’autre n’ont plus la force de se regarder dans les yeux.
Tout est bleu presque blanc d’un ciel d’été. Le coffret, l’aura de son père qui tangue, les battements erratiques de deux cœurs qui ne s’affronteront jamais.
Dans sa chambre, ses paupières se ferment sur ses larmes. Ses doigts passent le long de sa nuque, remonte vers les oreilles, juste au niveau où les lobes se soudent au cou. La pastille est légèrement convexe sous ses ongles. Lorsqu’elle shunte la liaison sensorielle entre ses greffes et son encéphale, Litzy ne voit plus que le gris sombre, presque noir, uniforme, des potentiels d’action qui clignotent sur ses rétines occultées. Elle relâche la pression ; les deux électrocutters ronronnent alors, bleu de sucre, dans la boite qu’elle serre contre son ventre. La chasse avec Giovanni lui manque.
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